L’Île aux trente cercueils

Chapitre 2La montée du Golgotha

Vingt ou trente minutes s’écoulèrent. Véronique demeurait seule.Les cordes entraient dans sa chair et les barreaux du balconmeurtrissaient son front. Le bâillon l’étouffait. Ses genoux, pliésen deux et ramenés sous elle, portaient tout le poids de son corps.Position intolérable, martyre ininterrompu… Pourtant, si ellesouffrait, elle n’en avait pas l’impression très nette. Sasouffrance physique restait en dehors de sa conscience, et elleavait éprouvé déjà de telles souffrances morales, que cette épreuvesuprême n’éveillait pas sa sensibilité assoupie.

Elle ne pensait guère. Parfois elle disait : « Je vais mourir »,et elle goûtait déjà le repos du néant, comme on goûte par avance,au cours d’une tempête, le grand calme du port. De l’instantprésent jusqu’au dénouement qui la libérerait, il se passeraitcertes des choses atroces, mais son cerveau refusait de s’yarrêter, et le sort de son fils, en particulier, ne lui arrachaitque des idées brèves, qui se dissipaient aussitôt.

Au fond, et sans que rien pût l’éclairer sur son état d’esprit,elle espérait un miracle. Ce miracle se produirait-il chezVorski ? Incapable de générosité, le monstre n’hésiterait-ilpas, tout de même, devant le plus inutile des forfaits ? Unpère ne tue pas son fils, ou du moins faut-il qu’un tel acte soitamené par des raisons impérieuses, et, des raisons, Vorski n’enavait aucune contre un enfant qu’il ne connaissait point et qu’ilne pouvait haïr que d’une haine factice.

Cet espoir du miracle berçait sa torpeur. Tous les bruits dontla maison résonnait, bruits de discussions, bruits de pasprécipités, lui semblaient indiquer, plutôt que les préparatifs desévénements annoncés, le signal d’interventions qui ruineraient tousles plans de Vorski. Son bien-aimé François n’avait-il pas dit querien ne pourrait plus les séparer l’un de l’autre, et qu’àl’instant où tout leur paraîtrait perdu ils devraient garder touteleur foi ?

– Mon François, répétait-elle, mon François, tu ne mourras pas…nous nous reverrons… tu me l’as promis.

Dehors, un ciel bleu, tacheté de quelques nuées menaçantes,s’étendait au-dessus des grands chênes. Devant elle, par-delà cettemême fenêtre où son père lui était apparu, au milieu de la pelousequ’elle avait traversée avec Honorine, le jour de son arrivée, unemplacement avait été récemment défriché et couvert de sable, commeune arène. Était-ce donc là que son fils se battrait ? Elle eneut l’intuition brusque, et son cœur se serra.

– Oh ! pardon, mon François, dit-elle, pardon… Tout cela,c’est le châtiment des fautes que j’ai commises… autrefois. C’estl’expiation… Le fils expie pour la mère… Pardon… Pardon…

À ce moment, une porte s’ouvrit au rez-de-chaussée et des voixmontèrent du perron. Parmi ces voix, elle reconnut celle deVorski.

– Alors, disait-il, c’est convenu ? Nous allons chacun denotre côté, vous deux à gauche, moi à droite. Vous prenez ce gosseavec vous, moi je prends l’autre, et on se rencontre au lieu dutournoi. Vous êtes, comme qui dirait, les témoins du premier, moidu second, de sorte que toutes les règles sont respectées.

Véronique ferma les yeux, car elle ne voulait pas voir son fils,maltraité sans doute, mené au combat comme un esclave. Elle perçutle double craquement des pas qui suivaient les deux avenuescirculaires. L’immonde Vorski riait et pérorait.

Les groupes tournèrent et s’avancèrent en sens opposé.

– N’approchez pas davantage, ordonna Vorski. Que les deuxadversaires prennent place. Halte-là, tous les deux. Bien. Et pasun mot, n’est-ce pas ? Celui qui parlerait serait abattu sanspitié par moi. Vous êtes prêts ? Marchez.

Ainsi donc la chose affreuse commençait. Selon la volonté deVorski, le duel allait se dérouler devant la mère, et, devant elle,le fils allait combattre. Comment aurait-elle pu ne pasregarder ? Elle ouvrit les yeux.

Aussitôt elle les vit tous les deux s’empoignant et serepoussant. Mais ce qu’elle vit, elle ne le comprit pas tout desuite, ou du moins, elle n’en comprit pas la signification exacte.Elle apercevait bien les deux enfants, mais lequel était Françoiset lequel était Raynold ?

– Ah ! balbutia-t-elle, c’est atroce… Non, cependant, je metrompe… il n’est pas possible…

Elle ne se trompait pas. Les deux enfants portaient les mêmescostumes, mêmes culottes courtes de velours, mêmes chemises deflanelle blanche, mêmes ceintures de cuir. Mais ils avaient tousles deux la tête enveloppée dans une écharpe de soie rouge, crevéede deux trous, comme des cagoules, à l’endroit des yeux.

Lequel était François ? Lequel était Raynold ?

Alors elle se souvint de la menace inexplicable de Vorski. C’estcela qu’il avait appelé l’exécution intégrale du programme élaborépar lui, c’est à cela qu’il faisait allusion en parlant d’undivertissement de sa composition. Non seulement le fils se battaitsous les yeux de la mère, mais elle ignorait lequel était sonfils.

Raffinement infernal. Vorski l’avait dit lui-même. Aucunedouleur ne pouvait ajouter davantage à la douleur de Véronique.

Au fond, le miracle qu’elle avait espéré, il était en elle etdans l’amour qu’elle portait à son fils. Son fils se battant enface d’elle, elle était sûre que son fils ne pourrait pas mourir.Elle le protégerait contre les coups et contre les ruses del’ennemi. Elle ferait dévier le poignard et détournerait la mort dela tête adorée. Elle lui insufflerait l’énergie indomptable, lavolonté d’agression, la force qui ne se fatigue point, l’esprit quiprévoit et qui saisit la minute favorable. Mais maintenant que l’unet l’autre étaient voilés, sur lequel exercer la bonneinfluence ? Pour qui prier ? Contre quis’insurger ?

Elle ne savait rien. Aucun indice ne pouvait la renseigner. L’und’eux était plus grand, plus mince et d’allure plus souple.Était-ce François ? L’autre était plus trapu, plus robuste etplus lourd d’aspect. Était-ce Raynold ? Elle n’aurait pu ledire. Seul un coin de figure, une expression même fugitive, lui eûtrévélé la vérité. Mais comment pénétrer à travers l’impénétrablemasque ?

Et la lutte se continua, plus effrayante pour elle que si elleavait vu son fils à visage découvert.

– Bravo ! cria Vorski, applaudissant une attaque.

Il semblait suivre le duel en amateur, avec l’affectationd’impartialité d’un dilettante qui juge des coups et qui souhaiteavant tout que le meilleur l’emporte. Cependant, c’était l’un deses fils qu’il avait condamné à mort.

En face se tenaient les deux complices, figures de brutes, àcrânes également pointus, à gros nez chevauchés de lunettes, l’und’une maigreur extrême, l’autre aussi maigre, mais gonflé d’unventre en forme d’outre pleine. Ils n’applaudissaient pas, eux, etdemeuraient indifférents, peut-être même hostiles au spectaclequ’on leur imposait.

– Parfait ! approuva Vorski. Bonne riposte ! Ah !vous êtes de rudes gaillards, et je me demande à qui décerner lapalme.

Il se démenait autour des adversaires et les excitait d’une voixrauque où Véronique, se souvenant de certaines scènes du passé,crut reconnaître l’effet de l’alcool. Pourtant, elle s’efforçait,la malheureuse, de tendre vers lui ses mains attachées et ellegémissait, sous son bâillon.

– Grâce ! Grâce ! je ne peux plus… Ayezpitié !

Il était impossible que le supplice durât davantage. Son cœurbattait avec une telle violence qu’elle en était toute secouée etelle allait défaillir lorsqu’il se produisit un incident qui laranima. L’un des deux enfants, après un corps à corps assez rude,avait fait un saut en arrière et rapidement bandait son poignetdroit d’où coulaient quelques gouttes de sang ; il parut àVéronique qu’elle avait vu entre les mains de celui-là le petitmouchoir rayé de bleu dont son fils se servait.

Sa conviction fut immédiate et irrésistible. L’enfant – c’étaitle plus mince et le plus souple avait plus d’élégance que l’autre,plus de distinction, des attitudes plus harmonieuses.

– C’est François… murmura-t-elle… Oui, oui, c’est lui… C’esttoi, n’est-ce pas, mon chéri ?… Je te reconnais… L’autre estvulgaire et lourd… C’est toi, mon chéri… Ah ! mon François…mon François adoré ! …

De fait, si tous deux se battaient avec un acharnement égal,celui-là mettait dans son effort moins de fougue sauvage etd’emportement aveugle. On eût dit qu’il cherchait moins à tuer qu’àblesser, et que ses attaques visaient plutôt à le préserverlui-même contre la mort qui le guettait. Véronique s’en alarma, etelle balbutiait, comme s’il eût pu l’entendre :

– Ne le ménage pas, mon chéri ! C’est un monstre, luiaussi… Ah ! mon Dieu, si tu es généreux, tu es perdu.François, François, attention !

L’éclair du poignard avait brillé sur la tête de celui qu’elleappelait son fils, et, sous son bâillon, elle avait crié pourl’avertir. François ayant évité le coup, elle fut persuadée que soncri était parvenu jusqu’à lui, et elle continua instinctivement àle mettre en garde et à le conseiller.

– Repose-toi… Reprends haleine… Surtout ne le perds pas de vue…il prépare quelque chose… il va s’élancer… il s’élance !Ah ! mon chéri, un peu plus il te blessait au cou. Méfie-toi,mon chéri, c’est un traître… toutes les ruses lui sont bonnes…

Mais elle sentait bien, la malheureuse mère, quoiqu’elle nevoulût pas encore se l’avouer, que celui-là qu’elle nommait sonfils commençait à faiblir. Certains symptômes annonçaient moins derésistance, tandis que l’autre, au contraire, gagnait en ardeur eten puissance. François reculait. Il atteignit les limites del’arène.

– Eh ! là, le gosse, ricana Vorski, tu ne vas pas prendrela poudre d’escampette ? Du nerf, que diable ! du jarret…Rappelle-toi les conditions fixées.

L’enfant s’élança avec une vigueur nouvelle, et ce fut à l’autrede reculer. Vorski battit des mains tandis que Véronique murmurait:

– C’est pour moi qu’il risque sa vie. Le monstre lui aura dit :« Le sort de ta mère dépend de toi. Si tu es vainqueur, elle estsauvée. » Et il a juré de vaincre. Il sait que je le regarde. Ildevine ma présence. Il m’entend. Mon bien-aimé, sois béni.

C’était la dernière phase du duel. Véronique tremblait, épuiséepar l’émotion et par des alternatives trop fortes d’espoir etd’angoisse. Une fois encore son fils perdit du terrain, une foisencore il bondit en avant. Mais dans l’étreinte suprême quis’ensuivit il perdit l’équilibre et tomba à la renverse de tellefaçon que son bras droit resta engagé sous lui.

L’ennemi aussitôt s’abattit, lui écrasa la poitrine de songenou, et leva le bras. Le poignard étincela.

– Au secours ! au secours ! articula Véronique que sonbâillon étranglait.

Elle se raidissait contre le mur sans souci des cordes qui latorturaient. Son front saignait, coupé par l’angle des barreaux, etelle sentait qu’elle allait mourir de la mort de son fils !Vorski s’était approché et ne bougeait plus, la figureimplacable.

Vingt secondes, trente secondes. De sa main gauche tendue,François arrêtait l’effort de l’ennemi. Mais le bras vainqueurpesait de plus en plus, la lame descendait, la pointe n’était plusqu’à quelques centimètres du cou.

Vorski se baissa. À ce moment, il se trouvait derrière Raynold,de sorte qu’il ne pouvait être vu ni de celui-ci ni de François, etil regardait avec une attention extrême, comme s’il eût eu leprojet d’intervenir à tel instant précis. Mais intervenir en faveurde qui ? Son idée était-elle de sauver François ?

Véronique ne respirait plus, les yeux agrandis démesurément,suspendue entre la vie et la mort.

La pointe du poignard toucha le cou et dut piquer la chair, maisà peine, toujours retenue par l’effort contraire de François.

Vorski se courba davantage. Il dominait le corps à corps et nequittait pas des yeux la pointe meurtrière. Soudain il tira de sapoche un canif qu’il ouvrit et il attendit. Quelques secondesencore s’écoulèrent. Le poignard continuait à descendre. Alors,brusquement, il tailla l’épaule de Raynold avec la lame ducanif.

L’enfant poussa un cri de douleur. Tout de suite son étreinte sedesserra et, en même temps, François libéré, son bras droit dégagése dressant à demi, reprenait l’offensive, et, sans apercevoirVorski, sans comprendre ce qui s’était passé, dans un élaninstinctif de tout son être échappé à la mort et révolté contrel’agresseur, il frappa en plein visage. Raynold à son tour tombacomme une masse.

Tout cela n’avait certes pas duré plus de dix secondes. Mais lecoup de théâtre fut si imprévu et bouleversa Véronique à un telpoint que la malheureuse, ne comprenant plus, ne sachant pas sielle devait se réjouir, croyant plutôt qu’elle s’était trompée etque le véritable François venait de mourir, assassiné par Vorski,s’affaissa sur elle-même et perdit connaissance.

Du temps et du temps passa. Peu à peu, quelques sensationss’imposaient à Véronique. Elle entendit la pendule qui frappaitquatre fois et elle dit :

– Voici deux heures que François est mort. Car c’est bien luiqui est mort…

Elle ne doutait point que le duel n’eût fini de la sorte. Vorskin’aurait jamais permis que François fût vainqueur et que son fils àlui succombât. Et ainsi c’était contre son pauvre enfant qu’elleavait fait des vœux et pour le monstre qu’elle avaitprié !

– François est mort, répéta-t-elle. Vorski l’a tué…

À ce moment, la porte fut poussée, et la voix de Vorskirésonna.

Il entra, la marche mal assurée.

– Mille excuses, chère madame, mais je crois que Vorski s’estendormi. La faute à votre papa, Véronique ! Il cachait dans sacave un sacré vin de Saumur que Conrad et Otto ont découvert et quim’a quelque peu éméché ! Mais ne pleurez pas, on va rattraperle temps perdu… D’ailleurs, il faut qu’à minuit tout soit réglé.Alors…

Il s’était approché, et il se récria :

– Comment ! ce coquin de Vorski vous avait laisséeattachée ? Quelle brute que ce Vorski ! Et comme vousdevez être mal à l’aise ! Sacrédieu, ce que vous êtespâle ! Eh ! dites donc, vous n’êtes pas morte ? Cene serait pas une blague à nous faire !

Il saisit la main de Véronique, qui se dégagea vivement.

– À la bonne heure ! On le déteste toujours, son petitVorski. Alors tout va bien, et il y a de la ressource. Vous irezjusqu’au bout, Véronique.

Il prêta l’oreille.

– Quoi ? Qui est-ce qui m’appelle ? C’est toi,Otto ? Monte donc. Et alors, Otto, qu’est-ce qu’il y a deneuf ? J’ai dormi, tu sais. Ce sacré petit vin de Saumur…

Otto, l’un des deux complices, entra en courant. C’était celuidont le ventre bombait si étrangement.

– Ce qu’il y a de neuf ? s’exclama-t-il. Voici. J’ai vuquelqu’un dans l’île.

Vorski se mit à rire.

– Tu es gris, Otto… Ce sacré petit vin de Saumur…

– Je ne suis pas gris… j’ai vu… et Conrad a vu également.

– Oh ! oh ! fit Vorski, plus sérieux, si Conrad étaitavec toi ! Et qu’est-ce que vous avez vu ?

– Une silhouette blanche qui s’est dissimulée à notreapproche.

– Où était-ce ?

– Entre le village et les landes, dans un petit bois dechâtaigniers.

– Donc, de l’autre côté de l’île ?

– Oui.

– Parfait. Nous allons prendre nos précautions.

– Comment ? ils sont peut-être plusieurs…

– Ils seraient dix que ça n’y changerait rien. Où estConrad ?

– Près de la passerelle que nous avons établie à la place dupont brûlé. Il surveille de là.

– Conrad est un malin. L’incendie du pont nous avait retenus del’autre côté, l’incendie de la passerelle produira le mêmeobstacle. Véronique, je crois bien qu’on vient à ton secours… lemiracle attendu… l’intervention espérée… Trop tard, bellechérie.

Il détacha les liens qui la fixaient au balcon, la porta sur lecanapé, et desserra un peu le bâillon.

– Dors, ma fille, repose-toi le plus que tu peux. Tu n’es encorequ’à moitié route du Golgotha, et la fin de la montée serarude.

Il s’éloigna en plaisantant, et Véronique entendit quelquesphrases, échangées par les deux hommes, qui lui montrèrent qu’Ottoet Conrad n’étaient que des comparses ignorants de l’affaire.

– Qui est donc cette malheureuse que vous persécutez ?demanda Otto.

– Ça ne te regarde pas.

– Cependant, Conrad et moi nous voudrions bien être un peurenseignés.

– Pourquoi, mon Dieu ?

– Pour savoir.

– Conrad et toi, vous êtes deux idiots, répondit Vorski. Quandje vous ai pris à mon service et que je vous ai fait évader avecmoi, je vous ai dit de mes projets tout ce que je pouvais vous endire. Vous avez accepté mes conditions. Tant pis pour vous ;il faut aller jusqu’au bout avec moi…

– Sinon ?

– Sinon, gare aux conséquences ! Je n’aime pas leslâcheurs…

D’autres heures s’écoulèrent. Plus rien maintenant, semblait-ilà Véronique, ne pouvait la soustraire au dénouement qu’elleappelait de tous ses vœux. Elle ne souhaitait pas que se produisîtl’intervention dont avait parlé Otto. En réalité, elle n’y songeaitmême point. Son fils était mort, et elle n’avait pas d’autre désirque de le rejoindre sans retard, fût-ce au prix du supplice le plusterrible. Que lui importait, d’ailleurs, ce supplice ? Il y ades limites aux forces de ceux que l’on torture et, ces limites,elle était si près de les atteindre que son agonie ne serait paslongue.

Elle se mit à prier. Une fois de plus, le souvenir de son passés’imposait à son esprit, et la faute commise lui apparaissait commela cause de tous les malheurs accumulés sur elle.

Et ainsi, tout en priant, épuisée, harassée, dans un état dedépression nerveuse qui la rendait indifférente à tout, elles’abandonna au sommeil.

Le retour de Vorski ne la réveilla même pas. Il dut lasecouer.

– L’heure est proche, ma petite. Fais ta prière.

Il parlait bas pour que ses acolytes ne pussent l’entendre, et,à l’oreille, il lui raconta des choses d’autrefois, des chosesinsignifiantes qu’il débitait d’une voix pâteuse. Enfin, il s’écria:

– Il fait encore trop jour. Otto, va donc fouiller le placardaux provisions. J’ai faim.

Ils se mirent à table, mais aussitôt Vorski se releva :

– Ne me regarde pas, ma petite. Tes yeux me gênent. Queveux-tu ? On a une conscience qui n’est pas bien chatouilleusequand on est seul, mais qui s’agite quand un beau regard comme letien pénètre jusqu’au fond de vous. Baisse tes paupières, majolie.

Il posa sur les yeux de Véronique un mouchoir qu’il nouaderrière la tête. Mais cela ne suffisait pas, et il enveloppa toutela tête d’un rideau de tulle qu’il décrocha de la fenêtre et qu’ilpassa autour du cou. Puis il se rassit pour boire et pourmanger.

Ils causèrent à peine tous les trois, et ne dirent pas un mot deleur expédition dans l’île, et non plus du duel de l’après-midi.D’ailleurs, c’étaient là des détails qui n’avaient pas d’intérêtpour Véronique, et qui, au cas où même elle y eût prêté attention,n’auraient pu l’émouvoir. Tout lui devenait étranger. Les motsparvenaient à son oreille, mais ne prenaient aucune significationexacte. Elle ne pensait plus qu’à mourir.

Quand la nuit fut venue, Vorski donna le signal du départ.

– Vous êtes donc toujours résolu ? demanda Otto, d’une voixoù il y avait quelque hostilité.

– Plus que jamais. Pourquoi cette question ?

– Pour rien… Mais tout de même…

– Tout de même ?

– Eh bien, autant le dire, c’est une besogne qui ne nous plaîtqu’à moitié.

– Pas possible ! Et tu t’en aperçois maintenant, monbonhomme, après avoir suspendu en rigolant les sœursArchignat !

– J’étais ivre ce jour-là. Vous nous aviez fait boire.

– Eh bien, saoule-toi, mon vieux. Tiens, voilà le flacon decognac. Remplis ta gourde, et fiche-nous la paix… Conrad, tu aspréparé le brancard ?…

Il se retourna vers sa victime.

– Une attention pour toi, ma chérie… deux vieilles échasses deton gosse, que l’on a réunies par des sangles… Pratique etconfortable…

Vers huit heures et demie, le cortège sinistre se mettait enmarche. Vorski prenait la tête, une lanterne à la main. Lescomplices portaient la civière.

Les nuages, qui menaçaient dans l’après-midi, s’étaientaccumulés et roulaient au-dessus de l’île, lourds et noirs.Rapidement les ténèbres descendaient. Il soufflait un vent d’oragequi faisait danser la bougie de la lanterne.

– Brrr, murmura Vorski, c’est lugubre… Une vraie soirée deGolgotha.

Il fit un écart et grogna en apercevant une petite masse noirequi déboulait à ses côtés.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? Regarde donc… On dirait unchien…

– C’est le cabot de l’enfant, déclara Otto.

– Ah ! oui, le fameux Tout-Va-Bien ?… Il tombe à pic,l’animal. Tout va rudement bien, en effet !… Attends un peu,sale bête.

Il lui lança un coup de pied. Tout-Va-Bien l’esquiva, et, horsde portée, continua à accompagner le cortège en jetant à plusieursreprises des aboiements sourds.

La montée était rude et, à tout moment, l’un des trois hommes,quittant l’allée invisible qui contournait la pelouse devant lafaçade principale et qui menait au rond-point du Dolmen-aux-Fées,s’embarrassait dans les ronces et dans les branches de lierre.

– Halte ! commanda Vorski. Soufflez un peu, mes gaillards.Otto, passe-moi la gourde. J’ai le cœur qui chavire.

Il but à longs traits.

À ton tour, Otto… Comment, tu refuses ? Qu’y a-t-ildonc ?

Je pense qu’il y a des gens dans l’île, qui sûrement nouscherchent.

– Qu’ils continuent donc à nous chercher !

– Et s’ils viennent en bateau, et qu’ils montent ce sentier dela falaise, par où la femme et l’enfant voulaient s’enfuir cematin, et que nous avons trouvé ?

– Nous avons à craindre une attaque par terre et non par mer.Or, la passerelle est brûlée. Plus de communication.

– À moins qu’ils ne découvrent l’entrée des cellules, auxLandes-Noires, et qu’ils suivent le tunnel jusqu’ici ?

– L’ont-ils découverte, cette entrée ?

– Je n’en sais rien.

– Eh bien, en admettant qu’ils la découvrent, n’avons-nous pas,depuis tantôt, bouché l’issue de ce côté, démoli l’escalier, mistout sens dessus dessous ? Pour déboucher, il leur faudraitbien une bonne demi-journée. Or, à minuit, tout sera fini, et, aupetit jour, nous serons loin de Sarek.

– Ce sera fini… ce sera fini… c’est-à-dire que nous aurons uncrime de plus sur la conscience. Mais…

– Mais, quoi ?

– Le trésor ?

– Ah ! le trésor, voilà le grand mot lâché, le trésor,c’est ça qui te taquine, n’est-ce pas, brigand ? Eh bien,rassure-toi, c’est comme si tu avais dans ta poche la part qui terevient.

– Vous en êtes sûr ?

– Si j’en suis sûr ! Crois-tu donc que c’est de gaieté decœur que je reste ici et que j’accomplis toute cette salebesogne ?

Ils se remirent en marche. Au bout d’un quart d’heure, quelquesgouttes de pluie tombaient. Il y eut un coup de tonnerre. L’oragesemblait encore lointain.

Ils achevèrent difficilement l’âpre montée, et Vorski dut aiderses compagnons.

– Enfin, dit-il, nous y sommes. Otto, passe-moi la gourde… Bien…Merci…

Ils avaient déposé leur victime au pied du chêne, dont lesbranches inférieures étaient coupées. Un jet de lumière éclairal’inscription V. d’H. Vorski ramassa une corde, apportée d’avance,et dressa une échelle contre l’arbre.

– Nous allons procéder comme pour les sœurs Archignat, dit-il.Je vais enrouler la corde autour de la branche maîtresse que nousavons laissée. Ça nous servira de poulie.

Il s’interrompit et fit un saut de côté. Quelque chose d’anormalvenait de se produire, Il murmura :

– Quoi ? Qu’y a-t-il ? Vous avez entendu cesifflement ?

– Oui, fit Conrad, ça m’a frôlé l’oreille. On croirait unprojectile.

– Tu es fou.

– Moi aussi, dit Otto, j’ai entendu, et ça m’a tout l’aird’avoir frappé l’arbre.

– Quel arbre ?

– Le chêne, parbleu c’est comme si on avait tiré sur nous.

– Il n’y a pas eu de détonation.

– Alors, une pierre, une pierre qui aurait atteint le chêne.

– Facile à vérifier, fit Vorski.

Il tourna sa lanterne, et, tout de suite, lâcha un juron.

– Sacrédieu ! regardez là… sous l’inscription…

Ils regardèrent. À l’endroit qu’il indiquait, une flèche étaitfichée dont les plumes vibraient encore.

– Une flèche ! articula Conrad, est-ce possible ? Uneflèche ?

Et Otto bredouilla :

– Nous sommes perdus. C’est bien nous qu’on a visés.

– Celui qui nous a visés n’est pas loin, observa Vorski. Ouvrezl’œil… on va chercher…

Il projeta circulairement un jet de lumière dans les ténèbresenvironnantes.

– Arrêtez, dit vivement Conrad… Un peu plus à droite… Vousvoyez ?

– Oui… oui… je vois.

À quarante pas d’eux, au-delà du chêne tronqué par la foudre etdans la direction du Calvaire-Fleuri, on apercevait quelque chosede blanc, une silhouette qui tâchait, du moins pouvait-on lecroire, de se dissimuler derrière un groupe d’arbustes.

– Pas un mot, pas un geste, ordonna Vorski… rien qui puisse luifaire supposer que nous l’avons découvert. Conrad, tu vasm’accompagner. Toi, Otto, reste ici, revolver au poing, fais bonnegarde. Si on tente d’approcher et de délivrer la dame, deux coupsde feu, et nous rappliquons au galop. C’est compris ?

– Compris.

Il se pencha sur Véronique et défit un peu le voile. Les yeux etla bouche étaient toujours cachés sous leurs bandeaux. Ellerespirait mal, le pouls était faible et lent.

– Nous avons le temps, murmura-t-il, mais il faut se hâter si onveut qu’elle meure selon ce qui a été résolu. En tout cas, elle nesemble pas souffrir… Elle n’a plus conscience de rien…

Vorski déposa sa lanterne, puis doucement, suivi de son acolyte,et tous deux choisissant les endroits où l’ombre était le plusdense, il se glissa vers la silhouette blanche.

Mais il ne tarda pas à se rendre compte, d’une part, que cettesilhouette, qui paraissait immobile, se déplaçait en même temps quelui, de sorte que l’intervalle restait le même entre eux, et,d’autre part, qu’elle était escortée d’une petite silhouette noirequi gambadait à ses côtés.

– C’est ce sale cabot ! grogna Vorski.

Il activa l’allure la distance ne diminua pas. Il courut lasilhouette courut également. Et, le plus étrange, c’est qu’onn’entendait aucun bruit de feuilles remuées ou de sol foulé par lacourse de ce mystérieux personnage.

– Sacrédieu ! jura Vorski, il se moque de nous. Si ontirait dessus, Conrad ?

– Trop loin. Les balles ne l’atteindraient pas.

– Cependant, quoi ! nous n’allons pourtant pas…

L’inconnu les conduisit vers la pointe de l’île, puis descenditjusqu’à l’issue du tunnel, passa près du Prieuré, longea la falaiseoccidentale, et atteignit la passerelle dont quelques planchesfumaient encore. Puis il bifurqua, repassa de l’autre côté de lamaison et monta la pelouse.

De temps à autre, le chien aboyait joyeusement.

Vorski ne dérageait pas. Quels que fussent ses efforts, il negagnait pas un pouce de terrain, et la poursuite durait depuis unquart d’heure. Il finit par invectiver l’ennemi.

– Arrête donc, si tu n’es pas un lâche ! … Qu’est-ce que tuveux ? Nous attirer dans un piège ? Pour quoifaire ?… Est-ce la dame que tu veux sauver ? Dans l’étatoù elle est, ça ne vaut pas la peine. Ah ! bougre de coquin,si je pouvais te tenir !

Soudain Conrad le saisit par un pan de son vêtement.

– Qu’y a-t-il Conrad ?

– Regardez. On dirait qu’il ne bouge plus.

De fait, pour la première fois, la silhouette blanche sedistinguait, de plus en plus précise dans les ténèbres, et l’onpouvait apercevoir, entre les feuilles d’un taillis, l’attitudequ’elle gardait à la minute actuelle, les bras un peu ouverts, ledos voûté, les jambes ployées et comme croisées sur le sol.

– Il a dû tomber, déclara Conrad.

Vorski, s’étant avancé, cria :

– Dois-je tirer, canaille ? Je te tiens au bout de moncanon. Lève les bras ou je fais feu.

Aucun mouvement.

– Tant pis pour toi Si tu fais la mauvaise tête, tu y passes. Jecompte trois fois et je tire.

Il marcha jusqu’à vingt mètres de la silhouette et compta, lebras tendu :

– Une… deux… Tu es prêt, Conrad ? Tirons, vas-y.

Les deux balles partirent.

Là-bas il y eut un cri de détresse.

La silhouette parut s’affaisser. Les deux hommes bondirent enavant.

– Ah ! tu y es, coquin tu vas voir un peu de quel bois sechauffe Vorski ! Ah ! chenapan, tu m’as assez faitcourir ! ton compte est bon.

À quelques pas, il ralentit, par crainte d’une surprise.L’inconnu ne bougeait pas, et Vorski put constater, de plus près,qu’il avait l’apparence inerte et déformée d’un homme mort, d’uncadavre. Il n’y avait donc plus qu’à sauter sur lui. C’est ce quefit Vorski, en plaisantant :

– Bonne chasse, Conrad. Ramassons le gibier.

Mais il fut très étonné, en ramassant le gibier, de ne saisirentre les mains qu’une proie en quelque sorte impalpable, et qui secomposait somme toute d’une simple tunique au-dessous de laquelleil n’y avait plus personne, le possesseur de cette tunique ayantpris la fuite à temps, après l’avoir accrochée aux épines d’unfourré. Quant au chien, il avait disparu.

– Sacrédieu de sacrédieu ! proféra Vorski, il nous aroulés, le brigand ! Mais, que diable, pourquoi ?

Exhalant sa fureur de la manière stupide qui lui étaitfamilière, il piétinait l’étoffe, quand une pensée le heurta.

– Pourquoi ? Mais, sacrédieu, je le disais tout à l’heure…un piège… un truc pour nous éloigner de la dame pendant que desamis à lui attaquent Otto. Ah ! quel idiot je fais !

Il se remit en route à travers l’obscurité et, dès qu’il putdiscerner le Dolmen, il appela :

– Otto ! Otto !

– Halte ! Qui est là ? répondit Otto d’une voixeffrayée.

– C’est moi… Crédieu, ne tire pas !

– Qui est là ? Vous ?

– Eh ! oui, moi, imbécile.

– Mais les deux coups de feu ?

– Une erreur… on te racontera…

Il était arrivé près du chêne, et, tout de suite, saisissant lalanterne, il en projeta la lueur sur sa victime. Elle n’avait pasbougé, étendue contre le pied de l’arbre et la tête enveloppée deson voile.

– Ah ! fit-il, je respire. Crédieu, que j’ai eupeur !

– Peur de quoi ?

– Qu’on ne nous l’enlève, parbleu !

– Eh bien, et moi, n’étais-je pas là ?

– Toi ! toi ! tu n’es pas plus brave qu’un autre… etsi l’on t’avait attaqué…

– J’aurais toujours tiré… vous auriez entendu le signal.

– Est-ce qu’on sait ! Enfin, il ne s’est rienpassé ?

– Rien du tout.

– La dame ne s’est pas trop agitée ?

– Au début, oui. Elle se plaignait en gémissant sous soncapuchon, tellement que j’en étais à bout de patience.

– Mais après ?

– Oh ! après… ça n’a guère duré… d’un bon coup de poing jel’ai étourdie.

– Ah ! la brute ! s’écria Vorski. Si tu l’as tuée, tues un homme mort.

Vivement il s’accroupit, colla son oreille contre la poitrine dela malheureuse.

– Non, dit-il au bout d’un instant, le cœur bat encore… Mais çane durera peut-être pas longtemps. À l’œuvre, camarades. Dans dixminutes, il faut que tout soit fini.

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