L’Île aux trente cercueils

Chapitre 10L’évasion

Frissonnante, indécise, Véronique écouta jusqu’à ce que ledernier pas eût retenti. Que faire ? Le meurtre de Stéphaneavait détourné un instant sa pensée de François, et voilà qu’elleétait reprise d’angoisse. Qu’était devenu son fils ?Devait-elle le rejoindre au Prieuré et le défendre contre lesdangers qui le menaçaient ?

– Voyons, voyons, dit-elle, je perds la tête… Quoi !réfléchissons… Il y a quelques heures François me parlait à traversles murs de sa prison… car c’était bien lui alors… c’était bienFrançois qui, la veille, saisissait ma main et la caressait de sesbaisers… Une mère ne se trompe pas, et je frémissais de tendresseet d’amour… Mais depuis… depuis ce matin, n’a-t-il pas quitté saprison ?

Elle demeura songeuse, et ensuite prononça lentement :

– C’est cela… voilà ce qui s’est passé… En bas, à l’étageinférieur, Stéphane et moi, nous avons été surpris. Aussitôt,alerte. Le monstre, le fils de Vorski, est monté précisément poursurveiller François. Il a trouvé la cellule vide, et, apercevantl’ouverture pratiquée, il a rampé jusqu’ici. Oui, c’est cela…Sinon, par quel chemin serait-il venu ?… Arrivé ici, il a eul’idée de courir à la fenêtre, pensant bien qu’elle donnait sur lamer et qu’elle avait été choisie pour l’évasion de François… Toutde suite il a vu les crampons de l’échelle. Puis, se penchant, ilm’a vue, moi, il m’a reconnue, et il m’a appelée… Et maintenant…maintenant il se dirige vers le Prieuré où inévitablement, ilrencontrera François…

Cependant, Véronique ne bougeait point. Elle avait l’intuitionque le danger n’était pas du côté du Prieuré, mais ici même, ducôté des cellules. Elle se demandait si, réellement, François avaitpu s’enfuir, et si, avant que sa tâche ne fût terminée, il n’avaitpas été surpris par l’autre et frappé par lui.

Doute affreux ! Elle se baissa vivement, et, constatant quel’ouverture avait été élargie, voulut passer à son tour. Maisl’issue, tout au plus suffisante pour un enfant, était trop étroitepour elle, et ses épaules furent arrêtées. Elle s’obstina,néanmoins, déchira son corsage, se meurtrit la chair aux sailliesdu roc, et, enfin, à force de patience et de tâtonnements, réussità se glisser.

La cellule était vide. Mais la porte était ouverte sur lescouloirs opposés, et Véronique eut l’impression, l’impression –l’impression seulement, car il ne venait de la fenêtre qu’unefaible lumière – que quelqu’un sortait de la cellule par cetteporte ouverte. Et elle gardait, de cette vision si confuse d’unesilhouette qu’elle n’avait pour ainsi dire pas vue, la certitudeque c’était une femme qui se cachait là, dans le couloir, une femmesurprise par son irruption inattendue.

– C’est leur complice, pensa Véronique. Elle est montée avecl’enfant qui a tué Stéphane, et, sans doute, a-t-elle emmenéFrançois… Peut-être même François est-il encore là, tout près demoi, tandis qu’elle me surveille…

Cependant, les yeux de Véronique s’accoutumaient à lademi-obscurité, et elle vit distinctement qu’il y avait sur lebattant de la porte, lequel s’ouvrait à l’intérieur, une main defemme qui tirait doucement.

– Pourquoi ne ferme-t-elle pas d’un coup ? se demandaVéronique, pourquoi, puisqu’elle veut évidemment mettre cettebarrière entre nous ?

La réponse, Véronique la connut en entendant, sous le battant,le grincement d’un caillou qui faisait obstacle. L’obstaclesupprimé, la porte serait close. Sans hésitation, Véroniques’avança, saisit une énorme poignée de fer et tira vers elle. Lamain disparut, mais l’effort adverse continua. Il devait y avoiraussi une poignée de l’autre côté.

Tout de suite un coup de sifflet retentit. La femme demandait dusecours. Et, presque en même temps, dans le couloir, à quelquedistance de la femme, un cri :

– Maman ! Maman !

Ah ! ce cri, avec quelle émotion profonde Véroniquel’entendit ! Son fils, son vrai fils l’appelait, son filsencore prisonnier, mais vivant ! Quelle joiesurhumaine !

– Me voici, mon petit.

– Vite maman, ils m’ont attaché, et le sifflet, c’est leursignal… on va venir.

– Me voici… je te sauverai avant !…

Elle ne doutait pas du dénouement. Il lui semblait que sesforces n’avaient pas de bornes et que rien ne pourrait résister àla tension exaspérée de tout son être. De fait, l’adversairefaiblissait, abandonnait peu à peu du terrain.

L’ouverture devenait plus grande, et subitement la lutte futterminée. Véronique passa.

La femme avait fui déjà dans le couloir et tirait l’enfant parune corde, pour le contraindre à marcher malgré les liens quil’attachaient. Vaine tentative ! Elle y renonça aussitôt.Véronique était près d’elle, le revolver au poing.

La femme lâcha l’enfant et se redressa dans la clarté quiprovenait des cellules ouvertes. Elle était vêtue de laine blanche,avec une cordelière autour de la taille, les bras à demi nus, levisage encore jeune, mais flétri, maigre et ridé. Sa chevelureétait blonde, coupée de mèches blanches. Ses yeux brillaient defureur haineuse.

Les deux femmes se regardaient, sans un mot, comme deux ennemisqui se sont mesurés et entre lesquels la bataille recommencera.Triomphante, Véronique souriait presque, d’un sourire de défi. À lafin, elle dit :

– Si vous touchez du bout du doigt à mon enfant, je vous tue.Partez.

La femme n’avait pas peur. Elle semblait réfléchir, et prêtaitl’oreille dans l’attente d’un secours. Rien ne venait. Alors, ellebaissa les yeux vers François et fit un mouvement comme pourressaisir sa proie.

– N’y touchez pas ! reprit Véronique avec violence. N’ytouchez pas, ou je tire !

La femme haussa les épaules et scanda :

– Pas de menaces. Si j’avais voulu le tuer, ton enfant, ceserait déjà fait. Mais son heure n’est pas venue, et ce n’est paspar moi qu’il doit mourir.

Malgré elle, Véronique murmura, toute frémissante :

– Par qui doit-il mourir ?

– Par mon fils. Tu sais… celui que tu viens de voir.

– C’est votre fils, l’assassin… le monstre ! …

– C’est le fils de…

– Taisez-vous ! taisez-vous ! ordonna Véronique,comprenant que cette femme avait été la maîtresse de Vorski etcraignant qu’elle ne fît quelque révélation devant François…Taisez-vous, ce nom-là ne doit pas être prononcé.

– Il le sera quand il le faudra, dit la femme. Ah ! si j’aisouffert par toi, Véronique, c’est à ton tour, et tu n’en es qu’audébut ! …

– Va-t’en, cria Véronique, l’arme toujours braquée.

– Pas de menaces, encore une fois.

– Va-t’en ou je tire. Sur la tête de mon fils, je le jure.

La femme recula, inquiète quand même. Mais un nouvel accès derage la souleva. Impuissante, elle porta ses deux poings en avant,et articula d’une voix rauque et saccadée :

– Je me vengerai… tu verras ça, Véronique… La croix…,comprends-tu… la croix est dressée… tu es la quatrième… Quellevengeance !

Ses poings secs et noueux s’agitaient. Elle dit encore :

– Ah ! comme je te hais ! Quinze ans de haine !Mais la croix me vengera… C’est moi, c’est moi qui t’attacherailà-haut… La croix est dressée… tu verras… la croix est dressée…

Elle s’en alla lentement, toute droite, sous la menace durevolver.

– Maman, ne la tue pas, n’est-ce pas ? murmura François,devinant le combat qui se livrait dans l’âme de sa mère.

Véronique sembla se réveiller et répondit :

– Non, non, ne crains rien… Cependant, on devrait peut-être…

– Oh ! je t’en prie, laisse-la, maman, etallons-nous-en.

Elle le souleva dans ses bras, avant même que la femme eûtdisparu, le pressa contre elle et l’emporta jusqu’à la cellule,comme s’il n’eût pas pesé plus qu’un petit enfant.

– Maman…, maman…, disait-il.

– Oui, mon chéri, ta maman, et personne ne t’arrachera plus àmoi, je te le jure.

Sans se soucier des blessures que la pierre lui faisait, elle seglissa, presque d’un coup cette fois, par la fente que Françoisavait pratiquée dans le mur, puis elle attira l’enfant, etseulement alors elle prit le temps de le délivrer de ses liens.

– Plus de danger ici, dit-elle, du moins pour le moment, puisquel’on ne peut guère nous attaquer que par cette cellule et que jesaurai bien en défendre l’issue.

Ah ! de quelle étreinte ils se serrèrent l’un contrel’autre ! Aucun obstacle ne séparait maintenant leurs lèvreset leurs bras. Ils se voyaient, ils se regardaient à même lesyeux.

– Mon Dieu ! que tu es beau, mon François, disaitVéronique.

Elle ne lui trouvait point de ressemblance avec l’enfantmeurtrier, et s’étonnait qu’Honorine eût pu les confondre l’un avecl’autre. Et elle ne se lassait pas d’admirer la noblesse, lafranchise et la douceur de son visage.

– Et toi, ma maman, disait-il, supposes-tu donc que j’imaginaisune mère aussi belle que toi ? Non, pas même dans mes rêves,quand tu m’apparaissais sous l’aspect d’une fée. Et cependantStéphane m’a souvent raconté…

Elle l’interrompit :

– Dépêchons-nous, mon chéri, il faut nous mettre à l’abri deleurs poursuites. Il faut s’en aller.

– Oui, dit-il, et surtout s’en aller de Sarek. J’ai combiné unplan de fuite qui doit forcément réussir. Mais, avant tout,Stéphane… qu’est-il devenu ? J’ai entendu au-dessous de macellule le bruit dont je t’ai parlé, et je crains…

Sans répondre à sa question, elle l’entraîna par la main.

– J’ai beaucoup de choses à te révéler, mon chéri, des chosesdouloureuses que tu ne dois plus ignorer. Mais tout à l’heure… Pourl’instant, il faut nous réfugier au Prieuré. Cette femme vachercher du secours et nous poursuivre.

– Mais elle n’était pas seule, maman, quand elle est entréebrusquement dans ma cellule et qu’elle m’a surpris en train decreuser le mur. Quelqu’un l’accompagnait…

– Un enfant, n’est-ce pas ? Un garçon de tataille ?

– Je ne l’ai guère vu. Ils se sont jetés sur moi, la femme etlui, ils m’ont attaché et porté dans le couloir, puis la femme estpartie un moment, et, lui, il est revenu vers la cellule. Ilconnaît donc maintenant ce tunnel et l’issue qui débouche auPrieuré.

– Oui, je sais, mais nous aurons facilement raison de lui, etnous boucherons cette issue.

– Mais il reste le pont, qui relie les deux îles, objectaFrançois.

– Non, dit-elle, je l’ai incendié. Le Prieuré est absolumentisolé.

Ils marchaient rapidement, Véronique pressant l’allure, Françoisun peu inquiet des paroles que prononçait sa mère.

– Oui, oui…, disait-il, je me rends compte, en effet, qu’il y abeaucoup de choses que j’ignore, et que tu m’as cachées pour ne pasm’effrayer, maman. Ainsi ce pont que tu as brûlé… Avec l’essencepréparée, n’est-ce pas ? et comme c’était convenu avecMaguennoc en cas de péril ?… On te menaçait donc aussi, et lalutte avait commencé contre toi, maman ? Et puis certainesparoles que cette femme a prononcées avec tant de haine !… Etpuis… et puis surtout, qu’est devenu Stéphane ? Dans macellule, tout à l’heure, ils ont parlé de lui, à voix basse… Toutcela me tourmente… Je ne vois pas non plus l’échelle que tu avaisapportée…

– Je t’en prie, mon chéri, ne perdons pas un instant. La femmeaura trouvé du secours… On est sur nos traces.

L’enfant s’arrêta net.

– Quoi ? Tu entends quelque chose ?

– On marche.

– Tu es sûr ?

– On marche à notre rencontre…

– Ah ! fit-elle sourdement, c’est l’assassin qui revient duPrieuré…

Elle tâta son revolver, prête à tout. Mais soudain elle poussaFrançois vers un coin d’ombre qui s’ouvrait à sa droite et quiétait formé par l’amorce d’un de ces tunnels, probablementobstrués, qu’elle avait remarqués en venant.

– Là… là…, dit-elle, nous serons bien… il ne nous verra pas.

Le bruit se rapprochait.

– Renfonce-toi, dit-elle, et pas un mouvement… L’enfant murmura:

– Qu’est-ce que tu as à la main ? Ton revolver… Ah !maman, tu ne vas pas tirer ?…

– Je devrais… je devrais…, dit Véronique. C’est un telmonstre ! … C’est comme sa mère… j’aurais dû… nousregretterons peut-être…

Et elle ajouta, presque à son insu :

– Il a tué ton grand-père.

– Ah ! maman… maman…

Elle le soutint pour qu’il ne tombât point, et, dans le silence,elle entendit les pleurs de l’enfant qui sanglotait contre elle, etqui balbutiait :

– N’importe… ne tire pas… maman…

– Le voilà…, mon chéri… tais-toi… le voilà… regarde-le…

L’autre passa. Il marchait lentement, un peu courbé, l’oreilleaux aguets. Il parut à Véronique exactement de la même grandeur queson fils, et, cette fois, en le regardant de façon plus attentive,elle ne s’étonna pas trop qu’Honorine et M. d’Hergemont se fussenttrompés, car il existait réellement des points de ressemblancequ’avait dû accentuer le port du béret rouge dérobé à François.

Il s’éloigna.

– Tu le connais ? demanda Véronique.

– Non, maman.

– Tu es certain de ne l’avoir jamais vu ?

– Certain.

– Et c’est bien lui qui s’est jeté sur toi, dans la cellule,avec la femme ?

– Je n’en doute pas, maman. Il m’a même frappé au visage, sansraison, avec une véritable haine.

– Ah ! dit-elle, tout cela est incompréhensible. Quand doncéchapperons-nous à ce cauchemar !

– Vite, maman, le chemin est libre. Profitons-en.

Sous la lumière, elle vit qu’il était tout pâle, et elle sentitsa main glacée dans la sienne. Pourtant il lui sourit d’un airheureux.

Ils repartirent, et, bientôt, après avoir franchi le pan defalaise qui réunissait les deux îles, et remonté les escaliers, ilsdébouchaient en plein air, à droite du jardin de Maguennoc. Le jourcommençait à baisser.

– Nous sommes sauvés, dit Véronique.

– Oui, objecta l’enfant, mais à condition que l’on ne puisse pasnous rejoindre par le même chemin. Il s’agit donc de le barrer.

– Comment ?

– Attends-moi, je vais chercher des instruments au Prieuré.

– Oh ! non, ne nous quittons pas, François.

– Allons-y ensemble, maman.

– Et si l’ennemi arrive pendant ce temps ? Non, il fautdéfendre cette sortie.

– Alors, aide-moi, maman…

Un examen rapide leur montra que l’une des deux pierres quifaisaient voûte au-dessus de l’entrée n’avait pas de racines bienprofondes. Ils n’eurent point de mal, en effet, à l’ébranlerd’abord, puis à la déchausser. La pierre tomba en travers del’escalier, et fut aussitôt recouverte par un éboulis de terre etde cailloux qui rendait le passage sinon impraticable du moinsdifficile.

– D’autant que nous restons là, dit François, jusqu’à ce quenous puissions mettre mon projet à exécution. Et, sois tranquille,maman, l’idée est bonne, et nous ne sommes pas loin du but.

D’ailleurs, avant tout, ils reconnurent que le repos étaitnécessaire. L’un et l’autre, ils étaient épuisés.

– Étends-toi, maman…, tiens, ici… il y a un tapis de mousse,sous ce rocher qui surplombe et qui forme une vraie niche. Tu yseras comme une reine, à l’abri de la fraîcheur.

– Ah ! mon chéri, mon chéri, murmura Véronique toutheureuse…

L’heure était venue pour eux de s’expliquer, et Véroniquen’hésita pas à le faire. Le chagrin de l’enfant, en apprenant lamort de tous ceux qu’il aimait et de tous ceux qu’il avait connus,s’atténuerait de toute la joie qu’il éprouvait à retrouver sa mère.Elle parla donc sans réticence, le berçant contre elle, essuyantses larmes, sentant bien qu’elle suffisait à remplacer toutes lesaffections et toutes les amitiés perdues. La mort de Stéphane,surtout, le frappa :

– Mais, est-ce bien sûr, disait-il, car enfin rien ne nousprouve qu’il se soit noyé. Stéphane nage parfaitement… et alors…Mais oui, mais oui, maman, il ne faut pas désespérer… au contraire…Tiens, voici justement un ami qui vient toujours aux heures sombrespour affirmer que tout n’est pas perdu.

Tout-Va-Bien, en effet, arrivait en trottinant. La vue de sonmaître n’eut pas l’air de le surprendre. Rien ne surprenaitTout-Va-Bien outre mesure. Les événements se succédaient toujourspour lui suivant un ordre naturel qui ne le dérangeait ni dans seshabitudes ni dans ses occupations. Les larmes seules lui semblaientdignes d’une attention particulière. Or, Véronique et François nepleuraient pas.

– Tu vois, maman, Tout-Va-Bien est de mon avis, rien n’estperdu… mais, en vérité, mon vieux Tout-Va-Bien, tu as du flair.Hein ! qu’aurais-tu dit si nous avions quitté l’île sanstoi ?

Véronique regarda son fils.

– Quitter l’île ?

– Certes, et le plus tôt possible. C’est là mon projet, qu’endis-tu ?

– Mais comment s’en aller ?

– En barque.

– Il y en a une par ici ?

– La mienne.

– Où ?

– Tout près d’ici, à la pointe même de Sarek.

– On peut donc descendre ? La falaise est à pic,cependant.

– C’est à l’endroit même où elle est le plus abrupte, un endroitqu’on appelle la Poterne. C’est ce nom qui nous a intrigués,Stéphane et moi. Une poterne, cela indique une entrée, une sortie.Or, nous avons fini par apprendre qu’au Moyen Age, du temps mêmedes moines, l’îlot du Prieuré était entouré de remparts. Il étaitdonc à supposer qu’il y avait eu là une poterne qui commandait uneissue vers la mer. Et, de fait, après quelques rechercheseffectuées avec Maguennoc, nous avons découvert, dans le plateau dela falaise, comme une faille, une dépression remplie de sable, etmaintenue, de place en place, par de véritables murs en grosmoellons. Un sentier tourne au milieu, avec des marches et desfenêtres du côté de la mer, et conduit jusqu’à une petite baie.C’est l’issue de la poterne. Nous l’avons remise en état, et mabarque est suspendue au pied de la falaise.

Le visage de Véronique se transformait.

– Mais alors, nous sommes sauvés, cette fois !

– Sans le moindre doute.

– Et l’ennemi ne peut pas venir par là ?

– Comment ?

– Il dispose du canot automobile.

– S’il n’est pas venu, c’est qu’il ne connaît ni cette baie nicette descente, lesquelles sont invisibles du large, et défendues,d’ailleurs, par mille pointes de récifs.

– Et qui nous empêche de partir tout de suite ?

– La nuit, maman. Si bon marin que je sois, si habitué à toutesles passes qui permettent de s’éloigner de Sarek, je ne suis pas dutout sûr de ne pas échouer sur quelque écueil. Non, il fautattendre le jour.

– Comme c’est long !

– Quelques heures de patience, maman. Et nous sommesensemble ! Dès l’aube, on s’embarque, et nous commençons parsuivre le pied de la falaise jusqu’au dessous des cellules. Là,nous recueillons Stéphane qui, forcément, nous attend sur quelqueplage, et nous filons tous les quatre, n’est-ce pas,Tout-Va-Bien ? Vers midi, nous abordons à Pont-l’Abbé. Voilàmon plan.

Véronique débordait de joie et d’admiration. Elle s’étonnaitqu’un enfant pût faire preuve d’un tel sang-froid !

– C’est parfait, mon chéri, et tu as raison en tout. Décidément,la chance tourne de notre côté.

La soirée s’écoula sans incidents. Une alerte pourtant, du bruitsous les décombres qui obstruaient le souterrain, et un rayonlumineux qui filtra par une fente, les obligea à monter la gardejusqu’au moment du départ. Mais leur bonne humeur n’en fut pasaltérée.

– Mais oui, mais oui, je suis tranquille, disait François. Dèsl’instant où je t’ai retrouvée, j’ai senti que c’était pourtoujours. D’ailleurs, en dernier ressort, ne nous reste-t-il pas unespoir suprême ? Stéphane t’en a parlé, n’est-ce pas ? etcela te fait rire, cette confiance dans un sauveur que je n’aijamais vu… Eh bien, je te le dis, maman, alors même que je verraisun poignard levé sur moi, je serais certain, tu entends, absolumentcertain qu’une main arrêterait le coup.

– Hélas ! dit-elle, cette main providentielle n’a pasempêché tous les malheurs que je t’ai racontés.

– Elle écartera ceux qui menacent ma mère, affirma l’enfant.

– Comment ? Cet ami inconnu n’a pas été averti.

– Il viendra quand même. Il n’a pas besoin d’être averti poursavoir que le danger est grand. Il viendra. Aussi, maman,promets-le-moi : quoi qu’il arrive, tu garderas confiance.

– Je garderai confiance, mon chéri, je te le promets.

– Et tu fais bien, dit-il en riant, puisque c’est moi quideviens le chef. Et quel chef, hein, maman ? Dès hier soir, jeprévoyais que, pour mener à bien l’entreprise, et pour que ma mèren’ait ni froid ni faim, au cas où l’on aurait pu embarquer cetaprès-midi, il nous faudrait des vivres et des couvertures !Eh bien, cela va nous servir pour cette nuit, puisque par prudencenous ne devons pas abandonner notre poste ici et coucher auPrieuré. Où as-tu mis le paquet, maman ?

Tous deux mangèrent gaiement et de bon appétit. Puis Françoisinstalla sa mère, l’enveloppa de vêtements, et ils s’endormirent,pressés l’un contre l’autre, heureux et sans crainte.

Quand l’air vif du matin réveilla Véronique, une bande de clartéun peu rose barrait le ciel.

François dormait, d’un sommeil paisible d’enfant qui se sentprotégé et que n’assaille aucun rêve mauvais. Elle le contemplalonguement, indéfiniment, sans se lasser, et le soleil était déjàbien au-dessus de l’horizon qu’elle le regardait encore.

– À l’œuvre, maman, dit-il, dès qu’il eut ouvert les yeux etqu’il l’eut embrassée. Personne du côté du souterrain ? Non.Alors nous avons tout le temps de nous embarquer.

Ils emportèrent les couvertures et les provisions et sedirigèrent, d’un pas allègre, vers la descente de la Poterne, à lapointe même de l’île. Au-delà de cette pointe, les rochess’amoncelaient en un chaos formidable, où la mer, cependant calme,clapotait avec fracas.

– Pourvu que ta barque y soit encore, dit Véronique.

– Penche-toi un peu, maman. Tu la vois, là-bas, suspendue danscette anfractuosité ? Il nous suffira de manœuvrer la poulieet de la mettre à flot. Ah ! tout est bien combiné, mèrechérie… Il n’y a rien à craindre… Seulement… Seulement…

Il s’était interrompu et réfléchissait.

– Quoi ?… qu’y a-t-il ? demanda Véronique.

– Oh ! rien, un petit retard…

– Mais, enfin…

Il se mit à rire.

– Vrai, pour un chef d’expédition, j’avoue que c’est un peuhumiliant. Figure-toi que je n’ai oublié qu’une chose, les rames.Elles sont au Prieuré.

– Mais c’est terrible ! s’écria Véronique.

– Pourquoi ? Je cours au Prieuré. Dans dix minutes, je suisde retour.

Toutes les appréhensions de Véronique revenaient.

– Et s’ils débouchent du tunnel pendant ce temps ?

– Allons, allons, maman, dit-il en riant, tu m’as promis d’avoirconfiance. Pour déboucher du tunnel, il leur faut une heure detravail, et on les entendrait. Et puis, pas d’explicationsinutiles, maman chérie. À tout à l’heure.

Il s’élança.

– François ? François ?

Il ne répondit pas.

« Ah ! pensa-t-elle, de nouveau assaillie par despressentiments, je m’étais juré de ne pas le quitter d’une seconde.»

Elle le suivit de loin et s’arrêta sur un monticule situé entrele Dolmen-aux-Fées et le Calvaire-Fleuri. De là, elle apercevaitl’issue du tunnel, et elle voyait aussi son fils qui dégringolaitle long de la pelouse.

Il entra d’abord dans le sous-sol du Prieuré. Mais sans douteles rames ne s’y trouvaient-elles point, car il sortit presqueaussitôt et se dirigea vers la porte principale qu’il ouvrit, et ildisparut.

« Une minute lui suffira amplement, se dit Véronique. Les ramesdoivent être dans le vestibule… en tout cas, sûrement aurez-de-chaussée. Mettons deux minutes au plus. »

Elle compta les secondes, tout en observant l’issue dutunnel.

Mais il se passa trois minutes, quatre minutes, et la porteprincipale ne se rouvrit pas.

Toute la confiance de Véronique s’évanouit. Elle songea quec’était fou de ne pas avoir accompagné son fils, et qu’ellen’aurait jamais dû se soumettre à la volonté d’un enfant. Sanss’occuper du tunnel et des menaces qui pouvaient surgir de ce côté,elle se mit en marche vers le Prieuré. Mais elle avait cettesensation affreuse que l’on éprouve dans certains rêves où lesjambes sont comme paralysées, et où l’on reste sur place, tandisque l’ennemi avance et vous attaque.

Et tout à coup, en arrivant au Dolmen, elle avisa un spectacleétrange dont la signification ne lui apparut pas sur-le-champ. Lesol, au pied des chênes qui encerclaient l’hémicycle vers ladroite, était jonché de branches coupées, coupées récemment, et quimontraient encore leurs feuilles fraîches.

Elle leva les yeux et demeura stupéfaite, épouvantée.

Un seul chêne avait été dépouillé. Et sur l’énorme tronc, nujusqu’à une hauteur de quatre ou cinq mètres, il y avait, piquéepar une flèche, une pancarte avec cette inscription V. d’H.

– La quatrième croix… balbutia Véronique… la croix marquée à monnom !…

Elle pensa que, son père étant mort, ses initiales de jeunefille avaient dû être tracées par l’un des ennemis, le principal,assurément, et pour la première fois, sous l’influence desévénements qui venaient de se produire, songeant à la femme et àl’enfant qui la persécutaient, elle donna malgré elle, à cetennemi-là un visage déterminé.

Impression fugitive, hypothèse invraisemblable, dont elle n’eutmême pas conscience. Quelque chose de plus terrible labouleversait. Elle comprenait subitement que les monstres, ceux deslandes et des cellules, les complices de la femme et de l’enfant,avaient dû venir, puisque la croix était dressée. Sans douteavaient-ils construit et jeté une passerelle à la place du pontincendié. Ils étaient maîtres du Prieuré. Et François se trouvaitde nouveau entre leurs mains !

Alors elle bondit d’un trait, toutes ses forces ranimées. À sontour, elle courut par la pelouse semée de ruines qui descendaitvers la façade.

– François !… François !… François…

Elle appelait d’une voix déchirante. Elle annonçait son approcheà grands cris. Et ainsi elle parvint au Prieuré.

L’un des battants était entrouvert. Elle le poussa et se ruadans le vestibule en criant :

– François ! François !

L’appel résonna de haut en bas, à travers toute la maison, maisresta sans réponse.

– François ! François !

Elle gravit l’escalier, ouvrit des portes au hasard, courut à lachambre de son fils, à celle de Stéphane, à celle d’Honorine.Personne.

– François ! François ! … Tu ne m’entends pas ?Ils te font du mal peut-être ! … Oh ! François, je t’enprie…

Elle revint jusqu’au palier.

En face d’elle, c’était le bureau de M. d’Hergemont.

Elle se jeta sur la porte et recula aussitôt, comme frappée parune vision surgie de l’enfer même.

Un homme était là, debout, les bras croisés, qui paraissaitattendre. Et c’était bien l’homme qu’elle avait imaginé un instanten pensant à la femme et à l’enfant. C’était le troisièmemonstre !

Elle dit simplement, mais avec quelle horreur inexprimable :

– Vorski ! … Vorski ! …

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