L’Île aux trente cercueils

Chapitre 6Tout-Va-Bien

Toute droite, sans se retourner vers l’ignoble vision, sans sesoucier de ce qui pourrait advenir si elle était vue, marchant d’unpas automatique et raide, Véronique rentra au Prieuré.

Un seul but, un seul espoir la soutenait : quitter l’île deSarek. Elle était comme saturée d’horreur. Elle eût avisé troiscadavres, trois femmes égorgées ou fusillées, ou même pendues,qu’elle n’eût pas eu cette même sensation de tout son être qui serévoltait. Cela, ce supplice, c’était trop. Il y avait là-dedans unexcès d’ignominie, une œuvre sacrilège, une œuvre de damnation quidépassait les bornes du mal.

Et puis elle songeait à elle, quatrième et dernière victime. Ledestin semblait la diriger vers ce dénouement ainsi qu’un condamnéà mort que l’on pousse vers l’échafaud. Comment ne pas tressaillirde peur ? Comment ne pas voir un avertissement dans le choixde la colline du Grand-Chêne pour le supplice des trois sœursArchignat ?

Elle essayait de se réconforter par des phrases :

« Tout s’expliquera… Il y a, au fond de ces mystères atroces,des causes toutes simples, des actes en apparence fantastiques,mais en réalité accomplis par des êtres de la même nature que moi,et qui agissent pour des raisons criminelles et selon un plandéterminé. Certes, cela n’est possible que par suite de la guerre,et c’est la guerre qui crée un état de choses spécial où desévénements de cette sorte peuvent se dérouler. Mais tout de même,il n’y a rien là de miraculeux et qui échappe aux règles de la vieordinaire. »

Paroles inutiles ! Tentatives de raisonnement que soncerveau avait peine à suivre ! Au fond, ébranlée par dessecousses nerveuses trop violentes, elle en arrivait à penser et àsentir comme tous ceux de Sarek qu’elle avait vus mourir,défaillante comme eux, secouée par les mêmes terreurs, assiégée parles mêmes cauchemars, déséquilibrée par tout ce qui restait en elledes instincts d’autrefois, des survivances, des superstitionstoujours prêtes à remonter à la surface.

Quels étaient ces êtres invisibles qui la persécutaient ?Qui donc avait mission de peupler les trente cercueils deSarek ? Qui donc anéantissait tous les habitants de l’îlemalheureuse ? Qui demeurait dans les cavernes, cueillait, auxheures fatidiques, le gui sacré et les herbes de la Saint-Jean, seservait de haches et de flèches, et crucifiait les femmes ? Etpour quelle besogne affreuse ? En vue de quelle œuvremonstrueuse ? Selon quels desseins inimaginables ?Esprits des ténèbres, génies malfaisants, prêtres d’une religionmorte, offrant en sacrifice, à des dieux sanguinaires, hommes,femmes, enfants…

– Assez ! assez ! je deviens folle ! fit-elle àhaute voix. M’en aller !… Que je n’aie plus d’autre pensée quede m’en aller de cet enfer ! …

Mais on eût dit que le destin s’ingéniait à la martyriser. Ayantcommencé ses recherches pour découvrir quelque aliment, elle avisasoudain dans le bureau de son père, au fond d’un placard, unefeuille de papier épinglée sur le mur, et qui représentait la mêmescène que le rouleau de papier trouvé dans la cabane abandonnée,près du cadavre de Maguennoc.

Il y avait, sur une des planches du placard, un carton àdessins. Elle l’ouvrit. Il contenait plusieurs ébauches de lascène, tracées également à la sanguine. Chacune portait, au-dessusde la première tête de femme, l’inscription V. d’H. L’une d’ellesétait signée Antoine d’Hergemont.

Ainsi c’était son père qui avait fait le dessin sur le papier deMaguennoc ! C’était son père qui avait tenté, sur toutes sesébauches, de donner à la femme torturée une ressemblance de plus enplus exacte avec sa fille !

– Assez ! assez ! répéta Véronique. Je ne veux paspenser… Je ne veux pas réfléchir.

Très affaiblie, elle poursuivit ses investigations, mais netrouva pas de quoi tromper sa faim.

Elle ne trouva rien non plus qui lui permit d’allumer du feu àla pointe de l’île. Cependant, la brume s’était dissipée et lessignaux eussent été certainement remarqués !

Elle essaya de frotter deux silex l’un contre l’autre. Mais elles’y prenait mal et ne réussit point.

Trois jours durant, elle se soutint avec de l’eau et des fraisessauvages cueillies parmi les ruines. Fiévreuse, à bout de forces,elle avait des crises de larmes qui, chaque fois presque,déterminaient l’apparition subite de Tout-Va-Bien, et sa détressephysique était telle qu’elle en voulait à la pauvre bête de porterce nom absurde, et qu’elle le chassait. Tout-Va-Bien, étonné, sepostait plus loin sur son derrière et recommençait à faire le beau.Elle s’acharnait après lui, comme s’il eût été coupable d’être lechien de François.

Le moindre bruit la secouait des pieds à la tête et la couvraitde sueur. Que faisaient les êtres du Grand-Chêne ? Par où sepréparaient-ils à l’attaquer ? Elle serrait les bras autour deson corps, toute frémissante à l’idée de tomber entre les mains deces monstres, et elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle étaitbelle et qu’ils seraient peut-être tentés par sa beauté et par sajeunesse…

Mais, le quatrième jour, un grand espoir la souleva. Elle avaittrouvé dans un tiroir une loupe assez forte. Profitant d’un beausoleil elle concentra les rayons lumineux sur une feuille de papierqui finit par s’enflammer et à laquelle il lui fut possibled’allumer une bougie.

Elle se crut sauvée. Elle avait découvert toute une réserve debougies, ce qui lui permit tout d’abord d’entretenir jusqu’au soirla flamme précieuse. Vers onze heures, munie d’une lanterne, ellese dirigea vers le kiosque avec l’intention d’y mettre le feu. Letemps était clair et le signal serait observé de la côte.

Craignant d’être vue avec sa lumière, craignant surtoutl’apparition tragique des sœurs Archignat, dont la clarté de lalune inondait le calvaire, elle suivit, au sortir du Prieuré, unautre chemin plus à gauche et bordé de taillis. Elle allait à pasinquiets, évitant de froisser les feuilles et de heurter lesracines. Comme elle arrivait en terrain découvert, non loin dukiosque, elle se trouva si lasse qu’elle dut s’asseoir. Sa têtebourdonnait. Il lui semblait que son cœur refusait de battre.

De là non plus elle ne pouvait encore discerner le lieu dusupplice. Mais, ayant malgré elle tourné les yeux vers la colline,elle eut l’impression que quelque chose comme une silhouetteblanche avait bougé. C’était au cœur même du bois, à l’extrémitéd’une avenue qui coupait la masse des arbres dans cettedirection.

La silhouette passa de nouveau, en pleine clarté, et Véroniquese rendit compte, bien que la distance fût assez grande, quec’était la silhouette d’un être habillé d’une robe, et qui setenait au milieu des branches d’un arbre isolé et plus haut que lesautres.

Elle se rappela les paroles des sœurs Archignat :

« Le sixième jour de la lune approche. Ils monterontdans le Grand-Chêne et cueilleront le gui sacré. »

Et aussitôt elle se souvint de certaines descriptions lues dansdes livres, ou de récits qu’elle tenait de son père, et il luisembla qu’elle assistait à l’une de ces cérémonies druidiques quiavaient frappé son imagination d’enfant. Mais, en même temps, ellese sentait si faible qu’elle n’était pas très sûre d’être réveilléeet que cet étrange spectacle fût réel. Quatre autres silhouettesblanches se groupèrent au pied de l’arbre et levèrent les brascomme pour recevoir le feuillage prêt à tomber. Là-haut un éclairjaillit. La faucille d’or du grand-prêtre avait coupé la touffe degui.

Puis le grand-prêtre descendit du chêne, et les cinq silhouettesglissèrent le long de l’avenue, contournèrent le bois et gagnèrentle sommet de la butte.

Véronique, qui ne pouvait détacher de ces êtres ses yeuxhagards, avança la tête et vit les trois cadavres suspendus auxarbres de torture. De loin, les ailes noires des coiffes avaientl’air de corbeaux. En face des victimes, les silhouettess’arrêtèrent comme pour l’accomplissement de quelque riteincompréhensible. Enfin, le grand-prêtre se détacha du groupe, et,tenant à la main la touffe de gui, descendit la pente de la collineen se dirigeant vers l’endroit où s’amorçait encore la premièrearche du pont.

Véronique défaillit. Son regard vacillant, devant lequel il luisemblait que les choses dansaient, s’accrochait à la lueurscintillante de la faucille qui se balançait, sur la poitrine duprêtre, au-dessous de sa longue barbe blanche. Qu’allait-ilfaire ? Bien que le pont n’existât plus, Véronique étaitconvulsée par l’angoisse. Ses genoux ne la portaient plus. Elle secoucha, les yeux toujours fixés sur l’effrayante vision.

Au bord du gouffre, le prêtre s’arrêta de nouveau quelquessecondes. Puis il tendit le bras qui portait le gui et, précédé parla plante sacrée comme par un talisman qui changeait pour lui leslois de la nature, il fit un pas en avant, au-dessus del’abîme.

Et il marcha ainsi dans le vide, tout blanc sous le clair delune.

Ce qui se passa, Véronique ne le sut point, et elle ne pouvaitsavoir non plus ce qui s’était passé au juste, si elle n’avait pasété le jouet d’une hallucination, et à quel instant de l’étrangecérémonie cette hallucination avait commencé dans son cerveauaffaibli.

Les yeux clos, elle attendit des événements qui ne seproduisirent point et qu’elle n’essayait d’ailleurs pas de prévoir.Mais d’autres, plus réels, la préoccupaient. Sa bougie enferméedans la lanterne s’éteignait, elle en avait conscience, etcependant il lui était impossible de réagir et de retourner auPrieuré. Et elle se disait que, si le soleil ne revenait plus avantquelques jours, elle ne pourrait pas rallumer la flamme et qu’elleétait perdue.

Elle se résigna, lasse de combattre, et se sachant vaincued’avance dans cette lutte inégale. Le seul dénouement intolérable,c’eût été d’être capturée. Mais pourquoi ne pas s’abandonner à lamort qui s’offrait, à la mort par la faim, par l’épuisement ?Si l’on souffre, il doit arriver un moment où la souffrances’atténue et où l’on passe, presque à son insu, de la vie tropcruelle à cet anéantissement qu’elle désirait peu à peu.

– C’est cela, c’est cela, murmura-t-elle… m’en aller de Sarek oumourir, peu importe ! Ce qu’il faut, c’est m’en aller.

Un bruit de feuilles lui fit ouvrir les yeux. La flamme de labougie expirait. Mais, derrière la lanterne, Tout-Va-Bien étaitassis, les deux pattes de devant battant l’air.

Et Véronique vit qu’il portait au cou, attaché par une ficelle,un paquet de biscuits.

– Raconte-moi ton histoire, mon pauvre Tout-Va-Bien, disaitVéronique, au cours du matin suivant, après qu’elle eut pris un bonrepos dans sa chambre du Prieuré, car, enfin, je ne crois pas quetu aies cherché et que tu m’aies apporté volontairement de lanourriture. C’est le hasard, n’est-ce pas ? Tu vagabondais dece côté-là, tu m’as entendue pleurer, et tu es venu. Mais quit’avait ficelé ce paquet de biscuits au cou ? Nous avons doncun ami à Sarek, un ami qui s’intéresse à nous ? Pourquoi ne semontre-t-il pas ? Parle, Tout-Va-Bien.

Elle embrassait la bonne bête, et elle lui dit encore :

– Et ces biscuits, à qui les destinais-tu ? À ton maître, àFrançois ? Ou bien à Honorine ? Non. Alors ? à M.Stéphane peut-être ?

Le chien remua la queue et se dirigea vers la porte. Vraiment ilsemblait comprendre. Véronique le suivit jusqu’à la chambre deStéphane Maroux. Tout-Va-Bien se glissa sous le lit duprofesseur.

Il y avait là trois autres cartons de biscuits, deux paquets dechocolat et deux boîtes de conserves. Et tous ces paquets étaientmunis d’une ficelle terminée par une large boucle, d’où il fallaitque Tout-Va-Bien se fût dégagé la tête.

– Qu’est-ce que cela signifie ? dit Véronique stupéfaite.C’est toi qui les as fourrés là-dessous ? Mais qui te lesavait donnés ? Nous avons donc réellement un ami dans l’île,qui nous connaît, qui connaît Stéphane Maroux ? Peux-tu meconduire auprès de cet ami ? Il doit habiter de ce côté-ci del’île, puisqu’il n’y a pas de communication avec l’autre, et que tun’as pas pu y aller ?

Véronique réfléchissait. Mais, en même temps que les provisionsdéposées par Tout-Va-Bien, elle avait avisé sous le lit une petitevalise de toile, et elle se demandait la raison pour laquelleStéphane Maroux avait caché cette valise. Elle se crut le droit del’ouvrir et d’y chercher des indications sur le rôle joué par leprofesseur, sur son caractère, sur son passé peut-être, sur sesrelations avec M. d’Hergemont et avec François.

– Oui, dit-elle, j’en ai le droit et même le devoir.

Sans hésitation, à l’aide d’une paire de grands ciseaux, ellefit sauter la fragile serrure.

La valise ne contenait qu’un registre, fermé par un caoutchouc.Mais elle n’avait pas soulevé la couverture de ce registre qu’elledemeura confondue.

À la première page, il y avait son portrait à elle, saphotographie de jeune fille, avec sa propre signature en touteslettres, et cette dédicace : À mon ami Stéphane.

– Je ne comprends pas… je ne comprends pas… murmura-t-elle. Jeme rappelle bien cette photographie… je devais avoir seize ans…Mais comment la lui avais-je offerte à lui ? Je le connaissaisdonc ?

Avide d’en savoir davantage, elle lut la page suivante, sorted’avant-propos ainsi formulé :

« Véronique, je veux vivre sous vos yeux. Si j’entreprendsl’éducation de votre fils, de ce fils que je devrais détester,puisqu’il est le fils d’un autre, et que j’aime puisqu’il est votrefils, c’est pour que ma vie soit en plein accord avec le sentimentsecret qui la domine depuis si longtemps. Un jour, je n’en doutepas, vous reprendrez votre place de mère. Ce jour-là vous serezfière de François. J’aurai effacé en lui tout ce qui peut survivrede son père, et j’aurai exalté toutes les qualités de noblesse etde dignité qu’il tient de vous. C’est un but assez grand pour queje m’y dévoue corps et âme. Je le fais avec joie. Votre souriresera ma récompense. »

Une émotion singulière envahit l’âme de Véronique. Sa vies’éclairait d’une lumière un peu plus calme, et ce nouveau mystère,qu’elle ne pouvait pas pénétrer plus que les autres, était dumoins, comme celui des fleurs de Maguennoc, doux etréconfortant.

Dès lors, en tournant la page, elle assista au jour le jour àl’éducation de son fils. Elle vit les progrès de l’élève, lesméthodes du maître. L’élève était gracieux, intelligent, appliqué,plein de bonne volonté, tendre et sensible, à la fois spontané etréfléchi. Le maître était affectueux, patient, soutenu par quelquechose de profond qui transparaissait à chaque ligne.

Et peu à peu l’enthousiasme croissait au cours de la confessionquotidienne, et s’exprimait avec une liberté de moins en moinssurveillée.

« François, mon fils aimé – car je puis l’appeler ainsi,n’est-ce pas ? – François, c’est ta mère qui revit en toi. Tesyeux purs ont la limpidité de ses yeux. Ton âme est grave et naïvecomme son âme. Tu ignores le mal, et l’on pourrait presque dire quetu ignores le bien, tellement il se mêle à ta jolie nature… »

Certains devoirs de l’enfant étaient transcrits sur le registre,des devoirs où il parlait de sa mère avec une tendresse passionnéeet avec l’espoir tenace qu’il ne tarderait pas à la retrouver.

« Nous la retrouverons, François, ajoutait Stéphane, et tucomprendras mieux alors ce que c’est que la beauté, que la lumière,que le charme de vivre, que la joie de regarder et d’admirer. »

Puis c’étaient des anecdotes sur Véronique, de petits détailsdont elle ne se souvenait même pas elle-même, ou qu’elle se croyaitseule à connaître.

« … Un jour, aux Tuileries, – elle avait seize ans, – un cercles’est formé autour d’elle… des gens qui la regardaient et quis’étonnaient de sa beauté. Ses amies riaient, heureuses qu’onl’admirât…

« … Tu ouvriras sa main droite, François. Il y a là, au milieude la paume, une longue cicatrice blanche. Toute petite fille, elles’est percée la main avec la pointe en fer d’une grille… »

Mais les dernières pages n’avaient pas été écrites pour l’enfantni certainement lues par lui. L’amour ne s’y déguisait plus sousdes phrases d’admiration, se montrait sans réserve, brûlant,exalté, douloureux, frissonnant d’espoir, bien que toujoursrespectueux.

Véronique ferma le registre. Elle ne pouvait plus lire.

– Oui, oui, je l’avoue, Tout-Va-Bien, murmura-t-elle, tandis quele chien faisait déjà le beau, oui, mes yeux sont mouillés delarmes. Si peu femme que je sois, je te dis à toi ce que je nedirais à personne, je suis toute remuée. Oui, je cherche à évoquerle visage inconnu de celui qui m’aime ainsi… Quelque ami d’enfancedont je n’aurai pas soupçonné l’amour discret, et dont le nomlui-même n’a pas laissé de trace dans mon souvenir…

Elle attira le chien contre elle.

– Deux bons coeurs, n’est-ce pas, Tout-Va-Bien ? Pas plusle maître que l’élève ne sont coupables des crimes monstrueux queje les ai vus commettre. S’ils sont complices de nos ennemis d’ici,c’est malgré eux et sans le savoir. Je ne peux pas croire auxphiltres, aux incantations, ni aux plantes qui font perdre laraison. Mais tout de même il y a quelque chose, n’est-ce pas, monbon chien ? L’enfant qui cultivait les véroniques auCalvaire-Fleuri et qui inscrivait « la fleur de maman » n’est pascoupable, n’est-ce pas ? Et Honorine avait raison en parlantd’un accès de folie ? Et il reviendra me chercher, n’est-cepas ? Stéphane et lui reviendront ?…

Des heures d’apaisement s’écoulèrent. Véronique n’était plusseule dans la vie. Le présent ne l’effrayait plus et elle avait foidans l’avenir.

Le lendemain matin, elle dit à Tout-Va-Bien, qu’elle avaitenfermé près d’elle pour qu’il ne s’échappât point :

– Maintenant, mon bonhomme, tu vas me conduire. Où ? Maisvers l’ami inconnu qui envoyait des vivres à Stéphane Maroux.Allons-y.

Tout-Va-Bien n’attendait que la permission de Véronique. Ils’élança du côté de la pelouse qui montait au dolmen, et, àmi-chemin, il s’arrêta. Véronique le rejoignit. Il tourna à droiteet prit un sentier qui le mena dans un chaos de ruines situées prèsdu bord de la falaise.

Nouvel arrêt.

– C’est là ? fit Véronique.

Le chien s’aplatit. Il y avait devant lui, à la base de deuxblocs de pierre appuyés l’un contre l’autre et vêtus du mêmemanteau de lierre, un fourré de ronces au-dessous duquel s’ouvraitun petit passage pareil à la gueule d’un terrier de lapin.Tout-Va-Bien se glissa par là, disparut, puis revint à la recherchede Véronique, qui dut retourner au Prieuré et prendre une serpeafin d’abattre les ronces.

Au bout d’une demi-heure elle réussit enfin à dégager lapremière marche d’un escalier qu’elle descendit à tâtons, précédéepar Tout-Va-Bien, et qui la conduisit dans un long tunnel taillé enplein roc et que de petits orifices éclairaient du côté droit. Ellese haussa et vit que ces orifices avaient vue sur la mer.

Elle marcha ainsi durant dix minutes et descendit de nouvellesmarches. Le tunnel se resserra. Les orifices, tous dirigés vers leciel, afin, sans doute, qu’on ne pût les voir d’en bas, éclairaientmaintenant par la droite et par la gauche. Véronique comprit alorscomment Tout-Va-Bien pouvait communiquer avec l’autre partie del’île. Le tunnel suivait l’étroite bande de falaise qui reliait àSarek le domaine du Prieuré. De chaque côté les vagues battaientles rochers.

Puis on remonta, par des marches, sous la butte du Grand-Chêne.En haut, une bifurcation. Tout-Va-Bien choisit le tunnel de droite,qui continuait à border l’Océan.

Il y eut encore à gauche deux autres chemins qui s’offrirent,tous deux obscurs. L’île devait être sillonnée ainsi decommunications invisibles, et Véronique songea avec une étreinte aucœur qu’elle se dirigeait vers la partie que les sœurs Archignatavaient désignée comme le domaine des ennemis, au-dessous desLandes-Noires.

Tout-Va-Bien trottinait devant elle, se retournant de temps àautre.

Elle lui disait à voix basse :

– Oui, oui, mon bonhomme, je viens, et sois sûr que je n’ai paspeur, c’est un ami vers qui tu me conduis… un ami qui a trouvé unrefuge par là… Mais pourquoi n’est-il pas sorti de sonrefuge ? Pourquoi n’est-ce pas à lui que tu as servi deguide ?

Le passage était partout égal, taillé par petits éclats, avecune voûte arrondie et un sol de granit bien sec, que les orificesventilaient suffisamment. Sur les parois, aucune marque, aucunetrace. Quelquefois la pointe d’un silex noir émergeait.

– C’est là ? dit Véronique à Tout-Va-Bien, qui s’étaitarrêté.

Le tunnel n’allait pas plus loin, élargi en une chambre où lalumière moins abondante filtrait par une fenêtre plus étroite.

Tout-Va-Bien semblait indécis. Il écoutait, les oreillesdroites, debout, les pattes appuyées contre la paroi extrême dutunnel.

Véronique remarqua que la paroi, à cet endroit, n’était pasconstituée, dans toute sa longueur, par le granit lui-même, maispar une accumulation de pierres inégales entourées de ciment. Letravail datait évidemment d’une autre époque, plus récente sansdoute. On avait construit un véritable mur qui bouchait lesouterrain, lequel devait se continuer de l’autre côté.

Elle répéta :

– C’est là, n’est-ce pas ?

Mais elle n’en dit pas davantage. Elle avait entendu le bruitétouffé d’une voix.

Elle s’approcha du mur et, au bout d’un instant, tressaillit. Lavoix s’était élevée. Les sons devinrent plus distincts. Quelqu’unchantait, un enfant, et elle perçut ces mots :

 

Et disait la maman,

En berçant son enfant :

Pleure pas. Quand on pleure

La Bonn’ Vierge aussi pleure…

 

Véronique murmura :

– La chanson… la chanson…

C’était celle-là même qu’Honorine avait fredonnée à Beg-Meil.Qui donc pouvait la chanter maintenant ? Un enfant, retenudans l’île ? un ami de François ?

Et la voix continuait :

 

Faut qu’l’enfant chante et rie

Pour qu‘la Vierge sourie.

Croise les mains, et prie

La bonn’ Vierge Marie…

 

Les derniers vers furent suivis d’un silence qui dura quelquesminutes. Tout-Va-Bien avait l’air d’écouter avec une attentioncroissante, comme si un événement, connu de lui, eût été sur lepoint de se produire.

De fait, à la place même où il se tenait, il y eut un bruitléger de pierres qu’on remue avec précaution. Tout-Va-Bien agita saqueue frénétiquement et aboya pour ainsi dire en dedans delui-même, en animal qui comprend le danger de rompre le silence. Ettout à coup, au-dessus de sa tête, une des pierres recula, attiréevers l’intérieur, et laissant un trou assez large.

D’un bond Tout-Va-Bien sauta dans ce trou, s’allongea et,s’aidant des pattes de derrière, se tortillant, rampant, disparut àl’intérieur.

– Ah ! voici monsieur Tout-Va-Bien, fit la voix del’enfant. Comment cela va-t-il, monsieur Tout-Va-Bien, et pourquoin’est-on pas venu hier rendre visite à son maître ? De gravesoccupations ? Une promenade avec Honorine ? Ah ! situ pouvais parler, hein, mon pauvre vieux, ce que tu en aurais à meraconter ! Et d’abord, voyons…

Toute palpitante, Véronique s’était agenouillée contre le mur.Était-ce la voix de son fils qui lui parvenait ? Devait-ellecroire que François était de retour et qu’il se cachait ? Elleessayait vainement de voir. Le mur était large, et il y avait uncoude dans l’ouverture qui le perçait. Mais comme chaque syllabeprononcée, chaque intonation arrivait nettement à sesoreilles !

– Voyons, répéta l’enfant, pourquoi Honorine ne vient-elle pasme délivrer ? Pourquoi ne l’amènes-tu pas ici ? Tu m’asbien retrouvé, toi… Et grand-père, il doit s’inquiéter de monabsence ?… Mais quelle aventure, aussi ! Enfin tu nechanges toujours pas d’opinion, hein, mon vieux ? Tout vabien, n’est-ce pas ? Tout va de mieux en mieux ?

Véronique ne comprenait pas. Son fils – car elle ne pouvaitdouter que ce fût François –, son fils parlait comme s’il ignoraittout ce qui s’était passé. Avait-il donc oublié ? Sa mémoiren’avait-elle pas gardé la trace des actes accomplis pendant sonaccès de folie ?

« Oui, un accès de folie, pensait Véronique obstinément. Oui, ilétait fou. Honorine ne s’est pas trompée… il était fou… Et saraison est revenue. Ah ! François… François… »

Elle écoutait, de tout son être tendu et de toute son âmefrémissante, les mots qui pouvaient lui apporter tant de joie ou untel accroissement de désespoir.

Les ténèbres allaient se refermer sur elle plus épaisses et pluslourdes, ou le jour se lever dans cette nuit sans fin où elle sedébattait depuis quinze ans.

– Mais oui, continuait l’enfant, nous sommes d’accord, tout vabien. Seulement, voilà, je serais rudement content si tu pouvais mele prouver par des preuves véritables. D’un côté pas de nouvellesde grand-père, ni d’Honorine, malgré tous les messages dont je t’aichargé pour eux ; de l’autre, pas de nouvelles de Stéphane, etc’est cela qui m’inquiète. Où est-il ? Où l’a-t-on enfermé,lui ? Ne meurt-il pas de faim ? Voyons, Tout-Va-Bien,réponds, où as-tu porté les biscuits avant-hier ?… Mais enfin,quoi, qu’est-ce que tu as ? Tu as l’air préoccupé ? Queregardes-tu par là ? Tu veux t’en aller ? Non ?alors, quoi ?

L’enfant s’interrompit. Puis, après un instant, et d’une voixbeaucoup plus basse :

– Tu es venu avec quelqu’un ?… Il y a quelqu’un derrière lemur ?

Le chien aboya sourdement. Puis il y eut un long silence durantlequel François devait écouter, lui aussi.

L’émotion de Véronique était si forte qu’il lui semblait queFrançois devait entendre battre son cœur.

Il chuchota :

– C’est toi, Honorine ?

Un nouveau silence, et il reprit :

– Oui, c’est toi, je suis sûr… je t’entends respirer… Pourquoine réponds-tu pas ?

Un élan souleva Véronique. Certaines lueurs l’avaient illuminéedepuis qu’elle savait Stéphane emprisonné, donc victime commeFrançois sans doute de l’ennemi, et son esprit était effleuré desuppositions confuses. Et puis, comment résister à l’appel de cettevoix ? Son fils l’interrogeait… Son fils !

Elle balbutia :

– François… François…

– Oh ! fit-il… on répond… je savais bien… C’est toi,Honorine ?

– Non, François, dit-elle.

– Alors ?

– C’est une amie d’Honorine.

– Je ne vous connais pas ?

– Non… mais je suis votre amie.

Il hésita. Se méfiait-il ?

– Pourquoi Honorine ne vous a-t-elle pas accompagnée ?

Véronique ne s’attendait pas à cette question, mais elle compritaussitôt que, si les suppositions involontaires qui s’imposaient àelle étaient exactes, la vérité ne pouvait pas encore être dite àl’enfant.

Elle déclara donc :

– Honorine est revenue de voyage, puis partie.

– Partie à ma recherche ?

– C’est cela, c’est cela, dit-elle vivement. Elle a cru que vousaviez été enlevé de Sarek ainsi que votre professeur.

– Mais grand-père ?

– Parti également, et à sa suite tous les habitants del’île.

– Ah ! toujours l’histoire des cercueils et descroix ?

– Justement. Ils ont supposé que votre disparition était lecommencement des catastrophes, et la peur les a chassés.

– Mais vous, madame ?

– Moi, je connais Honorine depuis longtemps. Je suis venue deParis avec elle pour me reposer à Sarek. Je n’ai aucune raison dem’en aller. Toutes ces superstitions ne m’effraient pas.

L’enfant se tut. L’invraisemblance et l’insuffisance de cesréponses devaient lui apparaître et sa défiance s’en augmentait. Ill’avoua franchement :

– Écoutez, madame, je dois vous dire quelque chose. Voilà dixjours que je suis enfermé dans cette cellule. Les premiers jours,je n’ai vu ni entendu personne. Mais, depuis avant-hier, chaquematin, un petit guichet s’ouvre au milieu de ma porte, et une mainde femme passe et renouvelle ma provision d’eau. Une main de femme…Alors… n’est-ce pas !

– Alors, vous vous demandez si cette femme, ce n’est pasmoi ?

– Oui, je suis obligé de me demander cela.

– Vous reconnaîtriez la main de cette femme ?

– Oh ! certes, elle est sèche et maigre, le bras estjaune.

– Voici la mienne, dit Véronique. Elle pourra passer par le mêmechemin que Tout-Va-Bien.

Elle releva sa manche et, de fait, son bras nu, en se courbant,passa aisément.

– Oh ! dit François aussitôt, ce n’est pas cette main quej’ai vue.

Et il ajouta tout bas :

– Comme celle-là est belle !

Soudain Véronique sentit qu’il la prenait dans les siennes d’ungeste rapide, et il s’écria :

– Oh ! est-ce possible ! Est-ce possible !

Il l’avait retournée, et il écartait les doigts pour que lapaume fût bien découverte. Il murmura :

– La cicatrice !… elle est là… toute blanche…

Alors un grand trouble envahit Véronique. Elle se souvenait dujournal tenu par Stéphane Maroux, et de certains détails retracéspar lui et que François devait avoir lus. Un de ces détails,c’était cette cicatrice qui rappelait une ancienne blessure assezgrave.

Elle sentit les lèvres de l’enfant qui se posaient sur sa main,doucement d’abord, puis avec une ardeur passionnée et des larmesabondantes, et elle l’entendit qui balbutiait :

– Oh ! maman… maman chérie… ma chère maman.

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