Chapitre 6
Le soir, comme il la tenait encore dans ses bras, il lui avaitdit :
« Reste ! »
Mais elle s’était dégagée d’un effort.
« Je ne peux pas, il faut que je rentre.
– Alors, demain… Je t’en prie, reviens demain.
– Demain, non, c’est impossible… Adieu, àbientôt ! »
Et, le lendemain, dès sept heures, elle était là, rouge dumensonge qu’elle avait fait à Mme Vanzade :une amie de Clermont qu’elle devait aller chercher à la gare, etavec qui elle passerait la journée.
Claude, ravi de la posséder ainsi tout un jour, voulut l’emmenerà la campagne, par un besoin de l’avoir à lui seul, très loin, sousle grand soleil. Elle fut enchantée, ils partirent comme des fous,arrivèrent à la gare Saint-Lazare juste pour sauter dans un traindu Havre. Lui, connaissait, après Mantes, un petit village,Bennecourt, où était une auberge d’artistes, qu’il avait envahieparfois avec des camarades ; et, sans s’inquiéter des deuxheures de chemin de fer, il la conduisait déjeuner là, comme ill’aurait menée à Asnières. Elle s’égaya beaucoup de ce voyage quin’en finissait plus. Tant mieux, si c’était au bout du monde !Il leur semblait que le soir ne devait jamais venir.
À dix heures, ils descendirent à Bonnières ; ils prirent lebac, un vieux bac craquant et filant sur sa chaîne ; carBennecourt se trouve de l’autre côté de la Seine. La journée de maiétait splendide, les petits flots se pailletaient d’or au soleil,les jeunes feuillages verdissaient tendrement, dans le bleu sanstache. Et, au-delà des îles, dont la rivière est peuplée en cetendroit, quelle joie que cette auberge de campagne, avec son petitcommerce d’épicerie, sa grande salle qui sentait la lessive, savaste cour pleine de fumier, où barbotaient des canards !
« Hé ! père Faucheur, nous venons déjeuner… Uneomelette, des saucisses, du fromage.
– Est-ce que vous coucherez, monsieur Claude ?
– Non, non, une autre fois… Et du vin blanc, hein ! dupetit rose qui gratte la gorge. »
Déjà, Christine avait suivi la mère Faucheur dans labasse-cour ; et, quand cette dernière revint avec des œufs,elle demanda au peintre, avec son rire sournois depaysanne :
« C’est donc que vous êtes marié, à cette heure ?
– Dame ! répondit-il rondement, il le faut bien, puisque jesuis avec ma femme. »
Le déjeuner fut exquis, l’omelette trop cuite, les saucissestrop grasses, le pain d’une telle dureté, qu’il dut lui couper desmouillettes, pour qu’elle ne s’abîmât pas le poignet. Ils burentdeux bouteilles, en entamèrent une troisième, si gais, si bruyants,qu’ils s’étourdissaient eux-mêmes, dans la grande salle où ilsmangeaient seuls. Elle, les joues ardentes, affirmait qu’elle étaitgrise ; et jamais ça ne lui était arrivé, et elle trouvait çadrôle, oh ! si drôle, riant à ne plus pouvoir se retenir.
« Allons prendre l’air, dit-elle enfin.
– C’est ça, marchons un peu… Nous repartons à quatre heures,nous avons trois heures devant nous. »
Ils remontèrent Bennecourt, qui aligne ses maisons jaunes, lelong de la berge, sur près de deux kilomètres. Tout le villageétait aux champs, ils ne rencontrèrent que trois vaches, conduitespar une petite fille. Lui, du geste, expliquait le pays, semblaitsavoir où il allait ; et, quand ils furent arrivés à ladernière maison, une vieille bâtisse, plantée sur le bord de laSeine, en face des coteaux de Jeufosse, il en fit le tour, entradans un bois de chênes, très touffu. C’était le bout du mondequ’ils cherchaient l’un et l’autre, un gazon d’une douceur develours, un abri de feuilles, où le soleil seul pénétrait, enminces flèches de flamme. Tout de suite, leurs lèvres s’unirentdans un baiser avide, et elle s’était abandonnée, et il l’avaitprise, au milieu de l’odeur fraîche des herbes foulées. Longtemps,ils restèrent à cette place, attendris maintenant, avec des parolesrares et basses, occupés de la seule caresse de leur haleine, commeen extase devant les points d’or qu’ils regardaient luire au fondde leurs yeux bruns.
Puis, deux heures plus tard, quand ils sortirent du bois, ilstressaillirent : un paysan était là, sur la porte grandeouverte de la maison, et qui paraissait les avoir guettés de sesyeux rapetissés de vieux loup. Elle devint toute rose, tandis quelui criait, pour cacher sa gêne :
« Tiens ! le père Poirette… C’est donc à vous, lacambuse ? »
Alors, le vieux raconta avec des larmes que ses locatairesétaient partis sans le payer, en lui laissant leurs meubles. Et illes invita à entrer.
« Vous pouvez toujours voir, peut-être que vous connaissezdu monde… Ah ! il y en a, des Parisiens, qui seraientcontents !… Trois cents francs par an avec les meubles,n’est-ce pas que c’est pour rien ? »
Curieusement, ils le suivirent. C’était une grande lanterne demaison, qui semblait taillée dans un hangar : en bas, unecuisine immense et une salle où l’on aurait pu faire danser ;en haut, deux pièces également, si vastes, qu’on s’y perdait. Quantaux meubles, ils consistaient en un lit de noyer, dans l’une deschambres, et en une table et des ustensiles de ménage, quigarnissaient la cuisine. Mais, devant la maison, le jardinabandonné, planté d’abricotiers magnifiques, se trouvait envahi derosiers géants, couverts de roses ; tandis que, derrière,allant jusqu’au bois de chênes, il y avait un petit champ de pommesde terre, enclos d’une haie vive.
« Je laisserai les pommes de terre », dit le pèrePoirette.
Claude et Christine s’étaient regardés, dans un de ces brusquesdésirs de solitude et d’oubli qui alanguissent les amants.Ah ! que ce serait bon de s’aimer là, au fond de ce trou, siloin des autres ! Mais ils sourirent, est-ce qu’ilspouvaient ? ils avaient à peine le temps de reprendre letrain, pour rentrer à Paris. Et le vieux paysan, qui était le pèrede Mme Faucheur, les accompagna le long de laberge ; puis, comme ils montaient dans le bac, il leur cria,après tout un combat intérieur :
« Vous savez, ce sera deux cent cinquante francs…Envoyez-moi du monde. »
À Paris, Claude accompagna Christine jusqu’à l’hôtel deMme Vanzade. Ils étaient devenus très tristes, ilséchangèrent une longue poignée de main, désespérée et muette,n’osant s’embrasser.
Une vie de tourment commença. En quinze jours, elle ne put venirque trois fois ; et elle accourait, essoufflée, n’ayant quequelques minutes à elle, car justement la vieille dame se montraitexigeante. Lui, la questionnait, inquiet de la voir pâlie, énervée,les yeux brillants de fièvre. Jamais elle n’avait tant souffert decette maison pieuse, de ce caveau, sans air et sans jour, où ellese mourait d’ennui. Ses étourdissements l’avaient reprise, lemanque d’exercice faisait battre le sang à ses tempes. Elle luiavoua qu’elle s’était évanouie, un soir, dans sa chambre, commetout d’un coup étranglée par une main de plomb. Et elle n’avait pasde paroles mauvaises contre sa maîtresse, elle s’attendrissait aucontraire : une pauvre créature, si vieille, si infirme, sibonne, qui l’appelait sa fille ! Cela lui coûtait comme unevilaine action, chaque fois qu’elle l’abandonnait, pour courir chezson amant.
Deux semaines encore se passèrent. Les mensonges dont elledevait payer chaque heure de liberté, lui devinrent intolérables.Maintenant, c’était frémissante de honte qu’elle rentrait danscette maison rigide, où son amour lui semblait une tache. Elles’était donnée, elle l’aurait crié tout haut, et son honnêteté serévoltait à cacher cela comme une faute, à mentir bassement ;ainsi qu’une servante qui craint un renvoi.
Enfin, un soir, dans l’atelier, au moment où elle partait unefois encore, Christine se jeta entre les bras de Claude,éperdument, sanglotant de souffrance et de passion.
« Ah ! je ne peux pas, je ne peux pas… Garde-moi donc,empêche-moi de retourner là-bas ! »
Il l’avait saisie, il l’embrassait à l’étouffer.
« Bien vrai ? tu m’aimes ! Oh ! cheramour !… Mais je n’ai rien, moi, et tu perdrais tout. Est-ceque je puis tolérer que tu te dépouilles ainsi ? »
Elle sanglota plus fort, ses paroles bégayées se brisaient dansses larmes.
« Son argent, n’est-ce pas ? ce qu’elle me laisserait…Tu crois donc que je calcule ? Jamais je n’y ai songé, je tele jure. Ah ! qu’elle garde tout et que je sois libre !…Moi, je ne tiens à rien ni à personne, je n’ai aucun parent, nem’est-il pas permis de faire ce que je veux ? Je ne demandepoint que tu m’épouses, je demande seulement à vivre avectoi… »
Puis, dans un dernier sanglot de torture :
« Ah ! tu as raison, c’est mal de l’abandonner, cettepauvre femme ! Ah ! je me méprise, je voudrais avoir laforce… Mais je t’aime trop, je souffre trop, je ne peux pourtantpas en mourir.
– Reste ! reste ! cria-t-il. Et que ce soient lesautres qui meurent, il n’y a que nous deux ! »
Il l’avait assise sur ses genoux, tous deux pleuraient etriaient, en jurant au milieu de leurs baisers qu’ils ne sesépareraient jamais, jamais plus.
Ce fut une folie. Christine quitta brutalementMme Vanzade, emporta sa malle, dès le lendemain.Tout de suite, Claude et elle avaient évoqué la vieille maisondéserte de Bennecourt, les rosiers géants, les pièces immenses.Ah ! partir, partir sans perdre une heure, vivre au bout de laterre, dans la douceur de leur jeune ménage ! Elle, joyeuse,battait des mains. Lui, saignant encore de son échec du Salon,ayant le besoin de se reprendre, aspirait à ce grand repos de labonne nature ; et il aurait là-bas le vrai plein air, iltravaillerait dans l’herbe jusqu’au cou, il rapporterait deschefs-d’œuvre. En deux jours, tout fut prêt, le congé de l’atelierdonné, les quatre meubles portés au chemin de fer. Une chanceheureuse leur était advenue, une fortune, cinq cents francs payéspar le père Malgras, pour un lot d’une vingtaine de toiles, qu’ilavait triées au milieu des épaves du déménagement. Ils allaientvivre comme des princes, Claude avait sa rente de mille francs,Christine apportait quelques économies, un trousseau, des robes. Etils se sauvèrent, une véritable fuite, les amis évités, pas mêmeprévenus par une lettre, Paris dédaigné et lâché avec des rires desoulagement.
Juin s’achevait, une pluie torrentielle tomba pendant la semainede leur installation ; et ils découvrirent que le pèrePoirette, avant de signer avec eux, avait enlevé la moitié desustensiles de cuisine. Mais la désillusion restait sans prise, ilspataugeaient avec délices sous les averses, ils faisaient desvoyages de trois lieues, jusqu’à Vernon, pour acheter des assietteset des casseroles qu’ils rapportaient en triomphe. Enfin, ilsfurent chez eux, n’occupant en haut qu’une des deux chambres,abandonnant l’autre aux souris, transformant en bas la salle àmanger en un vaste atelier, surtout heureux, amusés comme desenfants, de manger dans la cuisine, sur une table de sapin, près del’âtre où chantait le pot-au-feu. Ils avaient pris pour les servirune fille du village, qui venait le matin et s’en allait le soir,Mélie, une nièce des Faucheur, dont la stupidité les enchantait.Non, on n’en aurait pas trouvé une plus bête dans tout ledépartement !
Le soleil ayant reparu, des journées adorables se suivirent, desmois coulèrent dans une félicité monotone. Jamais ils ne savaientla date, et ils confondaient tous les jours de la semaine. Lematin, ils s’oubliaient très tard au lit, malgré les rayons quiensanglantaient les murs blanchis de la chambre, à travers lesfentes des volets. Puis, après le déjeuner, c’étaient des flâneriessans fin, de grandes courses sur le plateau planté de pommiers, pardes chemins herbus de campagne, des promenades le long de la Seine,au milieu des prés, jusqu’à la Roche-Guyon, des explorations pluslointaines, de véritables voyages de l’autre côté de l’eau, dansles champs de blé de Bonnières et de Jeufosse. Un bourgeois, forcéde quitter le pays, leur avait vendu un vieux canot trentefrancs ; et ils avaient aussi la rivière, ils s’étaient prispour elle d’une passion de sauvages, y vivant des jours entiers,naviguant, découvrant des terres nouvelles, restant cachés sous lessaules des berges, dans les petits bras noirs d’ombre. Entre lesîles semées au fil de l’eau, il y avait toute une cité mouvante etmystérieuse, un lacis de ruelles par lesquelles ils filaientdoucement, frôlés de la caresse des branches basses, seuls au mondeavec les ramiers et les martins-pêcheurs. Lui, parfois, devaitsauter sur le sable, les jambes nues, pour pousser le canot. Elle,vaillante, maniait les rames, voulait remonter les courants lesplus durs, glorieuse de sa force. Et, le soir, ils mangeaient dessoupes aux choux dans la cuisine, ils riaient de la bêtise de Méliedont ils avaient ri la veille ; puis, dès neuf heures, ilsétaient au lit, dans le vieux lit de noyer, vaste à y loger unefamille, et où ils faisaient leurs douze heures, jouant dès l’aubeà se jeter les oreillers, puis se rendormant, leurs bras à leurscous.
Chaque nuit, Christine disait :
« Maintenant, mon chéri, tu vas me promettre unechose : c’est que tu travailleras demain.
– Oui, demain, je te le jure.
– Et tu sais, je me fâche, cette fois… Est-ce que c’est moi quit’empêche ?
– Toi, quelle idée !… Puisque je suis venu pour travailler,que diable ! Demain, tu verras. »
Le lendemain, ils repartaient en canot ; elle-même leregardait avec un sourire gêné, quand elle le voyait n’emporter nitoile ni couleurs ; puis, elle l’embrassait en riant, fière desa puissance, touchée de ce continuel sacrifice qu’il lui faisait.Et c’étaient de nouvelles remontrances attendries : demain,oh ! demain, elle l’attacherait plutôt devant satoile !
Claude, cependant, fit quelques tentatives de travail. Ilcommença une étude du coteau de Jeufosse, avec la Seine au premierplan ; mais, dans l’île où il s’était installé, Christine lesuivait, s’allongeait sur l’herbe près de lui, les lèvresentr’ouvertes, les yeux noyés au fond du bleu ; et elle étaitsi désirable dans ces verdures, dans ce désert où seules passaientles voix murmurantes de l’eau, qu’il lâchait sa palette à chaqueminute, couché près d’elle, tous les deux anéantis et bercés par laterre. Une autre fois, au-dessus de Bennecourt, une vieille fermele séduisit, abritée de pommiers antiques, qui avaient grandi commedes chênes. Deux jours de suite, il y vint ; seulement, letroisième, elle l’emmena au marché de Bonnières, pour acheter despoules ; la journée suivante fut encore perdue, la toile avaitséché, il s’impatienta à la reprendre, et finalement l’abandonna.Pendant toute la saison chaude, il n’eut ainsi que des velléités,des bouts de tableau ébauchés à peine, quittés au moindre prétexte,sans un effort de persévérance. Sa passion de travail, cette fièvrede jadis qui le mettait debout dès l’aube, bataillant contre lapeinture rebelle, semblait s’en être allée, dans une réactiond’indifférence et de paresse ; et, délicieusement, comme aprèsles grandes maladies, il végétait, il goûtait la joie unique devivre par toutes les fonctions de son corps.
Aujourd’hui, Christine seule existait. C’était elle quil’enveloppait de cette haleine de flamme, où s’évanouissaient sesvolontés d’artiste. Depuis le baiser ardent, irréfléchi, qu’ellelui avait posé aux lèvres la première, une femme était née de lajeune fille, l’amante qui se débattait chez la vierge, qui gonflaitsa bouche et l’avançait, dans la carrure du menton. Elle serévélait ce qu’elle devait être, malgré sa longue honnêteté :une chair de passion, une de ces chairs sensuelles, si troublantes,quand elles se dégagent de la pudeur où elles dorment. D’un coup etsans maître, elle savait l’amour, elle y apportait l’emportement deson innocence ; et elle, ignorante jusque-là, lui presque neufencore, faisant ensemble les découvertes de la volupté,s’exaltaient dans le ravissement de cette initiation commune. Ils’accusait de son ancien mépris : fallait-il être sot, dedédaigner en enfant des félicités qu’on n’avait pas vécues !Désormais, toute sa tendresse de la chair de la femme, cettetendresse dont il épuisait autrefois le désir dans ses œuvres, nele brûlait plus que pour ce corps vivant, souple et tiède, quiétait son bien. Il avait cru aimer les jours frisant sur les gorgesde soie, les beaux tons d’ambre pâle qui dorent la rondeur deshanches, le modelé douillet des ventres purs. Quelle illusion derêveur ! À cette heure seulement, il le tenait à pleins bras,ce triomphe de posséder son rêve, toujours fuyant jadis sous samain impuissante de peintre. Elle se donnait entière, il laprenait, depuis sa nuque jusqu’à ses pieds, il la serrait d’uneétreinte à la faire sienne, à l’entrer au fond de sa propre chair.Et elle, ayant tué la peinture, heureuse d’être sans rivale,prolongeait les noces. Au lit, le matin, c’étaient ses bras ronds,ses jambes douces qui le gardaient si tard, comme lié par deschaînes, dans la fatigue de leur bonheur ; en canot,lorsqu’elle ramait, il se laissait emporter sans force, ivre, rienqu’à regarder le balancement de ses reins ; sur l’herbe desîles, les yeux au fond de ses yeux, il restait en extase desjournées, absorbé par elle, vidé de son cœur et de son sang. Ettoujours, et partout, ils se possédaient, avec le besoin inassouvide se posséder encore.
Une des surprises de Claude était de la voir rougir pour lemoindre gros mot qui lui échappait. Les jupes rattachées, ellesouriait d’un air de gêne, détournait la tête, aux allusionsgaillardes. Elle n’aimait pas ça. Et, à ce propos, un jour, ils sefâchèrent presque.
C’était, derrière leur maison, dans le petit bois de chênes, oùils allaient parfois, en souvenir du baiser qu’ils y avaientéchangé, lors de leur première visite à Bennecourt. Lui, travailléd’une curiosité, l’interrogeait sur sa vie de couvent. Il la tenaità la taille, la chatouillait de son souffle, derrière l’oreille, entâchant de la confesser. Que savait-elle de l’homme, là-bas ?qu’en disait-elle avec ses amies ? quelle idée se faisait-ellede ça ?
« Voyons, mon mimi, conte-moi un peu… Est-ce que tu tedoutais ? »
Mais elle avait son rire mécontent, elle essayait de sedégager.
« Es-tu bête ! laisse-moi donc !… À quoi çat’avance-t-il ?
– Ça m’amuse… Alors, tu savais ? »
Elle eut un geste de confusion, les joues envahies derougeur.
« Mon Dieu ! comme les autres, des choses… »
Puis, en se cachant la face contre son épaule :
« On est bien étonnée tout de même. »
Il éclata de rire, la serra follement, la couvrit d’une pluie debaisers. Mais, quand il crut l’avoir conquise et qu’il voulutobtenir ses confidences, ainsi que d’un camarade qui n’a rien àcacher, elle s’échappa en phrases fuyantes, elle finit par bouder,muette, impénétrable. Et jamais elle n’en avoua plus long, même àlui qu’elle adorait. Il y avait là ce fond que les plus franchesgardent, cet éveil de leur sexe dont le souvenir demeure enseveliet comme sacré. Elle était très femme, elle se réservait, en sedonnant toute.
Pour la première fois, ce jour-là, Claude sentit qu’ilsrestaient étrangers. Une impression de glace, le froid d’un autrecorps, l’avait saisi. Est-ce que rien de l’un ne pouvait doncpénétrer dans l’autre, quand ils s’étouffaient, entre leurs braséperdus, avides d’étreindre toujours davantage, au-delà même de lapossession ?
Les jours passaient cependant, et ils ne souffraient point de lasolitude. Aucun besoin d’une distraction, d’une visite à faire ou àrecevoir, ne les avait encore sortis d’eux-mêmes. Les heuresqu’elle ne vivait pas près de lui, à son cou, elle les employait enménagère bruyante, bouleversant la maison par de grands nettoyagesque Mélie devait exécuter sous ses yeux, ayant des fringalesd’activité qui la faisaient se battre en personne contre les troiscasseroles de la cuisine. Mais le jardin surtout l’occupait :elle abattait des moissons de roses sur les rosiers géants, arméed’un sécateur, les mains déchirées par les épines ; elles’était donné une courbature à vouloir cueillir les abricots, dontelle avait vendu la récolte deux cents francs aux Anglais quibattent le pays chaque année ; et elle en tirait une vanitéextraordinaire, elle rêvait de vivre des produits du jardin. Lui,mordait moins à la culture. Il avait mis son divan dans la vastesalle transformée en atelier, il s’y allongeait pour la regardersemer et planter, par la fenêtre grande ouverte. C’était une paixabsolue, la certitude qu’il ne viendrait personne, que pas un coupde sonnette ne le dérangerait, à aucun moment de la journée. Ilpoussait si loin cette peur du dehors, qu’il évitait de passerdevant l’auberge des Faucheur, dans la continuelle crainte detomber sur une bande de camarades, débarqués de Paris. De toutl’été, pas une âme ne se montra. Il répétait chaque soir, enmontant se coucher, que tout de même c’était une rude chance.
Une seule plaie secrète saignait au fond de cette joie. Après lafuite de Paris, Sandoz ayant su l’adresse et ayant écrit, demandants’il pouvait aller le voir, Claude n’avait pas répondu. Unebrouille s’en était suivie, et cette vieille amitié semblait morte.Christine s’en désolait, car elle sentait bien qu’il avait rompupour elle. Continuellement, elle en parlait, ne voulant pas lefâcher avec ses amis, exigeant qu’il les rappelât. Mais, s’ilpromettait d’arranger les choses, il n’en faisait rien. C’étaitfini, à quoi bon revenir sur le passé ?
Vers les derniers jours de juillet, l’argent devenant rare, ildut se rendre à Paris, pour vendre au père Malgras unedemi-douzaine d’anciennes études ; et, en l’accompagnant à lagare, elle lui fit jurer d’aller serrer la main à Sandoz. Le soir,elle était là de nouveau, devant la station de Bonnières, quil’attendait.
« Eh bien, l’as-tu vu, vous êtes-vousembrassés ? »
Il se mit à marcher près d’elle, muet d’embarras. Puis, d’unevoix sourde :
« Non, je n’ai pas eu le temps. »
Alors, elle dit, navrée, tandis que deux grosses larmes noyaientses yeux :
« Tu me fais beaucoup de peine. »
Et, comme ils étaient sous les arbres, il la baisa au visage, enpleurant lui aussi, en la suppliant de ne pas augmenter sonchagrin. Est-ce qu’il pouvait changer la vie ? N’était-cepoint assez déjà d’être heureux ensemble ?
Pendant ces premiers mois, ils firent une seule rencontre.C’était au-dessus de Bennecourt, en remontant du côté de laRoche-Guyon. Ils suivaient un chemin désert et boisé, un de cesdélicieux chemins creux, lorsque, à un détour, ils tombèrent surtrois bourgeois en promenade, le père, la mère et la fille.Justement, se croyant bien seuls, ils s’étaient pris à la taille,en amoureux qui s’oublient derrière les haies : elle, ployée,abandonnait ses lèvres ; lui, rieur, avançait lessiennes ; et la surprise fut si vive, qu’ils ne se dérangèrentpoint, toujours liés d’une étreinte, marchant du même pas ralenti.Saisie, la famille restait collée contre un des talus, le père groset apoplectique, la mère d’une maigreur de couteau, la filleréduite à rien, déplumée comme un oiseau malade, tous les troislaids et pauvres du sang vicié de leur race. Ils étaient une honte,en pleine vie de la terre, sous le grand soleil. Et, soudain, latriste enfant qui regardait passer l’amour avec des yeuxstupéfaits, fut poussée par son père, emmenée par sa mère, horsd’eux, exaspérés de ce baiser libre, demandant s’il n’y avait doncplus de police dans nos campagnes ; tandis que, toujours sanshâte, les deux amoureux s’en allaient triomphants, dans leurgloire.
Claude pourtant s’interrogeait, la mémoire hésitante. Où diableavait-il vu ces têtes-là, cette déchéance bourgeoise, ces facesdéprimées et tassées, qui suaient les millions gagnés sur le pauvremonde ? C’était assurément dans une circonstance grave de savie. Et il se souvint, il reconnut les Margaillan, cet entrepreneurque Dubuche promenait au Salon des Refusés, et qui avait ri devantson tableau, d’un rire tonnant d’imbécile. Deux cents pas plusloin, comme il débouchait avec Christine du chemin creux, et qu’ilsse trouvaient en face d’une vaste propriété, une grande bâtisseblanche entourée de beaux arbres, ils apprirent d’une vieillepaysanne que la Richaudière, comme on la nommait, appartenait auxMargaillan depuis trois années. Ils l’avaient payée quinze centmille francs et ils venaient d’y faire des embellissements pourplus d’un million.
« Voilà un coin du pays où l’on ne nous reprendra guère,dit Claude en redescendant vers Bennecourt. Ils gâtent le paysage,ces monstres ! »
Mais, dès le milieu d’août, un gros événement changea leurvie : Christine était enceinte, et elle ne s’en apercevaitqu’au troisième mois, dans son insouciance d’amoureuse. Ce futd’abord une stupeur pour elle et pour lui, jamais ils n’avaientsongé que cela pût arriver. Puis, ils se raisonnèrent, sans joiepourtant, lui troublé de ce petit être qui allait venir compliquerl’existence, elle saisie d’une angoisse qu’elle ne s’expliquaitpas, comme si elle eût craint que cet accident-là ne fût la fin deleur grand amour. Elle pleura longtemps à son cou, il tâchaitvainement de la consoler, étranglé de la même tristesse sans nom.Plus tard, quand ils se furent habitués, ils s’attendrirent sur lepauvre petit, qu’ils avaient fait sans le vouloir, le jour tragiqueoù elle s’était livrée à lui, dans les larmes, sous le crépusculenavré qui noyait l’atelier : les dates y étaient, ce seraitl’enfant de la souffrance et de la pitié, souffleté à sa conceptiondu rire bête des foules. Et, dès lors, comme ils n’étaient pasméchants, ils l’attendirent, le souhaitèrent même, s’occupant déjàde lui et préparant tout pour sa venue.
L’hiver eut des froids terribles, Christine fut retenue par ungros rhume dans la maison mal close, qu’on ne parvenait pas àchauffer. Sa grossesse lui causait de fréquents malaises, ellerestait accroupie devant le feu, elle était obligée de se fâcher,pour que Claude sortît sans elle, fît de longues marches sur laterre gelée et sonore des routes. Et lui, pendant ces promenades,en se retrouvant seul après des mois de continuelle existence àdeux, s’étonnait de la façon dont avait tourné sa vie, en dehors desa volonté. Jamais il n’avait voulu ce ménage, même avecelle ; il en aurait eu l’horreur, si on l’avaitconsulté ; et ça s’était fait cependant, et ça n’était plus àdéfaire ; car, sans parler de l’enfant, il était de ceux quin’ont point le courage de rompre. Évidemment, cette destinéel’attendait, il devait s’en tenir à la première qui n’aurait pashonte de lui. La terre dure sonnait sous ses galoches, le ventglacial figeait sa rêverie, attardée à des pensées vagues, à sachance d’être tombé du moins sur une fille honnête, à tout ce qu’ilaurait souffert de cruel et de sale, s’il s’était mis avec unmodèle, las de rouler les ateliers ; et il était repris detendresse, il se hâtait de rentrer pour serrer Christine de sesdeux bras tremblants, comme s’il avait failli la perdre, déconcertéseulement lorsqu’elle se dégageait, en poussant un cri dedouleur.
« Oh ! pas si fort ! tu me fais dumal ! »
Elle portait les mains à son ventre, et lui regardait ce ventre,toujours avec la même surprise anxieuse.
L’accouchement eut lieu vers le milieu de février. Unesage-femme était venue de Vernon, tout marcha très bien : lamère fut sur pied au bout de trois semaines, l’enfant, un garçon,très fort, tétait si goulûment, qu’elle devait se lever jusqu’àcinq fois la nuit, pour l’empêcher de crier et de réveiller sonpère. Dès lors, le petit être révolutionna la maison, car elle, siactive ménagère, se montra nourrice très maladroite. La materniténe poussait pas en elle, malgré son bon cœur et ses désolations aumoindre bobo ; elle se lassait, se rebutait tout de suite,appelait Mélie, qui aggravait les embarras par sa stupiditébéante ; et il fallait que le père accourût l’aider, plus gênéencore que les deux femmes. Son ancien malaise à coudre, soninaptitude aux travaux de son sexe, reparaissait dans les soins queréclamait l’enfant. Il fut assez mal tenu, il s’éleva un peu àl’aventure, au travers du jardin et des pièces laissées en désordrede désespoir, encombrées de langes, de jouets cassés, de l’ordureet du massacre d’un petit monsieur qui fait ses dents. Et, quandles choses se gâtaient par trop, elle ne savait que se jeter auxbras de son cher amour : c’était son refuge, cette poitrine del’homme qu’elle aimait, l’unique source de l’oubli et du bonheur.Elle n’était qu’amante, elle aurait donné vingt fois le fils pourl’époux. Une ardeur même l’avait reprise après la délivrance, unesève remontante d’amoureuse qui se retrouve, avec sa taille libre,sa beauté refleurie. Jamais sa chair de passion ne s’était offertedans un tel frisson de désir.
Ce fut l’époque cependant où Claude se remit un peu à peindre.L’hiver finissait, il ne savait à quoi employer les gaies matinéesde soleil, depuis que Christine ne pouvait sortir avant midi, àcause de Jacques, le gamin qu’ils avaient nommé ainsi, du nom deson grand-père maternel, en négligeant du reste de le fairebaptiser. Il travailla dans le jardin, d’abord par désœuvrement,fit une pochade de l’allée d’abricotiers, ébaucha les rosiersgéants, composa des natures mortes, quatre pommes, une bouteille etun pot de grès, sur une serviette. C’était pour se distraire. Puis,il s’échauffa, l’idée de peindre une figure habillée en pleinsoleil, finit par le hanter ; et, dès ce moment, sa femme futsa victime, d’ailleurs complaisante, heureuse de lui faire unplaisir, sans comprendre encore quelle rivale terrible elle sedonnait. Il la peignit à vingt reprises, vêtue de blanc, vêtue derouge au milieu des verdures, debout ou marchant, à demi allongéesur l’herbe, coiffée d’un grand chapeau de campagne, tête nue sousune ombrelle, dont la soie cerise baignait sa face d’une lumièrerose. Jamais il ne se contentait pleinement, il grattait les toilesau bout de deux ou trois séances, recommençait tout de suite,s’entêtant au même sujet. Quelques études, incomplètes, mais d’unenotation charmante dans la vigueur de leur facture, furent sauvéesdu couteau à palette et pendues aux murs de la salle à manger.
Et, après Christine, ce fut Jacques qui dut poser. On le mettaitnu comme un petit saint Jean, on le couchait, par les journéeschaudes, sur une couverture ; et il ne fallait plus qu’ilbougeât. Mais c’était le diable. Égayé, chatouillé par le soleil,il riait et gigotait, ses petits pieds roses en l’air, se roulant,culbutant, le derrière par-dessus la tête. Le père, après avoir ri,se fâchait, jurait contre ce sacré mioche qui ne pouvait pas êtresérieux une minute. Est-ce qu’on plaisantait avec lapeinture ? Alors, la mère, à son tour, faisait les gros yeux,maintenait le petit pour que le peintre attrapât au vol le dessind’un bras ou d’une jambe. Pendant des semaines, il s’obstina,tellement les tons si jolis de cette chair d’enfance le tentaient.Il ne le couvait plus que de ses yeux d’artiste, comme un motif àchef-d’œuvre, clignant les paupières, rêvant le tableau. Et ilrecommençait l’expérience, il le guettait des jours entiers,exaspéré que ce polisson-là ne voulût pas dormir, aux heures oùl’on aurait pu le peindre.
Un jour que Jacques sanglotait, en refusant de tenir la pose,Christine dit doucement :
« Mon ami, tu le fatigues, ce pauvre mignon. »
Alors, Claude s’emporta, plein de remords.
« Tiens ! c’est vrai, je suis stupide, avec mapeinture !… Les enfants, ce n’est pas fait pour ça. »
Le printemps et l’été se passèrent encore, dans une grandedouceur. On sortait moins, on avait presque délaissé le canot, quiachevait de se pourrir contre la berge ; car c’était toute unehistoire que d’emmener le petit dans les îles. Mais on descendaitsouvent à pas ralentis le long de la Seine, sans jamais s’écarter àplus d’un kilomètre. Lui, fatigué des éternels motifs du jardin,tentait maintenant des études au bord de l’eau ; et, cesjours-là, elle allait le chercher avec l’enfant, s’asseyait pour leregarder peindre, en attendant de rentrer languissamment tous lestrois, sous la cendre fine du crépuscule. Une après-midi, il futsurpris de la voir apporter son ancien album de jeune fille. Elleen plaisanta, elle expliqua que ça réveillait des choses en elle,d’être là, derrière lui. Sa voix tremblait un peu, la vérité étaitqu’elle éprouvait le besoin de se mettre de moitié dans sa besogne,depuis que cette besogne le lui enlevait davantage chaque jour.Elle dessina, risqua deux ou trois aquarelles, d’une main soigneusede pensionnaire. Puis, découragée par ses sourires, sentant bienque la communion ne se faisait pas sur ce terrain, elle lâcha denouveau son album, en le forçant à promettre qu’il lui donneraitdes leçons de peinture, plus tard, quand il aurait le temps.
D’ailleurs, elle trouvait très jolies ses dernières toiles.Après cette année de repos en pleine campagne, en pleine lumière,il peignait avec une vision nouvelle, comme éclaircie, d’une gaietéde tons chantante. Jamais encore il n’avait eu cette science desreflets, cette sensation si juste des êtres et des choses, baignantdans la clarté diffuse. Et, désormais, elle aurait déclaré celaabsolument bien, gagnée par ce régal de couleurs, s’il avait voulufinir davantage, et si elle n’était restée interdite parfois,devant un terrain lilas ou devant un arbre bleu, qui déroutaienttoutes ses idées arrêtées de coloration. Un jour qu’elle osait sepermettre une critique, précisément à cause d’un peuplier lavéd’azur, il lui avait fait constater, sur la nature même, cebleuissement délicat des feuilles. C’était vrai pourtant, l’arbreétait bleu ; mais, au fond, elle ne se rendait pas, condamnaitla réalité : il ne pouvait y avoir des arbres bleus dans lanature.
Elle ne parla plus que gravement des études qu’il accrochait auxmurs de la salle. L’art rentrait dans leur vie, et elle endemeurait toute songeuse. Quand elle le voyait partir avec son sac,sa pique et son parasol, il lui arrivait de se pendre d’un élan àson cou.
« Tu m’aimes, dis ?
– Es-tu bête ! pourquoi veux-tu que je ne t’aimepas ?
– Alors, embrasse-moi comme tu m’aimes, bien fort, bienfort ! »
Puis, l’accompagnant jusque sur la route :
« Et travaille, tu sais que je ne t’ai jamais empêché detravailler… Va, va, je suis contente, lorsque tutravailles. »
Une inquiétude parut s’emparer de Claude, lorsque l’automne decette seconde année fit jaunir les feuilles et ramena les premiersfroids. La saison fut justement abominable, quinze jours de pluiestorrentielles le retinrent oisif à la maison ; ensuite, desbrouillards vinrent à chaque instant contrarier ses séances. Ilrestait assombri devant le feu, il ne parlait jamais de Paris, maisla ville se dressait là-bas, à l’horizon, la ville d’hiver avec songaz qui flambait dès cinq heures, ses réunions d’amis se fouettantd’émulation, sa vie de production ardente que même les glaces dedécembre ne ralentissaient pas. En un mois, il s’y rendit à troisreprises, sous le prétexte de voir Malgras, auquel il avait encorevendu quelques petites toiles. Maintenant, il n’évitait plus depasser devant l’auberge des Faucheur, il se laissait même arrêterpar le père Poirette, acceptait un verre de vin blanc ; et sesregards fouillaient la salle, comme s’il eût cherché, malgré lasaison, des camarades d’autrefois, tombés là du matin. Ils’attardait, dans l’attente ; puis, désespéré de solitude, ilrentrait, étouffant de tout ce qui bouillonnait en lui, malade den’avoir personne pour crier ce dont éclatait son crâne.
L’hiver s’écoula pourtant, et Claude eut la consolation depeindre quelques beaux effets de neige. Une troisième annéecommençait, lorsque, dans les derniers jours de mai, une rencontreinattendue l’émotionna. Il était, ce matin-là, monté sur leplateau, pour chercher un motif, les bords de la Seine ayant finipar le lasser ; et il resta stupide, au détour d’un chemin,devant Dubuche qui s’avançait entre deux haies de sureau, coifféd’un chapeau noir, pincé correctement dans sa redingote.
« Comment ! c’est toi ! »
L’architecte bégaya de contrariété.
« Oui, je vais faire une visite… Hein ? c’est jolimentbête, à la campagne ! Mais, que veux-tu ? on est forcé àdes ménagements… Et toi, tu habites par ici ? Je le savais…C’est-à-dire, non ! on m’avait bien appris quelque chose commeça, mais je croyais que c’était de l’autre côté, plusloin. »
Claude, très remué, le tira d’embarras.
« Bon, bon, mon vieux, tu n’as pas à t’excuser, c’est moile plus coupable… Ah ! qu’il y a donc longtemps qu’on ne s’estvus ! Si je te disais le coup que j’ai reçu au cœur, quand tonnez a débouché des feuilles ! »
Alors, il lui prit le bras, il l’accompagna en ricanant deplaisir ; et l’autre, dans la continuelle préoccupation de safortune, qui le faisait parler de lui sans cesse, se mit tout desuite à causer de son avenir. Il venait de passer élève de premièreclasse à l’école, après avoir décroché avec une peine infinie lesmentions réglementaires. Mais ce succès le laissait perplexe. Sesparents ne lui envoyaient plus un sou, pleurant misère, pour qu’illes soutînt à son tour ; il avait renoncé au prix de Rome,certain d’être battu, pressé de gagner sa vie ; et il étaitlas déjà, écœuré de faire la place, de gagner un franc vingt-cinqde l’heure chez des architectes ignorants, qui le traitaient enmanœuvre. Quelle route choisir ? où prendre le plus courtchemin ? Il quitterait l’École, il aurait un bon coup d’épaulede son patron, le puissant Dequersonnière, dont il était aimé poursa docilité d’élève piocheur. Seulement, que de peine encore, qued’inconnu devant lui ! Et il se plaignait avec amertume de cesÉcoles du gouvernement, où l’on trimait tant d’années, et quin’assuraient même pas une position à tous ceux qu’elles jetaientsur le pavé.
Brusquement, il s’arrêta au milieu du sentier. Les haies desureau débouchaient en plaine rase, et la Richaudière apparaissait,au milieu de ses grands arbres.
« Tiens ! c’est vrai, s’écria Claude, je n’avais pascompris… Tu vas dans cette baraque. Ah ! les magots, ont-ilsde sales têtes ! »
Dubuche, l’air vexé de ce cri d’artiste, protesta d’un airgourmé.
« N’empêche que le père Margaillan, tout crétin qu’il tesemble, est un fier homme dans sa partie. Il faut le voir sur seschantiers, au milieu de ses bâtisses : une activité du diable,un sens étonnant de la bonne administration, un flair merveilleuxdes rues à construire et des matériaux à acheter. Du reste, on negagne pas des millions sans être un monsieur… Et puis, pour ce queje veux faire de lui, moi ! Je serais bien bête de n’être paspoli à l’égard d’un homme qui peut m’être utile. »
Tout en parlant, il barrait l’étroit chemin, il empêchait sonami d’avancer, sans doute par crainte d’être compromis, si on lesvoyait ensemble, et pour lui faire entendre qu’ils devaient seséparer là.
Claude allait l’interroger sur les camarades de Paris ;mais il se tut. Pas un mot de Christine ne fut même prononcé. Et ilse résignait à le quitter, il tendait la main, lorsque cettequestion sortit malgré lui de ses lèvres tremblantes :
« Sandoz va bien ?
– Oui, pas mal. Je le vois rarement… Il m’a encore parlé de toi,le mois dernier. Il est toujours désolé que tu nous aies mis à laporte.
– Mais je ne vous ai pas mis à la porte ! cria Claude horsde lui ; mais, je vous en supplie, venez me voir ; Jeserais si heureux !
– Alors, c’est ça, nous viendrons. Je lui dirai de venir, paroled’honneur !… Adieu, adieu, mon vieux. Je suispressé. »
Et Dubuche s’en alla vers la Richaudière, et Claude le regardaqui se rapetissait au milieu des cultures, avec la soie luisante deson chapeau et la tache noire de sa redingote. Il rentra lentement,le cœur gros d’une tristesse sans cause. Il ne dit rien à sa femmede cette rencontre.
Huit jours plus tard, Christine était allée chez les Faucheuracheter une livre de vermicelle, et elle s’attardait au retour,elle causait avec une voisine, son enfant au bras, lorsqu’unmonsieur, qui descendait du bac, s’approcha et luidemanda :
« Monsieur Claude Lantier ? c’est par ici, n’est-cepas ? »
Elle resta saisie, elle répondit simplement :
« Oui, monsieur. Si vous voulez bien me suivre… »
Pendant une centaine de mètres, ils marchèrent côte à côte.L’étranger, qui semblait la connaître, l’avait regardée avec un bonsourire ; mais, comme elle hâtait le pas, cachant son troublesous un air grave, il se taisait. Elle ouvrit la porte, ellel’introduisit dans la salle, en disant :
« Claude, une visite pour toi. »
Il y eut une grande exclamation, les deux hommes étaient déjàdans les bras l’un de l’autre.
« Ah ! mon vieux Pierre, ah ! que tu es gentild’être venu !… Et Dubuche ?
– Au dernier moment, une affaire l’a retenu, et il m’a envoyéune dépêche pour que je parte sans lui.
– Bon ! je m’y attendais un peu… Mais te voilà, toi !Ah ! tonnerre de Dieu, que je suis content ! »
Et, se tournant vers Christine, qui souriait, gagnée par lajoie :
« C’est vrai, je ne t’ai pas conté. J’ai rencontré l’autrejour Dubuche, qui se rendait là-haut, à la propriété de cesmonstres… »
Mais il s’interrompit de nouveau, pour crier avec un gestefou :
« Je perds la tête, décidément ! Vous ne vous êtesjamais parlé, et je vous laisse là… Ma chérie, tu vois cemonsieur : c’est mon vieux camarade Pierre Sandoz, que j’aimecomme un frère… Et toi, mon brave, je te présente ma femme. Et vousallez vous embrasser tous les deux. »
Christine se mit à rire franchement, et elle tendit la joue, degrand cœur. Tout de suite, Sandoz lui avait plu, avec sa bonhomie,sa solide amitié, l’air de sympathie paternelle dont il laregardait. Une émotion mouilla ses yeux, lorsqu’il lui retint lesmains entre les siennes, en disant :
« Vous êtes bien gentille d’aimer Claude, et il faut vousaimer toujours, car c’est encore ce qu’il y a demeilleur. »
Puis, se penchant pour baiser le petit, qu’elle avait aubras :
« Alors, en voilà déjà un ? »
Le peintre eut un vague geste d’excuse.
« Que veux-tu ? ça pousse sans qu’on ysonge ! »
Claude garda Sandoz dans la salle, pendant que Christinerévolutionnait la maison pour le déjeuner. En deux mots, il luiconta leur histoire, qui elle était, comment il l’avait connue,quelles circonstances les avaient fait se mettre en ménage ;et il parut s’étonner, lorsque son ami voulut savoir pourquoi ilsne se mariaient pas. Mon Dieu ! pourquoi ? parce qu’ilsn’en avaient même jamais causé, parce qu’elle ne semblait pas ytenir, et qu’ils n’en seraient certainement ni plus ni moinsheureux. Enfin, c’était une chose sans conséquence.
« Bon ! dit l’autre. Moi, ça ne me gêne point… Tu l’aseue honnête, tu devrais l’épouser.
– Mais quand elle voudra, mon vieux ! Bien sûr que je nesonge pas à la planter là, avec un enfant. »
Ensuite, Sandoz s’émerveilla des études pendues aux murs.Ah ! le gaillard avait joliment employé son temps !Quelle justesse de ton, quel coup de vrai soleil ! Et Claude,qui l’écoutait, ravi, avec des rires d’orgueil, allait lequestionner sur les camarades, sur ce qu’ils faisaient tous,lorsque Christine rentra, en criant :
« Venez vite, les œufs sont sur la table. »
On déjeuna dans la cuisine, un déjeuner extraordinaire, unefriture de goujons après les œufs à la coque, puis le bouilli de laveille assaisonné en salade, avec des pommes de terre et un harengsaur. C’était délicieux, l’odeur forte et appétissante du harengque Mélie avait culbuté sur la braise, la chanson du café quipassait goutte à goutte dans le filtre, au coin du fourneau. Et,quand le dessert parut, des fraises cueillies à l’instant, unfromage qui sortait de la laiterie d’une voisine, on causa sansfin, les coudes carrément sur la table. À Paris ? monDieu ! à Paris, les camarades ne faisaient rien de bien neuf.Pourtant, dame ! ils jouaient des coudes, ils se poussaient àqui se caserait le premier. Naturellement, les absents avaienttort, il était bon d’y être, lorsqu’on ne voulait pas se laissertrop oublier. Mais est-ce que le talent n’était pas letalent ? est-ce qu’on n’arrivait pas toujours, lorsqu’on enavait la volonté et la force ? Ah ! oui, c’était le rêve,vivre à la campagne, y entasser des chefs-d’œuvre, puis un beaujour écraser Paris, en ouvrant ses malles !
Le soir, lorsque Claude accompagna Sandoz à la gare, ce dernierlui dit :
« À propos, je comptais te faire une confidence… Je croisque je vais me marier. »
Du coup, le peintre éclata de rire.
« Ah ! farceur, je comprends pourquoi tu me sermonnaisce matin ! »
En attendant le train, ils causèrent encore. Sandoz expliqua sesidées sur le mariage, qu’il considérait bourgeoisement comme lacondition même du bon travail, de la besogne réglée et solide, pourles grands producteurs modernes. La femme dévastatrice, la femmequi tue l’artiste, lui broie le cœur et lui mange le cerveau, étaitune idée romantique, contre laquelle les faits protestaient. Lui,d’ailleurs, avait le besoin d’une affection gardienne de satranquillité, d’un intérieur de tendresse où il pût se cloîtrer,afin de consacrer sa vie entière à l’œuvre énorme dont il promenaitle rêve. Et il ajoutait que tout dépendait du choix, il croyaitavoir trouvé celle qu’il cherchait, une orpheline, la simple fillede petits commerçants sans un sou, mais belle, intelligente. Depuissix mois, après avoir donné sa démission d’employé, il s’étaitlancé dans le journalisme, où il gagnait plus largement sa vie. Ilvenait d’installer sa mère dans une petite maison des Batignolles,il y voulait l’existence à trois, deux femmes pour l’aimer, et luides reins assez forts pour nourrir tout son monde.
« Marie-toi, mon vieux, dit Claude. On doit faire ce quel’on sent… Et adieu, voici ton train. N’oublie pas ta promesse derevenir nous voir. »
Sandoz revint très souvent. Il tombait au hasard, quand sonjournal le lui permettait, libre encore, ne devant se mettre enménage qu’à l’automne. C’étaient des journées heureuses, desaprès-midi entières de confidences ; les anciennes volontés degloire reprises en commun.
Un jour, seul avec Claude, dans une île, étendus côte à côte,les yeux perdus au ciel, il lui conta sa vaste ambition, il seconfessa tout haut.
« Le journal, vois-tu, ce n’est qu’un terrain de combat. Ilfaut vivre et il faut se battre pour vivre… Puis, cette gueuse depresse, malgré les dégoûts du métier, est une sacrée puissance, unearme invincible aux mains d’un gaillard convaincu… Mais, si je suisforcé de m’en servir, je n’y vieillirai pas, ah ! non !Et je tiens mon affaire, oui, je tiens ce que je cherchais, unemachine à crever de travail, quelque chose où je vais m’engloutirpour n’en pas ressortir peut-être. »
Un silence tomba des feuillages, immobiles dans la grossechaleur. Il reprit d’une voix ralentie, en phrases sanssuite :
« Hein ? étudier l’homme tel qu’il est, non plus leurpantin métaphysique, mais l’homme physiologique, déterminé par lemilieu, agissant sous le jeu de tous ses organes… N’est-ce pas unefarce que cette étude continue et exclusive de la fonction ducerveau, sous le prétexte que le cerveau est l’organe noble ?…La pensée, la pensée, eh ! tonnerre de Dieu ! la penséeest le produit du corps entier. Faites donc penser un cerveau toutseul, voyez donc ce que devient la noblesse du cerveau, quand leventre est malade !… Non ! c’est imbécile, la philosophien’y est plus, la science n’y est plus, nous sommes despositivistes, des évolutionnistes, et nous garderions le mannequinlittéraire des temps classiques, et nous continuerions à déviderles cheveux emmêlés de la raison pure ! Qui dit psychologuedit traître à la vérité. D’ailleurs, physiologie, psychologie, celane signifie rien : l’une a pénétré l’autre, toutes deux nesont qu’une aujourd’hui, le mécanisme de l’homme aboutissant à lasomme totale de ses fonctions… Ah ! la formule est là, notrerévolution moderne n’a pas d’autre base, c’est la mort fatale del’antique société, c’est la naissance d’une société nouvelle, etc’est nécessairement la poussée d’un nouvel art, dans ce nouveauterrain… Oui, on verra, on verra la littérature qui va germer pourle prochain siècle de science et de démocratie ! »
Son cri monta, se perdit au fond du ciel immense. Pas un soufflene passait, il n’y avait, le long des saules, que le glissementmuet de la rivière. Et il se tourna brusquement vers son compagnon,il lui dit dans la face :
« Alors, j’ai trouvé ce qu’il me fallait, à moi. Oh !pas grand-chose, un petit coin seulement, ce qui suffit pour unevie humaine, même quand on a des ambitions trop vastes… Je vaisprendre une famille, et j’en étudierai les membres, un à un, d’oùils viennent, où ils vont, comment ils réagissent les uns sur lesautres ; enfin, une humanité en petit, la façon dontl’humanité pousse et se comporte… D’autre part, je mettrai mesbonshommes dans une période historique déterminée, ce qui medonnera le milieu et les circonstances, un morceau d’histoire…Hein ? tu comprends, une série de bouquins, quinze, vingtbouquins, des épisodes qui se tiendront, tout en ayant chacun soncadre à part, une suite de romans à me bâtir une maison pour mesvieux jours, s’ils ne m’écrasent pas ! »
Il retomba sur le dos, il élargit les bras dans l’herbe, parutvouloir entrer dans la terre, riant, plaisantant.
« Ah ! bonne terre, prends-moi, toi qui es la mèrecommune, l’unique source de la vie ! toi l’éternelle,l’immortelle, où circule l’âme du monde, cette sève épandue jusquedans les pierres, et qui fait des arbres nos grands frèresimmobiles !… Oui, je veux me perdre en toi, c’est toi que jesens là, sous mes membres, m’étreignant et m’enflammant, c’est toiseule qui seras dans mon œuvre comme la force première, le moyen etle but, l’arche immense, où toutes les choses s’animent du soufflede tous les êtres ! »
Mais, commencée en blague, avec l’enflure de son emphaselyrique, cette invocation s’acheva en un cri de conviction ardente,que faisait trembler une émotion profonde de poète ; et sesyeux se mouillèrent ; et, pour cacher cet attendrissement, ilajouta d’une voix brutale, avec un vaste geste qui embrassaitl’horizon :
« Est-ce bête, une âme à chacun de nous, quand il y a cettegrande âme ! »
Claude n’avait pas bougé, disparu au fond de l’herbe. Après unnouveau silence, il conclut :
« Ça y est, mon vieux ! crève-les tous !… Mais tuvas te faire assommer.
– Oh ! dit Sandoz qui se leva et s’étira, j’ai les os tropdurs. Ils se casseront les poignets… Rentrons, je ne veux pasmanquer le train. »
Christine s’était prise pour lui d’une vive amitié, en le voyantdroit et robuste dans la vie ; et elle osa enfin lui demanderun service, celui d’être le parrain de Jacques. Sans doute, elle nemettait plus les pieds à l’église ; mais à quoi bon laisser cegamin en dehors de l’usage ? Puis, ce qui surtout la décidait,c’était de lui donner un soutien, ce parrain qu’elle sentait sipondéré, si raisonnable, dans les éclats de sa force. Claudes’étonna, consentit avec un haussement d’épaules. Et le baptême eutlieu, on trouva une marraine, la fille d’une voisine. Ce fut unefête, on mangea un homard, apporté de Paris.
Justement, ce jour-là, comme on se séparait, Christine pritSandoz à part, et lui dit, d’une voix suppliante :
« Revenez bientôt, n’est-ce pas ? Ils’ennuie. »
Claude, en effet, tombait dans des tristesses noires. Ilabandonnait ses études, sortait seul, rôdait malgré lui devantl’auberge des Faucheur, à l’endroit où le bac abordait, comme s’ileût toujours compté voir Paris débarquer. Paris le hantait, il yallait chaque mois, en revenait désolé, incapable de travail.L’automne arriva, puis l’hiver, un hiver humide, trempé deboue ; et il le passa dans un engourdissement maussade, amerpour Sandoz lui-même, lui, marié d’octobre, ne pouvait plus fairesi souvent le voyage de Bennecourt. Il ne semblait s’éveiller qu’àchacune de ces visites, il en gardait une excitation pendant unesemaine, ne tarissait pas en paroles fiévreuses sur les nouvellesde là-bas. Lui, qui, auparavant, cachait son regret de Paris,étourdissait maintenant Christine, l’entretenait du matin au soir,à propos d’affaires qu’elle ignorait et de gens qu’elle n’avaitjamais vus. C’était, au coin du feu, lorsque Jacques dormait, descommentaires sans fin. Il se passionnait, et il fallait encorequ’elle donnât son opinion, qu’elle se prononçât dans leshistoires.
Est-ce que Gagnière n’était pas idiot, à s’abrutir avec samusique, lui qui aurait pu avoir un talent si consciencieux depaysagiste ? Maintenant, disait-on, il prenait chez unedemoiselle des leçons de piano, à son âge ! Hein ? qu’enpensait-elle ? une vraie toquade ! Et Jory qui cherchaità se remettre avec Irma Bécot, depuis que celle-ci avait un petithôtel, rue de Moscou ! Elle les connaissait, ces deux-là, deuxbonnes rosses qui faisaient la paire, n’est-ce pas ? Mais lemalin des malins, c’était Fagerolles, auquel il flanquerait sesquatre vérités, quand il le verrait. Comment ! ce lâcheurvenait de concourir pour le prix de Rome, qu’il avait raté, dureste ! Un gaillard qui blaguait l’École, qui parlait de toutdémolir ! Ah ! décidément, la démangeaison du succès, lebesoin de passer sur le ventre des camarades et d’être salué pardes crétins, poussait à faire de bien grandes saletés. Voyons, ellene le défendait pas, peut-être ? elle n’était pas assezbourgeoise pour le défendre ? Et, quand elle avait dit commelui, il retombait toujours avec de grands rires nerveux sur la mêmehistoire, qu’il trouvait d’un comique extraordinaire :l’histoire de Mahoudeau et de Chaîne, qui avaient tué le petitJabouille, le mari de Mathilde, la terrible herboriste :oui ! tué, un soir que ce cocu phtisique avait eu une syncope,et que tous deux, appelés par la femme, s’étaient mis à lefrictionner si dur, qu’il leur était resté dans lesmains !
Alors, si Christine ne s’égayait pas, Claude se levait et disaitd’une voix bourrue :
« Oh ! toi, rien ne te fait rire… Allons nous coucher,ça vaudra mieux. »
Il l’adorait encore, il la possédait avec l’emportementdésespéré d’un amant qui demande à l’amour l’oubli de tout, la joieunique. Mais il ne pouvait aller au-delà du baiser, elle nesuffisait plus, un autre tourment l’avait repris, invincible.
Au printemps, Claude, qui avait juré de ne plus exposer, par uneaffectation de dédain, s’inquiéta beaucoup du Salon. Quand ilvoyait Sandoz, il le questionnait sur les envois des camarades. Lejour de l’ouverture, il y alla, et revint le soir même, frémissant,très sévère. Il n’y avait qu’un buste de Mahoudeau, bien, sansimportance ; un petit paysage de Gagnière, reçu dans le tas,était aussi d’une jolie note blonde ; puis, rien autre, rienque le tableau de Fagerolles, une actrice devant sa glace, faisantsa figure. Il ne l’avait pas cité d’abord, il en parla ensuite avecdes rires indignés. Ce Fagerolles, quel truqueur ! Maintenantqu’il avait raté son prix, il ne craignait plus d’exposer, illâchait décidément l’École, mais il fallait voir avec quelleadresse, pour quel compromis, une peinture qui jouait l’audace duvrai, sans une seule qualité originale ! Et ça aurait dusuccès, les bourgeois aimaient trop qu’on les chatouillât, en ayantl’air de les bousculer. Ah ! comme il était temps qu’unvéritable peintre parût, dans ce désert morne du Salon, au milieude ces malins et de ces imbéciles ! Quelle place à prendre,tonnerre de Dieu !
Christine, qui l’écoutait se fâcher, finit par dire enhésitant :
« Si tu voulais, nous rentrerions à Paris.
– Qui te parle de ça ? cria-t-il. On ne peut causer avectoi, sans que tu cherches midi à quatorze heures. »
Six semaines plus tard, il apprit une nouvelle qui l’occupa huitjours : son ami Dubuche épousait Mlle RégineMargaillan, la fille du propriétaire de la Richaudière ; etc’était une histoire compliquée, dont les détails l’étonnaient etl’égayaient énormément. D’abord, cet animal de Dubuche venait dedécrocher une médaille, pour un projet de Pavillon au milieu d’unparc, qu’il avait exposé ; ce qui était déjà très amusant, carle projet, disait-on, avait dû être remis debout par son patronDequersonnière, lequel, tranquillement, l’avait fait médailler parle jury, qu’il présidait. Ensuite, le comble était que cetterécompense attendue avait décidé le mariage. Hein ? un jolitrafic, si, maintenant, les médailles servaient à caser les bonsélèves nécessiteux au sein des familles riches ! Le pèreMargaillan, comme tous les parvenus, rêvait de trouver un gendrequi l’aidât, qui lui apportât, dans sa partie, des diplômesauthentiques et d’élégantes redingotes ; et, depuis quelquetemps, il couvait des yeux ce jeune homme, cet élève de l’École desBeaux-Arts, dont les notes étaient excellentes, si appliqué, sirecommandé par ses maîtres. La médaille l’enthousiasma, du coup ildonna sa fille, il prit cet associé qui décuplerait les millions encaisse, puisqu’il savait ce qu’il était nécessaire de savoir pourbien bâtir. D’ailleurs, la pauvre Régine, toujours triste, d’unesanté chancelante, aurait là un mari bien portant.
« Crois-tu ? répétait Claude à sa femme, faut-il aimerl’argent, pour épouser ce malheureux petit chatécorché ! »
Et, comme Christine, apitoyée, la défendait :
« Mais je ne tape pas sur elle. Tant mieux si le mariage nel’achève pas ! Elle est certainement innocente de ce que sonmaçon de père a eu l’ambition stupide, d’épouser une fille debourgeois, et de ce qu’ils l’ont si mal fichue à eux deux, lui lesang gâté par des générations d’ivrognes, elle épuisée, la chairmangée de tous les virus des races finissantes. Ah ! une joliedégringolade, au milieu des pièces de cent sous ! Gagnez,gagnez donc des fortunes, pour mettre vos fœtus dans del’esprit-de-vin ! »
Il tournait à la férocité, sa femme devait l’étreindre, legarder entre ses bras, et le baiser, et rire, pour qu’il redevîntle bon enfant des premiers jours. Alors, plus calme, il comprenait,il approuvait les mariages de ses deux vieux compagnons. C’étaitvrai, pourtant, que tous les trois avaient pris femme ! Commela vie était drôle !
Une fois encore, l’été s’acheva, le quatrième qu’ils passaient àBennecourt. Jamais ils ne devaient être plus heureux, l’existenceleur était douce et à bon compte, au fond de ce village. Depuisqu’ils y habitaient, l’argent ne leur avait pas manqué, les millefrancs de rente et les quelques toiles vendues suffisaient à leursbesoins ; même ils faisaient des économies, ils avaient achetédu linge. De son côté, le petit Jacques, âgé de deux ans et demi,se trouvait admirablement de la campagne. Du matin au soir, il setraînait dans la terre, en loques et barbouillé, poussant à saguise, d’une belle santé rougeaude. Souvent, sa mère ne savait pluspar quel bout le prendre, pour le nettoyer un peu ; et,lorsqu’elle le voyait bien manger, bien dormir, elle ne s’enpréoccupait pas autrement, elle réservait ses tendresses inquiètespour son autre grand enfant d’artiste, son cher homme, dont leshumeurs noires l’emplissaient d’angoisse. Chaque jour, la situationempirait, ils avaient beau vivre tranquilles, sans cause de chagrinaucune, ils n’en glissaient pas moins à une tristesse, à un malaisequi se traduisait par une exaspération de toutes les heures.
Et c’en était fait, des joies premières de la campagne. Leurbarque pourrie, défoncée, avait coulé au fond de la Seine. Dureste, ils n’avaient même plus l’idée de se servir du canot que lesFaucheur mettaient à leur disposition. La rivière les ennuyait, uneparesse leur était venue de ramer, ils répétaient sur certainscoins délicieux des îles les exclamations enthousiastesd’autrefois, sans jamais être tentés d’y retourner voir. Même, lespromenades le long des berges avaient perdu de leur charme ;on y était grillé l’été, on s’y enrhumait l’hiver ; et, quantau plateau, à ces vastes terres plantées de pommiers qui dominaientle village, elles devenaient comme un pays lointain, quelque chosede trop reculé pour qu’on eût la folie d’y risquer ses jambes. Leurmaison aussi les irritait, cette caserne où il fallait manger dansle graillon de la cuisine, où leur chambre était le rendez-vous desquatre vents du ciel. Par un surcroît de malchance, la récolte desabricots avait manqué, cette année-là, et les plus beaux desrosiers géants, très vieux, envahis d’une lèpre, étaient morts. Ahquelle usure mélancolique de l’habitude ! comme l’éternellenature avait l’air de se faire vieille, dans cette satiété lassedes mêmes horizons ! Mais le pis était que, en lui, le peintrese dégoûtait de la contrée, ne trouvant plus un seul motif quil’enflammât, battant les champs d’un pas morne, ainsi qu’un domainevide désormais, dont il aurait épuisé la vie, sans y laisserl’intérêt d’un arbre ignoré, d’un coup de lumière imprévu. Non,c’était fini, c’était glacé, il ne ferait plus rien de bon, dans cepays de chien !
Octobre arriva, avec son ciel noyé d’eau. Un des premiers soirsde pluie, Claude s’emporta, parce que le dîner n’était pas prêt. Ilflanqua cette oie de Mélie à la porte, il gifla Jacques qui seroulait dans ses jambes. Alors, Christine, pleurante, l’embrassa,en disant :
« Allons-nous-en, oh ! retournons àParis ! »
Il se dégagea, il cria d’une voix de colère :
« Encore cette histoire !… Jamais,entends-tu !
– Fais-le pour moi, reprit-elle ardemment. C’est moi qui te ledemande, c’est à moi que tu feras plaisir.
– Tu t’ennuies donc ici ?
– Oui, j’y mourrai, si nous restons… Et puis, je veux que tutravailles, je sens bien que ta place est là-bas. Ce serait uncrime, de t’enterrer davantage.
– Non, laisse-moi ! »
Il frémissait, Paris l’appelait à l’horizon, le Paris d’hiverqui s’allumait de nouveau. Il y entendait le grand effort descamarades, il y rentrait pour qu’on ne triomphât pas sans lui, pourredevenir le chef, puisque pas un n’avait la force ni l’orgueil del’être. Et, dans cette hallucination, dans le besoin qu’iléprouvait de courir là-bas, il s’obstinait à refuser d’y aller, parune contradiction involontaire, qui montait du fond de sesentrailles, sans qu’il se l’expliquât lui-même. Était-ce la peurdont tremble la chair des plus braves, le débat sourd du bonheurcontre la fatalité du destin ?
« Écoute, dit violemment Christine, je fais les malles etje t’emmène. »
Cinq jours plus tard, ils partaient pour Paris, après avoir toutemballé et tout envoyé au chemin de fer.
Claude était déjà sur la route, avec le petit Jacques, lorsqueChristine s’imagina qu’elle oubliait quelque chose. Elle revintseule dans la maison, elle la trouva complètement vide et se mit àpleurer : c’était une sensation d’arrachement, quelque chosed’elle-même qu’elle laissait, sans pouvoir dire quoi. Comme elleserait volontiers restée ! quel ardent désir elle avait devivre toujours là, elle qui venait d’exiger ce départ, ce retourdans la ville de passion, où elle sentait une rivale !Pourtant, elle continuait à chercher ce qui lui manquait, ellefinit par cueillir une rose, devant la cuisine, une dernière rose,rouillée par le froid. Puis, elle ferma la porte sur le jardindésert.
