Mademoiselle Fifi

Chapitre 7Le Lit

Par un torride après-midi du dernier été, le vaste hôtel desVentes semblait endormi, et les commissaires-priseurs adjugeaientd’une voix mourante. Dans une salle du fond, au premier étage, unlot d’anciennes soieries d’église gisaient en un coin.

C’étaient des chapes solennelles et de gracieuses chasubles oùdes guirlandes brodées s’enroulaient autour des lettres symboliquessur un fond de soie un peu jaunie, devenue crémeuse, de blanchequ’elle fut jadis.

Quelques revendeurs attendaient, deux ou trois hommes à barbessales et une grosse femme ventrue, une de ces marchandes dites à latoilette, conseillères et protectrices d’amour prohibées, quibrocantent sur la chair humaine jeune et vieille autant que sur lesjeunes et vieilles nippes.

Soudain, on mit en vente une mignonne chasuble Louis XV, joliecomme une robe de marquise, restée fraîche avec une procession demuguets autour de la croix, de longs iris bleus montant jusqu’auxpieds de l’emblème sacré et, dans les coins, des couronnes deroses. Quand je l’eus achetée, je m’aperçus qu’elle était demeuréevaguement odorante, comme pénétrée d’un reste d’encens, ou plutôtcomme habitée encore par ces si légères et si douces senteursd’autrefois qui semblent des souvenirs de parfum, l’âme desessences évaporées.

Quand je l’eus chez moi, j’en voulus couvrir une petite chaisede la même époque charmante ; et, la maniant pour prendre lesmesures, je sentis sous mes doigts se froisser des papiers. Ayantfendu la doublure, quelques lettres tombèrent à mes pieds. Ellesétaient jaunies ; et l’encre effacée semblait de la rouille.Une main fine avait tracée sur une face de la feuille pliée à lamode ancienne : « À monsieur, monsieur l’abbé d’Argencé. »

Les trois premières lettres fixaient simplement des rendez-vous.Et voici la quatrième :

« Mon ami, je suis malade, toute souffrante, et je ne quitte pasmon lit. La pluie bat mes vitres, et je reste chaudement, mollementrêveuse, dans la tiédeur des duvets. J’ai un livre, un livre quej’aime et qui me semble fait avec un peu de moi. Vous dirais-jelequel ? Non. Vous me gronderiez. Puis, quand j’ai lu, jesonge, et je vais vous dire à quoi.

« On a mis derrière ma tête des oreillers qui me tiennentassise, et je vous écris sur ce mignon pupitre que j’ai reçu devous.

« Etant depuis trois jours en mon lit, c’est à mon lit que jepense, et même dans le sommeil j’y médite encore.

« Le lit, mon ami, c’est toute notre vie. C’est là qu’on naît,c’est là qu’on aime, c’est là qu’on meurt.

« Si j’avais la plume de M. de Crébillon, j’écrirais l’histoired’un lit. Et que d’aventures émouvantes, terribles, aussi qued’aventures gracieuses, aussi que d’autres attendrissantes !Que d’enseignements n’en pourrait-on pas tirer, et de moralitéspour tout le monde ?

« Vous connaissez mon lit, mon ami. Vous ne vous figurerezjamais que de choses j’y ai découvertes depuis trois jours, etcomme je l’aime davantage. Il me semble habité, hanté, dirai-je,par un tas de gens que je ne soupçonnais point et qui cependant ontlaissé quelque chose d’eux en cette couche.

« Oh ! comme je ne comprends pas ceux qui achètent des litsnouveaux, des lits sans mémoires. Le mien, le nôtre, si vieux, siusé, et si spacieux, a dû contenir bien des existences, de lanaissance au tombeau. Songez-y, mon ami ; songez à tout,revoyez des vies entières entre ces quatre colonnes, sous ce tapisà personnages tendu sur nos têtes, qui a regardé tant de choses.Qu’a-t-il vu depuis trois siècles qu’il est là ?

« Voici une jeune femme étendue. De temps en temps elle pousseun soupir, puis elle gémit ; et les vieux parents l’entourent,et voilà que d’elle sort un petit être miaulant comme un chat, etcrispé, tout ridé. C’est un homme qui commence. Elle, la jeunemère, se sent douloureusement joyeuse ; elle étouffe debonheur à ce premier cri, et tend les bras et suffoque et, autouron pleure avec délices ; car ce petit morceau de créaturevivante séparé d’elle, c’est la famille continuée, la prolongationdu sang, du cœur et de l’âme des vieux qui regardent, touttremblants.

« Puis voici que pour la première fois deux amants se trouventchair à chair dans ce tabernacle de la vie. Ils tremblent, maistransportés d’allégresse, ils se sentent délicieusement l’un prèsde l’autre ; et, peu à peu, leurs bouches s’approchent. Cebaiser divin les confond, ce baiser, porte du ciel terrestre, cebaiser qui chante les délices humaines, qui les promet toujours,les annonce et les devance. Et leur lit s’émeut comme une mersoulevée, ploie et murmure, semble lui-même animé, joyeux, car surlui le délirant mystère d’amour s’accomplit. Quoi de plus suave, deplus parfait en ce monde que ces étreintes faisant de deux êtres unseul, et donnant à chacun, dans le même moment, la même pensée, lamême attente et la même joie éperdue qui descend en eux comme unfeu dévorant et céleste ?

« Vous rappelez-vous ces vers que vous m’avez lus, l’autreannée, dans quelque poète antique, je ne sais lequel, peut-être ledoux Ronsard ?

Et quand au lit nous serons

Entrelacés, nous ferons

Les lascifs, selon les guises

Des amants qui librement

Pratiquent folâtrement

Sous les draps cent mignardises.

« Ces vers- là, je les voudrais avoir brodés en ce plafond demon lit, d’où Pyrame et Thisbé me regardent sans fin avec leursyeux de tapisserie.

« Et songez à la mort, mon ami, à tous ceux qui ont exhalé versDieu leur dernier souffle en ce lit. Car il est aussi le tombeaudes espérances finies, la porte qui ferme tout après avoir étécelle qui ouvre le monde. Que de cris, que d’angoisses, desouffrances, de désespoirs épouvantables, de gémissements d’agonie,de bras tendus vers les choses passées, d’appels aux bonheursterminés à jamais ; que de convulsions, de râles, de grimaces,de bouches tordues, d’yeux retournés, dans ce lit où je vous écris,depuis trois siècles qu’il prête aux hommes son abri.

« Le lit songez-y, c’est le symbole de la vie ; je me suisaperçue de cela depuis trois jours. Rien n’est excellent hors dulit.

« Le sommeil n’est-il pas encore un de nos instants lesmeilleurs ?

« Mais c’est aussi là qu’on souffre ! Il est le refuge desmalades, un lieu de douleurs aux corps épuisés.

« Le lit, c’est l’homme. Notre Seigneur Jésus, pour prouverqu’il n’avait rien d’humain, ne semble pas avoir jamais eu besoind’un lit. Il est né sur la paille et mort sur la croix, laissantaux créatures comme nous leur couche de mollesse et de repos.

« Que d’autres choses me sont encore venues ! mais je n’aile temps de vous les marquer, et puis me les rappellerais-jetoutes ? et puis je suis déjà tant fatiguée que je vaisretirer mes oreillers, m’étendre tout au long et dormir quelquepeu.

« Venez me voir demain à trois heures ; peut-être serai-jemieux et vous le pourrai-je montrer.

« Adieu, mon ami ; voici mes mains pour que vous lesbaisiez et je vous tends aussi mes lèvres. »

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