III
Après avoir présenté l’auteur et seslivres, il me reste à parler de notre traduction. Elle a sonhistoire que je demande la permission de conter en quelquesmots.
Il y a dix-huit ans, comme j’arrivais àParis, je fis dans la société russe la connaissance de PiotreArtamoff, le spirituel auteur de l’Histoire d’un bouton,cet humoristique pamphlet qui a peint le formalisme allemand sousdes couleurs si grotesques.
Il me proposa de l’aider à traduireOblomoff, qui venait de paraître et dont la lecture passionnaitle monde russe. J’acceptai, n’ayant alors rien à faire de pluspressé.
Nous nous assurâmes de l’autorisation deGontcharoff et il fut convenu que mon collaborateur me fourniraitun mot à mot très-exact que je mettrais ensuite enfrançais.
Je devrais dire : nous mettrions, carla vérité est que cette traduction n’appartient pas entièrement àses deux signataires, et qu’elle est l’œuvre collective des membresles plus lettrés de la colonie russe qui se trouvait à Paris durantl’hiver de 1860.
Tous les soirs nous nous rendions, moncollaborateur et moi, chez M. X. de Gerebtzoff, conseillerd’État actuel, homme d’infiniment d’esprit, qui a publié enfrançais un livre très-remarqué sur l’histoire de la civilisationen Russie.
Là venaient beaucoup de Russes dedistinction, et notre travail de la journée était épluché avec unsoin tel qu’il nous arrivait quelquefois de passer une heure àchercher la meilleure manière de rendre telle ou tellephrase.
Grands admirateurs de Gontcharoff, sescompatriotes voulaient que la traduction d’Oblomoff fûtaussi parfaite que possible. Ils tenaient surtout à ce qu’ellegardât l’accent russe, que l’auteur, de l’aveu général, possède àun degré beaucoup plus élevé que ses confrères, et j’ai tâché deles satisfaire sur ce point autant que le permet le génie de notrelangue.
Je n’ose me flatter d’y avoir toujoursréussi. « Traduire du russe en français n’est pas une tâchefacile, a dit Prosper Mérimée, qui savait à quoi s’en tenir. Lerusse est une langue faite pour la poésie, d’une richesseextraordinaire et remarquable surtout par la finesse de sesnuances. Lorsqu’une pareille langue se trouve à la disposition d’unécrivain ingénieux, qui se plaît à l’observation et à l’analyse,vous devinez le parti qu’il peut en tirer et les insurmontablesdifficultés qu’il prépare à son traducteur. »
Et maintenant, si on me demande pourquoinotre traduction n’a pas vu le jour plus tôt, je répondrai qu’ilfaut s’en prendre, ainsi que je l’ai dit en commençant, au peu decuriosité des lecteurs pour les grandes œuvres des littératuresétrangères.
Durant quinze ans, notre Oblomoffs’est promené dans Paris à la recherche d’un éditeur, et il afallu le mouvement en faveur de la Russie qui vient de se produireau théâtre et dans le roman, pour qu’il vît s’ouvrir enfin unemaison hospitalière.
Dans l’intervalle mon collaborateurmourut, et voilà comment, bien que je n’aie abordé la littératurerusse qu’incidemment et par occasion, je me trouve aujourd’huiprésenter au public français un des écrivains les plus remarquablesde la Russie contemporaine.
C. D.