Une ténébreuse affaire

Chapitre 18Marthe Compromise

Pendant que les habitants de Cinq-Cygne attendaient l’ouverturedes débats à la cour criminelle et sollicitaient la permission devoir les prisonniers sans pouvoir l’obtenir, il se passait auchâteau, dans le plus profond secret, un événement de la plus hautegravité. Marthe était revenue à Cinq-Cygne aussitôt après sadéposition devant le jury d’accusation, qui fut tellementinsignifiante qu’elle ne fut pas assignée par l’accusateur publicdevant la cour criminelle. Comme toutes les personnes d’uneexcessive sensibilité, la pauvre femme restait assise dans le salonoù elle tenait compagnie à Mlle Goujet, dans un état de stupeur quifaisait pitié. Pour elle, comme pour le curé d’ailleurs et pourtous ceux qui ne savaient point l’emploi que les accusés avaientfait de la journée, leur innocence paraissait douteuse. Parmoments, Marthe croyait que Michu, ses maîtres et Laurence avaientexercé quelque vengeance sur le sénateur. La malheureuse femmeconnaissait assez le dévouement de Michu pour comprendre qu’ilétait de tous les accusés le plus en danger, soit à cause de sesantécédents, soit à cause de la part qu’il aurait prise dansl’exécution. L’abbé Goujet, sa sœur et Marthe se perdaient dans lesprobabilités auxquelles cette opinion donnait lieu; mais, à forcede les méditer, ils laissaient leur esprit s’attacher à un sensquelconque. Le doute absolu que demande Descartes ne peut pas pluss’obtenir dans le cerveau de l’homme que le vide dans la nature, etl’opération spirituelle par laquelle il aurait lieu serait, commel’effet de la machine pneumatique, une situation exceptionnelle etmonstrueuse. En quelque matière que ce soit, on croit à quelquechose. Or, Marthe avait si peur de la culpabilité des accusés, quesa crainte équivalait à une croyance; et cette situation d’espritlui fut fatale. Cinq jours après l’arrestation des gentilshommes,au moment où elle allait se coucher, sur les dix heures du soir,elle fut appelée dans la cour par sa mère qui arrivait à pied de laferme.

– Un ouvrier de Troyes veut te parler de la part de Michu, ett’attend dans le chemin creux, dit-elle à Marthe.

Toutes deux passèrent par la brèche pour aller au plus court.Dans l’obscurité de la nuit et du chemin, il fut impossible àMarthe de distinguer autre chose que la masse d’une personne quitranchait sur les ténèbres.

– Parlez, madame, afin que je sache si vous êtes bien Mme Michu,dit cette personne d’une voix assez inquiète.

– Certainement, dit Marthe. Et que me voulez-vous?

– Bien, dit l’inconnu. Donnez-moi votre main, n’ayez pas peur demoi. Je viens, ajouta-t-il en se penchant à l’oreille de Marthe, dela part de Michu, vous remettre un petit mot. Je suis un desemployés de la prison, et si mes supérieurs s’apercevaient de monabsence, nous serions tous perdus. Fiez-vous à moi. Dans les tempsvotre brave père m’a placé là. Aussi Michu a-t-il compté sur moi.Il mit une lettre dans la main de Marthe et disparut vers la forêtsans attendre de réponse. Marthe eut comme un frisson en pensantqu’elle allait sans doute apprendre le secret de l’affaire. Ellecourut à la ferme avec sa mère et s’enferma pour lire la lettresuivante.

Ma chère Marthe, tu peux compter sur la discrétion de l’hommequi t’apportera cette lettre, il ne sait ni lire ni écrire, c’estun des plus solides républicains de la conspiration de Babeuf; tonpère s’est servi de lui souvent, et il regarde le sénateur comme untraître.

Or, ma chère femme, le sénateur a été claquemuré par nous dansle caveau où nous avons déjà caché nos maîtres. Le misérable n’a devivres que pour cinq jours, et comme il est de notre intérêt qu’ilvive, dès que tu auras lu ce petit mot, porte-lui de la nourriturepour au moins cinq jours. La forêt doit être surveillée, prendsautant de précautions que nous en prenions pour nos jeunes maîtres.Ne dis pas un mot à Malin, ne lui parle point et mets un de nosmasques que tu trouveras sur une des marches de la cave. Si tu neveux pas compromettre nos têtes, tu garderas le silence le plusentier sur le secret que je suis forcé de te confier. N’en dis pasun mot à Mlle de Cinq-Cygne, qui pourrait caner. Ne crains rienpour moi. Nous sommes certains de la bonne issue de cette affaire,et, quand il le faudra, Malin sera notre sauveur – Enfin, dès quecette lettre sera lue, je n’ai pas besoin de te dire de la brûler,car elle me coûterait la tête si l’on en voyait une seule ligne. Jet’embrasse tant et plus.

MICHU.

L’existence du caveau situé sous l’éminence au milieu de laforêt n’était connue que de Marthe, de son fils, de Michu, desquatre gentilshommes et de Laurence; du moins Marthe, à qui sonmari n’avait rien dit de sa rencontre avec Peyrade et Corentin,devait le croire. Ainsi la lettre, qui d’ailleurs lui parut écriteet signée par Michu, ne pouvait venir que de lui. Certes, si Martheavait immédiatement consulté sa maîtresse et ses deux conseils, quiconnaissaient l’innocence des accusés, le rusé procureur auraitobtenu quelques lumières sur les perfides combinaisons qui avaientenveloppé ses clients; mais Marthe, tout à son premier mouvementcomme la plupart des femmes, et convaincue par ces considérationsqui lui sautaient aux yeux, jeta la lettre dans la cheminée.Cependant, mue par une singulière illumination de prudence, elleretira du feu le côté de la lettre qui n’était pas écrit, prit lescinq premières lignes, dont le sens ne pouvait compromettrepersonne, et les cousit dans le bas de sa robe. Assez effrayée desavoir que le patient jeûnait depuis vingt-quatre heures, ellevoulut lui porter du vin, du pain et de la viande dès cette nuit.Sa curiosité ne lui permettait pas plus que l’humanité de remettreau lendemain. Elle chauffa son four, et fit, aidée par sa mère, unpâté de lièvre et de canard, un gâteau de riz, rôtit deux poulets,prit trois bouteilles de vin, et boulangea elle-même deux painsronds. Vers deux heures et demie du matin, elle se mit en routevers la forêt, portant le tout dans une hotte, et en compagnie deCouraut qui, dans toutes ces expéditions, servait d’éclaireur avecune admirable intelligence. Il flairait des étrangers à desdistances énormes, et quand il avait reconnu leur présence, ilrevenait auprès de sa maîtresse en grondant tout bas, la regardantet tournant son museau du côté dangereux.

Marthe arriva sur les trois heures du matin à la mare, où ellelaissa Couraut en sentinelle. Après une demi-heure de travail pourdébarrasser l’entrée, elle vint avec une lanterne sourde à la portedu caveau, le visage couvert d’un masque qu’elle avait en effettrouvé sur une marche. La détention du sénateur semblait avoir étépréméditée longtemps à l’avance. Un trou d’un pied carré, queMarthe n’avait pas vu précédemment, se trouvait grossièrementpratiqué dans le haut de la porte en fer qui fermait le caveau;mais pour que Malin ne pût, avec le temps et la patience dontdisposent tous les prisonniers, faire jouer la bande de fer quibarrait la porte, on l’avait assujettie par un cadenas. Lesénateur, qui s’était levé de dessus son lit de mousse, poussa unsoupir en apercevant une figure masquée, et devina qu’il nes’agissait pas encore de sa délivrance. Il observa Marthe, autantque le lui permettait la lueur inégale d’une lanterne sourde, et lareconnut à ses vêtements, à sa corpulence et à ses mouvements;quand elle lui passa le pâté par le trou, il laissa tomber le pâtépour lui saisir les mains, et avec une excessive prestesse, ilessaya de lui ôter du doigt deux anneaux, son alliance et unepetite bague donnée par Mlle de Cinq-Cygne.

– Vous ne nierez pas que ce ne soit vous, ma chère madame Michu,dit-il.

Marthe ferma le poing aussitôt qu’elle sentit les doigts dusénateur et lui donna un coup vigoureux dans la poitrine. Puis,sans mot dire, elle alla couper une baguette assez forte, au boutde laquelle elle tendit au sénateur le reste des provisions.

– Que veut-on de moi? dit-il.

Marthe se sauva sans répondre. En revenant chez elle, elle setrouva, sur les cinq heures, à la lisière de la forêt, et futprévenue par Couraut de la présence d’un importun. Elle rebroussachemin et se dirigea vers le pavillon qu’elle avait habité silongtemps; mais, quand elle déboucha dans l’avenue, elle futaperçue de loin par le garde champêtre de Gondreville, elle pritalors le parti d’aller droit à lui.

– Vous êtes bien matinale, madame Michu? lui dit-il enl’accostant.

– Nous sommes si malheureux, répondit-elle, que je suis forcéede faire l’ouvrage d’une servante; je vais à Bellache y chercherdes graines.

– Vous n’avez donc point de graines à Cinq-Cygne? dit legarde.

Marthe ne répondit pas. Elle continua sa route, et, en arrivantà la ferme de Bellache, elle pria Beauvisage de lui donnerplusieurs graines pour semence, en lui disant que M. d’Hauteserrelui avait recommandé de les prendre chez lui pour renouveler sesespèces. Quand Marthe fut partie, le garde de Gondreville vint à laferme savoir ce que Marthe y était allée chercher. Six jours après,Marthe, devenue prudente, alla dès minuit porter les provisionsafin de ne pas être surprise par les gardes qui surveillaientévidemment la forêt. Après avoir porté pour la troisième fois desvivres au sénateur, elle fut saisie d’une sorte de terreur enentendant lire par le curé les interrogatoires publics des accusés,car alors les débats étaient commencés. Elle prit l’abbé Goujet àpart, et après lui avoir fait jurer qu’il lui garderait le secretsur ce qu’elle allait lui dire comme s’il s’agissait d’uneconfession, elle lui montra les fragments de la lettre qu’elleavait reçue de Michu, en lui en disant le contenu, et l’initia ausecret de la cachette où se trouvait le sénateur. Le curé demandasur-le-champ à Marthe si elle avait des lettres de son mari pourpouvoir comparer les écritures. Marthe alla chez elle à la ferme,où elle trouva une assignation pour comparaître comme témoin à lacour. Quand elle revint au château, l’abbé Goujet et sa sœurétaient également assignés à la requête des accusés. Ils furentdonc obligés de se rendre aussitôt à Troyes. Ainsi tous lespersonnages de ce drame, et même ceux qui n’en étaient en quelquesorte que les comparses, se trouvèrent réunis sur la scène où lesdestinées des deux familles se jouaient alors.

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