Une ténébreuse affaire

Chapitre 12Un Double et même Amour

Le bonhomme d’Hauteserre revint de Paris, et fut assez étonné dene pas avoir été le premier à donner la bonne nouvelle. Durieupréparait le plus succulent des dîners. Les gens s’habillaient, etl’on attendait avec impatience les proscrits, qui, vers quatreheures, arrivèrent à la fois joyeux et humiliés, car ils étaientpour deux ans sous la surveillance de la haute police, obligés dese présenter tous les mois à la préfecture, et tenus de demeurerpendant ces deux années dans la commune de Cinq-Cygne. »- Je vousenverrai à signer le registre, leur avait dit le préfet. Puis, dansquelques mois, vous demanderez la suppression de ces conditions,imposées d’ailleurs à tous les complices de Pichegru. J’appuieraivotre demande. » Ces restrictions assez méritées attristèrent un peules jeunes gens. Laurence se mit à rire.

– L’empereur des Français, dit-elle, est un homme assez malélevé, qui n’a pas encore l’habitude de faire grâce.

Les gentilshommes trouvèrent à la grille tous les habitants duchâteau, et sur le chemin une bonne partie des gens du village,venus pour voir ces jeunes gens que leurs aventures avaient rendusfameux dans le département. Mme d’Hauteserre tint ses filslongtemps embrassés et montra un visage couvert de larmes; elle neput rien dire, et resta saisie mais heureuse pendant une partie dela soirée. Dès que les jumeaux de Simeuse se montrèrent etdescendirent de cheval, il y eut un cri général de surprise, causépar leur étonnante ressemblance: même regard, même voix, mêmesfaçons. L’un et l’autre, ils firent exactement le même geste en selevant sur leur selle, en passant la jambe au-dessus de la croupedu cheval pour le quitter, et en jetant les guides par un mouvementpareil. Leur mise, absolument la même, aidait encore à les prendrepour de véritables Ménechmes. Ils portaient des bottes à laSuwaroff façonnées au cou-de-pied, des pantalons collants en peaublanche, des vestes de chasse vertes à boutons de métal, descravates noires et des gants de daim. Ces deux jeunes gens, alorsâgés de trente et un ans, étaient, selon une expression de cetemps, de charmants cavaliers. De taille moyenne mais bien prise,ils avaient les yeux vifs, ornés de longs cils et nageant dans unfluide comme ceux des enfants, des cheveux noirs, de beaux frontset un teint d’une blancheur olivâtre. Leur parler, doux comme celuides femmes, tombait gracieusement de leurs belles lèvres rouges.Leurs manières, plus élégantes et plus polies que celles desgentilshommes de province, annonçaient que la connaissance deshommes et des choses leur avait donné cette seconde éducation, plusprécieuse encore que la première, et qui rend les hommes accomplis.Grâce à Michu, l’argent ne leur ayant pas manqué durant leurémigration, ils avaient pu voyager et furent bien accueillis dansles cours étrangères. Le vieux gentilhomme et l’abbé leurtrouvèrent un peu de hauteur; mais, dans leur situation, peut-êtreétait-ce l’effet d’un beau caractère. Ils possédaient les éminentespetites choses d’une éducation soignée, et déployaient une adressesupérieure à tous les exercices du corps. La seule dissemblance quipût les faire remarquer existait dans les idées. Le cadet charmaitautant par sa gaieté que l’aîné par sa mélancolie; mais cecontraste, purement moral, ne pouvait s’apercevoir qu’après unelongue intimité.

– Ah! ma fille, dit Michu à l’oreille de Marthe, comment ne passe dévouer à ces deux garçons-là?

Marthe, qui admirait et comme femme et comme mère les jumeaux,fit un joli signe de tête à son mari, en lui serrant la main. Lesgens eurent la permission d’embrasser leurs nouveaux maîtres.

Pendant les sept mois de réclusion à laquelle les quatre jeunesgens s’étaient condamnés, ils commirent plusieurs fois l’imprudenceassez nécessaire de quelques promenades, surveillées, d’ailleurs,par Michu, son fils et Gothard. Durant ces promenades, éclairéespar de belles nuits, Laurence, en rejoignant au présent le passé deleur vie commune, avait senti l’impossibilité de choisir entre lesdeux frères. Un amour égal et pur pour les jumeaux lui partageaitle cœur. Elle croyait avoir deux cœurs. De leur côté, les deux Pauln’avaient point osé se parler de leur imminente rivalité. Peut-êtres’en étaient-ils déjà tous trois remis au hasard? La situationd’esprit où elle était agit sans doute sur Laurence, car après unmoment d’hésitation visible, elle donna le bras aux deux frèrespour entrer au salon, et fut suivie de M. et Mme d’Hauteserre, quitenaient et questionnaient leurs fils. En ce moment, tous les genscrièrent: « Vive les Cinq-Cygne et les Simeuse! » Laurence seretourna, toujours entre les deux frères, et fit un charmant gestepour remercier. Quand ces neuf personnes arrivèrent à s’observer;car, dans toute réunion, même au cœur de la famille, il arrivetoujours un moment où l’on s’observe après de longues absences; aupremier regard qu’Adrien d’Hauteserre jeta sur Laurence, et qui futsurpris par sa mère et par l’abbé Goujet, il leur sembla que cejeune homme aimait la comtesse. Adrien, le cadet des d’Hauteserre,avait une âme tendre et douce. Chez lui, le cœur était restéadolescent, malgré les catastrophes qui venaient d’éprouverl’homme. Semblable en ceci à beaucoup de militaires chez qui lacontinuité de périls laisse l’âme vierge, il se sentait oppressépar les belles timidités de la jeunesse. Aussi différait-ilentièrement de son frère, homme d’aspect brutal, grand chasseur,militaire intrépide, plein de résolution, mais matériel et sansagilité d’intelligence comme sans délicatesse dans les choses ducœur. L’un était tout âme, l’autre était tout action; cependant ilspossédaient l’un et l’autre au même degré l’honneur qui suffit à lavie des gentilshommes. Brun, petit, maigre et sec, Adriend’Hauteserre avait néanmoins une grande apparence de force; tandisque son frère, de haute taille, pâle et blond, paraissait faible.Adrien, d’un tempérament nerveux, était fort par l’âme; Robert,quoique lymphatique, se plaisait à prouver la force purementcorporelle. Les familles offrent de ces bizarreries dont les causespourraient avoir de l’intérêt, mais il ne peut en être question icique pour expliquer comment Adrien ne devait pas rencontrer un rivaldans son frère. Robert eut pour Laurence l’affection d’un parent,et le respect d’un noble pour une jeune fille de sa caste. Sous lerapport des sentiments, l’aîné des d’Hauteserre appartenait à cettesecte d’hommes qui considèrent la femme comme dépendante del’homme, en restreignant au physique son droit de maternité, luivoulant beaucoup de perfections et ne lui en tenant aucun compte.Selon eux, admettre la femme dans la Société, dans la Politique,dans la Famille, est un bouleversement social. Nous sommesaujourd’hui si loin de cette vieille opinion des peuples primitifs,que presque toutes les femmes, même celles qui ne veulent pas de laliberté funeste offerte par les nouvelles sectes, pourront s’enchoquer; mais Robert d’Hauteserre avait le malheur de penser ainsi.Robert était l’homme du Moyen Age, le cadet était un hommed’aujourd’hui. Ces différences, au lieu d’empêcher l’affection,l’avaient au contraire resserrée entre les deux frères. Dès lapremière soirée, ces nuances furent saisies et appréciées par lecuré, par Mlle Goujet et Mme d’Hauteserre, qui, tout en faisantleur boston, aperçurent déjà des difficultés dans l’avenir.

A vingt-trois ans, après les réflexions de la solitude et lesangoisses d’une vaste entreprise manquée, Laurence, redevenuefemme, éprouvait un immense besoin d’affection; elle déploya toutesles grâces de son esprit, et fut charmante. Elle révéla les charmesde sa tendresse avec la naïveté d’un enfant de quinze ans. Durantces treize dernières années, Laurence n’avait été femme que par lasouffrance, elle voulut se dédommager; elle se montra donc aussiaimante et coquette, qu’elle avait été jusque-là grande et forte.Aussi, les quatre vieillards qui restèrent les derniers au salonfurent-ils assez inquiétés par la nouvelle attitude de cettecharmante fille. Quelle force n’aurait pas la passion chez unejeune personne de ce caractère et de cette noblesse? Les deuxfrères aimaient également la même femme et avec une aveugletendresse; qui des deux Laurence choisirait-elle? En choisir un,n’était-ce pas tuer l’autre? Comtesse de son chef, elle apportait àson mari un titre et de beaux privilèges, une longue incrustation;peut-être en pensant à ces avantages, le marquis de Simeuse sesacrifierait-il pour faire épouser Laurence à son frère, qui, selonles vieilles lois, était pauvre et sans titre. Mais le cadetvoudrait-il priver son frère d’un aussi grand bonheur que celuid’avoir Laurence pour femme? De loin, ce combat d’amour avait eupeu d’inconvénients; et d’ailleurs, tant que les deux frèrescoururent des dangers, le hasard des combats pouvait trancher cettedifficulté; mais qu’allait-il advenir de leur réunion? QuandMarie-Paul et Paul-Marie, arrivés l’un et l’autre à l’âge où lespassions sévissent de toute leur force, se partageraient lesregards, les expressions, les attentions, les paroles de leurcousine, ne se déclarerait-il pas entre eux une jalousie dont lessuites pouvaient être horribles? Que deviendrait la belle existenceégale et simultanée des jumeaux? A ces suppositions, jetées une àune par chacun, pendant la dernière partie de boston, Mmed’Hauteserre répondit qu’elle ne croyait pas que Laurenceépouserait un de ses cousins. La vieille dame avait éprouvé durantla soirée un de ces pressentiments inexplicables, qui sont unsecret entre les mères et Dieu. Laurence, dans son for intérieur,n’était pas moins effrayée de se voir en tête à tête avec sescousins. Au drame animé de la conspiration, aux dangers quecoururent les deux frères, aux malheurs de leur émigration,succédait un drame auquel elle n’avait jamais songé. Cette noblefille ne pouvait pas recourir au moyen violent de n’épouser ni l’unni l’autre des jumeaux, elle était trop honnête femme pour semarier en gardant une passion irrésistible au fond de son cœur.Rester fille, lasser ses deux cousins en ne se décidant pas, etprendre pour mari celui qui lui serait fidèle malgré ses capricesfut une décision moins cherchée qu’entrevue. En s’endormant, ellese dit que le plus sage était de se laisser aller au hasard. Lehasard est, en amour, la providence des femmes.

Le lendemain matin, Michu partit pour Paris d’où il revintquelques jours après avec quatre beaux chevaux pour ses nouveauxmaîtres. Dans six semaines, la chasse devait s’ouvrir, et la jeunecomtesse avait sagement pensé que les violentes distractions de cetexercice seraient un secours contre les difficultés du tête-à-têteau château. Il arriva d’abord un effet imprévu qui surprit lestémoins de ces étranges amours, en excitant leur admiration. Sansaucune convention méditée, les deux frères rivalisèrent auprès deleur cousine de soins et de tendresse, en y trouvant un plaisird’âme qui sembla leur suffire. Entre eux et Laurence, la vie futaussi fraternelle qu’entre eux deux. Rien de plus naturel. Aprèsune si longue absence, ils sentaient la nécessité d’étudier leurcousine, de la bien connaître, et de se bien faire connaître à ellel’un et l’autre en lui laissant le droit de choisir, soutenus danscette épreuve par cette mutuelle affection qui faisait de leurdouble vie une même vie. L’amour de même que la maternité nesavaient pas distinguer entre les deux frères. Laurence futobligée, pour les reconnaître et ne pas se tromper, de leur donnerdes cravates différentes, une blanche à l’aîné, une noire pour lecadet. Sans cette parfaite ressemblance, sans cette identité de vieà laquelle tout le monde se trompait, une pareille situationparaîtrait justement impossible. Elle n’est même explicable que parle fait, qui est un de ceux auxquels on ne croit qu’en les voyant;et quand on les a vus, l’esprit est plus embarrassé de se lesexpliquer qu’il ne l’était d’avoir à les croire. Laurenceparlait-elle? Sa voix retentissait de la même manière dans deuxcœurs également aimants et fidèles. Exprimait-elle une idéeingénieuse, plaisante ou belle? Son regard rencontrait le plaisirexprimé par deux regards qui la suivaient dans tous ses mouvements,interprétaient ses moindres désirs et lui souriaient toujours avecde nouvelles expressions, gaies chez l’un, tendrement mélancoliqueschez l’autre. Quand il s’agissait de leur maîtresse, les deuxfrères avaient de ces admirables primesauts du cœur en harmonieavec l’action, et qui, selon l’abbé Goujet, arrivaient au sublime.Ainsi, souvent s’il fallait aller chercher quelque chose, s’ilétait question d’un de ces petits soins que les hommes aiment tantà rendre à une femme aimée, l’aîné laissait le plaisir de s’enacquitter à son cadet, en reportant sur sa cousine un regard à lafois touchant et fier. Le cadet mettait de l’orgueil à payer cessortes de dettes. Ce combat de noblesse dans un sentiment oùl’homme arrive jusqu’à la jalouse férocité de l’animal confondaittoutes les idées des vieilles gens qui le contemplaient.

Ces menus détails attiraient souvent des larmes dans les yeux dela comtesse. Une seule sensation, mais qui peut-être est immensechez certaines organisations privilégiées, peut donner une idée desémotions de Laurence; on la comprendra par le souvenir de l’accordparfait de deux belles voix comme celles de la Sontag et de laMalibran dans quelque harmonieux duo, par l’unisson complet de deuxinstruments que manient des exécutants de génie, et dont les sonsmélodieux entrent dans l’âme comme les soupirs d’un seul êtrepassionné. Quelquefois, en voyant le marquis de Simeuse plongé dansun fauteuil jeter un regard profond et mélancolique sur son frèrequi causait et riait avec Laurence, le curé le croyait capable d’unimmense sacrifice; mais il surprenait bientôt dans ses yeuxl’éclair de la passion invincible. Chaque fois qu’un des jumeaux setrouvait seul avec Laurence, il pouvait se croire exclusivementaimé. « Il me semble alors qu’ils ne sont plus qu’un », disait lacomtesse à l’abbé Goujet qui la questionnait sur l’état de soncœur. Le prêtre reconnut alors en elle un manque total decoquetterie. Laurence ne se croyait réellement pas aimée par deuxhommes.

– Mais, chère petite, lui dit un soir Mme d’Hauteserre dont lefils se mourait silencieusement d’amour pour Laurence, il faudracependant bien choisir!

– Laissez-nous être heureux, répondit-elle. Dieu nous sauvera denous-mêmes!

Adrien d’Hauteserre cachait au fond de son cœur une jalousie quile dévorait, et gardait le secret sur ses tortures, en comprenantcombien il avait peu d’espoir. Il se contentait du bonheur de voircette charmante personne qui, pendant quelques mois que dura cettelutte, brilla de tout son éclat. En effet, Laurence, devenuecoquette, eut alors tous les soins que les femmes aimées prennentd’elles-mêmes. Elle suivait les modes et courut plus d’une fois àParis pour paraître plus belle avec des chiffons ou quelquenouveauté. Enfin, pour donner à ses cousins les moindresjouissances du chez-soi, desquelles ils avaient été sevrés pendantsi longtemps, elle fit de son château, malgré les hauts cris de sontuteur, l’habitation la plus complètement confortable qu’il y eûtalors dans la Champagne.

Robert d’Hauteserre ne comprenait rien à ce drame sourd. Il nes’apercevait pas de l’amour de son frère pour Laurence. Quant à lajeune fille, il aimait à la railler sur sa coquetterie, car ilconfondait ce détestable défaut avec le désir de plaire; mais il setrompait ainsi sur toutes les choses de sentiment, de goût, ou dehaute instruction. Aussi, quand l’homme du Moyen Age se mettait enscène, Laurence en faisait-elle aussitôt, à son insu, le niais dudrame; elle égayait ses cousins en discutant avec Robert, enl’amenant à petits pas au beau milieu des marécages où s’enfoncentla bêtise et l’ignorance. Elle excellait à ces mystificationsspirituelles qui, pour être parfaites, doivent laisser la victimeheureuse. Cependant, quelque grossière que fût sa nature, Robert,durant cette belle époque, la seule heureuse que devaient connaîtreces trois êtres charmants, n’intervint jamais entre les Simeuse etLaurence par une parole virile qui peut-être eût décidé laquestion. Il fut frappé de la sincérité des deux frères. Robertdevina sans doute combien une femme pouvait trembler d’accorder àl’un des témoignages de tendresse que l’autre n’eût pas eus ou quil’eussent chagriné; combien l’un des frères était heureux de ce quiadvenait de bien à l’autre, et combien il en pouvait souffrir aufond de son cœur. Ce respect de Robert explique admirablement cettesituation qui, certes, aurait obtenu des privilèges dans les tempsde foi où le souverain pontife avait le pouvoir d’intervenir pourtrancher le nœud gordien de ces rares phénomènes, voisins desmystères les plus impénétrables. La Révolution avait retrempé cescœurs dans la foi catholique; ainsi la religion rendait cette criseplus terrible encore, car la grandeur des caractères augmente lagrandeur des situations. Aussi M. et Mme d’Hauteserre, ni le curé,ni sa sœur, n’attendaient-ils rien de vulgaire des deux frères oude Laurence.

Ce drame, qui resta mystérieusement enfermé dans les limites dela famille où chacun l’observait en silence, eut un cours si rapideet si lent à la fois; il comportait tant de jouissances inespérées,de petits combats, de préférences déçues, d’espoirs renversés,d’attentes cruelles, de remises au lendemain pour s’expliquer, dedéclarations muettes, que les habitants de Cinq-Cygne ne firentaucune attention au couronnement de l’empereur Napoléon. Cespassions faisaient d’ailleurs trêve en cherchant une distractionviolente dans les plaisirs de la chasse, qui, en fatiguantexcessivement le corps, ôtent à l’âme les occasions de voyager dansles steppes si dangereuses de la rêverie. Ni Laurence ni sescousins ne songeaient aux affaires, car chaque jour avait unintérêt palpitant.

– En vérité, dit un soir Mlle Goujet, je ne sais pas qui de tousces amants aime le plus.

Adrien se trouvait seul au salon avec les quatre joueurs deboston, il leva les yeux sur eux et devint pâle. Depuis quelquesjours, il n’était plus retenu dans la vie que par le plaisir devoir Laurence et de l’entendre parler.

– Je crois, dit le curé, que la comtesse, en sa qualité defemme, aime avec beaucoup plus d’abandon.

Laurence, les deux frères et Robert revinrent quelques instantsaprès. Les journaux venaient d’arriver. En voyant l’inefficacitédes conspirations tentées à l’intérieur, l’Angleterre armaitl’Europe contre la France. Le désastre de Trafalgar avait renversél’un des plans les plus extraordinaires que le génie humain aitinventés, et par lequel l’Empereur eût payé son élection à laFrance avec les ruines de la puissance anglaise. En ce moment, lecamp de Boulogne était levé. Napoléon, dont les soldats étaientinférieurs en nombre comme toujours, allait livrer bataille àl’Europe sur des champs où il n’avait pas encore paru. Le mondeentier se préoccupait du dénouement de cette campagne.

– Oh! cette fois il succombera, dit Robert en achevant lalecture du journal.

– Il a sur les bras toutes les forces de l’Autriche et de laRussie, dit Marie-Paul.

– Il n’a jamais manœuvré en Allemagne, ajouta Paul-Marie.

– De qui parlez-vous? demanda Laurence.

– De l’Empereur, répondirent les trois gentilshommes. Laurencejeta sur ses deux amants un regard de dédain qui les humilia, maisqui ravit Adrien. Le dédaigné fit un geste d’admiration, et il eutun regard d’orgueil où il disait assez qu’il ne pensait plus, luiqu’à Laurence.

– Vous le voyez? l’amour lui a fait oublier sa haine, dit l’abbéGoujet à voix basse.

Ce fut le premier, le dernier, l’unique reproche que les deuxfrères encoururent; mais, en ce moment, ils se trouvèrentinférieurs en amour à leur cousine qui, deux mois après, n’appritl’étonnant triomphe d’Austerlitz que par la discussion que lebonhomme d’Hauteserre eut avec ses deux fils. Fidèle à son plan, levieillard voulait que ses enfants demandassent à servir; ilsseraient sans doute employés dans leurs grades, et pourraientencore faire une belle fortune militaire. Le parti du royalisme purétait devenu le plus fort à Cinq-Cygne. Les quatre gentilshommes etLaurence se moquèrent du prudent vieillard, qui semblait flairerles malheurs dans l’avenir. La prudence est peut-être moins unevertu que l’exercice d’un sens de l’esprit, s’il est possibled’accoupler ces deux mots; mais un jour viendra sans doute où lesphysiologistes et les philosophes admettront que les sens sont enquelque sorte la gaine d’une vive et pénétrante action qui procèdede l’esprit.

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