Une ténébreuse affaire

Chapitre 1Le Judas

L’automne de l’année 1803 fut un des plus beaux de la premièrepériode de ce siècle que nous nommons l’Empire. En octobre,quelques pluies avaient rafraîchi les prés, les arbres étaientencore verts et feuillés au milieu du mois de novembre. Aussi lepeuple commençait-il à établir entre le ciel et Bonaparte, alorsdéclaré consul à vie, une entente à laquelle cet homme a dû l’un deses prestiges; et, chose étrange! le jour où, en 1812, le soleillui manqua, ses prospérités cessèrent. Le 15 novembre de cetteannée, vers quatre heures du soir, le soleil jetait comme unepoussière rouge sur les cimes centenaires de quatre rangées d’ormesd’une longue avenue seigneuriale; il faisait briller le sable etles touffes d’herbes d’un de ces immenses ronds-points qui setrouvent dans les campagnes où la terre fut jadis assez peucoûteuse pour être sacrifiée à l’ornement. L’air était si pur,l’atmosphère était si douce, qu’une famille prenait alors le fraiscomme en été. Un homme vêtu d’une veste de chasse en coutil vert, àboutons verts et d’une culotte de même étoffe, chaussé de souliersà semelles minces, et qui avait des guêtres de coutil montantjusqu’au genou, nettoyait une carabine avec le soin que mettent àcette occupation les chasseurs adroits, dans leurs moments deloisir. Cet homme n’avait ni carnier, ni gibier, enfin aucun desagrès qui annoncent ou le départ ou le retour de la chasse, et deuxfemmes, assises auprès de lui, le regardaient et paraissaient enproie à une terreur mal déguisée. Quiconque eût pu contempler cettescène, caché dans un buisson, aurait sans doute frémi commefrémissaient la vieille belle-mère et la femme de cet homme.Evidemment un chasseur ne prend pas de si minutieuses précautionspour tuer le gibier, et n’emploie pas, dans le département del’Aube, une lourde carabine rayée.

– Tu veux tuer des chevreuils, Michu? lui dit sa belle jeunefemme en tâchant de prendre un air riant.

Avant de répondre, Michu examina son chien qui, couché ausoleil, les pattes en avant, le museau sur les pattes, dans lacharmante attitude des chiens de chasse, venait de lever la tête etflairait alternativement en avant de lui dans l’avenue d’un quartde lieue de longueur et vers un chemin de traverse qui débouchait àgauche dans le rond-point.

– Non, répondit Michu, mais un monstre que je ne veux pasmanquer, un loup-cervier. Le chien, un magnifique épagneul, à robeblanche tachetée de brun, grogna. – Bon, dit Michu en se parlant àlui-même, des espions! le pays en fourmille.

Mme Michu leva douloureusement les yeux au ciel. Belle blondeaux yeux bleus, faite comme une statue antique, pensive etrecueillie, elle paraissait être dévorée par un chagrin noir etamer. L’aspect du mari pouvait expliquer jusqu’à un certain pointla terreur des deux femmes. Les lois de la physionomie sontexactes, non seulement dans leur application au caractère, maisencore relativement à la fatalité de l’existence. Il y a desphysionomies prophétiques. S’il était possible, et cettestatistique vivante importe à la Société, d’avoir un dessin exactde ceux qui périssent sur l’échafaud, la science de Lavater etcelle de Gall prouveraient invinciblement qu’il y avait dans latête de tous ces gens, même chez les innocents, des signesétranges. Oui, la Fatalité met sa marque au visage de ceux quidoivent mourir d’une mort violente quelconque! Or, ce sceau,visible aux yeux de l’observateur, était empreint sur la figureexpressive de l’homme à la carabine. Petit et gros, brusque etleste comme un singe quoique d’un caractère calme, Michu avait uneface blanche, injectée de sang, ramassée comme celle d’un Kalmouket à laquelle des cheveux rouges, crépus donnaient une expressionsinistre. Ses yeux jaunâtres et clairs offraient, comme ceux destigres, une profondeur intérieure où le regard de qui l’examinaitallait se perdre, sans y rencontrer de mouvement ni de chaleur.Fixes, lumineux et rigides, ces yeux finissaient par épouvanter.L’opposition constante de l’immobilité des yeux avec la vivacité ducorps ajoutait encore à l’impression glaciale que Michu causait aupremier abord. Prompte chez cet homme, l’action devait desservirune pensée unique; de même que, chez les animaux, la vie est sansréflexion au service de l’instinct. Depuis 1793, il avait aménagésa barbe rousse en éventail. Quand même il n’aurait pas été,pendant la Terreur, président d’un club de jacobins, cetteparticularité de sa figure l’eût, à elle seule, rendu terrible àvoir. Cette figure socratique à nez camus était couronnée par untrès beau front, mais si bombé qu’il paraissait être en surplombsur le visage. Les oreilles bien détachées possédaient une sorte demobilité comme celles des bêtes sauvages, toujours sur le qui-vive.La bouche, entrouverte par une habitude assez ordinaire chez lescampagnards, laissait voir des dents fortes et blanches comme desamandes, mais mal rangées. Des favoris épais et luisantsencadraient cette face blanche et violacée par places. Les cheveuxcoupés ras sur le devant, longs sur les joues et derrière la tête,faisaient, par leur rougeur fauve, parfaitement ressortir tout ceque cette physionomie avait d’étrange et de fatal. Le cou, court etgros, tentait le couperet de la Loi. En ce moment, le soleil,prenant ce groupe en écharpe, illuminait en plein ces trois têtesque le chien regardait par moments. Cette scène se passaitd’ailleurs sur un magnifique théâtre. Ce rond-point est àl’extrémité du parc de Gondreville, une des plus riches terres deFrance, et, sans contredit, la plus belle du département de l’Aube:magnifiques avenues d’ormes, château construit sur les dessins deMansard, parc de quinze cents arpents enclos de murs, neuf grandesfermes, une forêt, des moulins et des prairies. Cette terre quasiroyale appartenait avant la Révolution à la famille de Simeuse.Ximeuse est un fief situé en Lorraine. Le nom se prononçaitSimeuse, et l’on avait fini par l’écrire comme il seprononçait.

La grande fortune des Simeuse, gentilshommes attachés à lamaison de Bourgogne, remonte au temps où les Guise menacèrent lesValois. Richelieu d’abord, puis Louis XIV se souvinrent dudévouement des Simeuse à la factieuse maison de Lorraine, et lesrebutèrent. Le marquis de Simeuse d’alors, vieux Bourguignon, vieuxguisard, vieux ligueur, vieux frondeur (il avait hérité des quatregrandes rancunes de la noblesse contre la royauté), vint vivre àCinq-Cygne. Ce courtisan, repoussé du Louvre, avait épousé la veuvedu comte de Cinq-Cygne, la branche cadette de la fameuse maison deChargebœuf, une des plus illustres de la vieille comté deChampagne, mais qui devint aussi célèbre et plus opulente quel’aînée. Le marquis, un des hommes les plus riches de ce temps, aulieu de se ruiner à la cour, bâtit Gondreville, en composa lesdomaines, et y joignit des terres, uniquement pour se faire unebelle chasse. Il construisit également à Troyes l’hôtel de Simeuse,à peu de distance de l’hôtel de Cinq-Cygne. Ces deux vieillesmaisons et l’Evêché furent pendant longtemps à Troyes les seulesmaisons en pierre. Le marquis vendit Simeuse au duc de Lorraine.Son fils dissipa les économies et quelque peu de cette grandefortune, sous le règne de Louis XV; mais ce fils devint d’abordchef d’escadre, puis vice-amiral, et répara les folies de sajeunesse par d’éclatants services. Le marquis de Simeuse, fils dece marin, avait péri sur l’échafaud, à Troyes, laissant deuxenfants jumeaux qui émigrèrent, et qui se trouvaient en ce moment àl’étranger, suivant le sort de la maison de Condé.

Ce rond-point était jadis le rendez-vous de chasse du GrandMarquis. On nommait ainsi dans la famille le Simeuse qui érigeaGondreville. Depuis 1789, Michu habitait ce rendez-vous, sis àl’intérieur du parc, bâti du temps de Louis XIV, et appelé lepavillon de Cinq-Cygne. Le village de Cinq-Cygne est au bout de laforêt de Nodesme (corruption de Notre-Dame), à laquelle mènel’avenue à quatre rangs d’ormes où Couraut flaira des espions.Depuis la mort du Grand Marquis, ce pavillon avait été tout à faitnégligé. Le vice-amiral hanta beaucoup plus la mer et la cour quela Champagne, et son fils donna ce pavillon délabré pour demeure àMichu.

Ce noble bâtiment est en briques, orné de pierre vermiculée auxangles, aux portes et aux fenêtres. De chaque côté s’ouvre unegrille d’une belle serrurerie, mais rongée de rouille. Après lagrille s’étend un large, un profond saut-de-loup d’où s’élancentdes arbres vigoureux, dont les parapets sont hérissés d’arabesquesen fer qui présentent leurs innombrables piquants auxmalfaiteurs.

Les murs du parc ne commencent qu’au-delà de la circonférenceproduite par le rond-point. En dehors, la magnifique demi-lune estdessinée par des talus plantés d’ormes, de même que celle qui luicorrespond dans le parc est formée par des massifs d’arbresexotiques. Ainsi le pavillon occupe le centre du rond-point tracépar ces deux fers à cheval. Michu avait fait des anciennes sallesdu rez-de-chaussée une écurie, une étable, une cuisine et unbûcher. De l’antique splendeur, la seule trace est une antichambredallée en marbre noir et blanc, où l’on entre, du côté du parc, parune de ces portes-fenêtres vitrées en petits carreaux, comme il yen avait encore à Versailles avant que Louis-Philippe n’en fîtl’hôpital des gloires de la France. A l’intérieur, ce pavillon estpartagé par un vieil escalier en bois vermoulu, mais plein decaractère, qui mène au premier étage, où se trouvent cinq chambres,un peu basses d’étage. Au-dessus s’étend un immense grenier. Cevénérable édifice est coiffé d’un de ces grands combles à quatrepans dont l’arête est ornée de deux bouquets en plomb, et percé dequatre de ces oeils-de-bœuf que Mansard affectionnait avec raison;car en France, l’attique et les toits plats à l’italienne sont unnon-sens contre lequel le climat proteste. Michu mettait là sesfourrages. Toute la partie du parc qui environne ce vieux pavillonest à l’anglaise. A cent pas, un ex-lac, devenu simplement un étangbien empoissonné, atteste sa présence autant par un légerbrouillard au-dessus des arbres que par le cri de millegrenouilles, crapauds et autres amphibies bavards au coucher dusoleil. La vétusté des choses, le profond silence des bois, laperspective de l’avenue, la forêt au loin, mille détails, les fersrongés de rouille, les masses de pierres veloutées par les mousses,tout poétise cette construction qui existe encore.

Au moment où commence cette histoire, Michu était appuyé à l’undes parapets moussus sur lequel se voyaient sa poire à poudre, sacasquette, son mouchoir, un tournevis, des chiffons, enfin tous lesustensiles nécessaires à sa suspecte opération. La chaise de safemme se trouvait adossée à côté de la porte extérieure dupavillon, au-dessus de laquelle existaient encore les armes deSimeuse richement sculptées avec leur belle devise: Si meurs! Lamère, vêtue en paysanne, avait mis sa chaise devant Mme Michu pourqu’elle eût les pieds à l’abri de l’humidité, sur un desbâtons.

– Le petit est là? demanda Michu à sa femme.

– Il rôde autour de l’étang, il est fou des grenouilles et desinsectes, dit la mère.

Michu siffla de façon à faire trembler. La prestesse aveclaquelle son fils accourut démontrait le despotisme exercé par lerégisseur de Gondreville. Michu, depuis 1789, mais surtout depuis1793, était à peu près le maître de cette terre. La terreur qu’ilinspirait à sa femme, à sa belle-mère, à un petit domestique nomméGaucher, et à une servante nommée Marianne, était partagée à dixlieues à la ronde. Peut-être ne faut-il pas tarder plus longtempsde donner les raisons de ce sentiment, qui, d’ailleurs, achèverontau moral le portrait de Michu.

Le vieux marquis de Simeuse s’était défait de ses biens en 1790;mais, devancé par les événements, il n’avait pu mettre en des mainsfidèles sa belle terre de Gondreville. Accusé de correspondre avecle duc de Brunswick et le prince de Cobourg, le marquis de Simeuseet sa femme furent mis en prison et condamnés à mort par letribunal révolutionnaire de Troyes, que présidait le père deMarthe. Ce beau domaine fut donc vendu nationalement. Lors del’exécution du marquis et de la marquise, on y remarqua, non sansune sorte d’horreur, le garde-général de la terre de Gondreville,qui, devenu président du club des jacobins d’Arcis, vint à Troyespour y assister. Fils d’un simple paysan et orphelin, Michu, comblédes bienfaits de la marquise qui lui avait donné la place degarde-général, après l’avoir fait élever au château, fut regardécomme un Brutus par les exaltés; mais dans le pays tout le mondecessa de le voir après ce trait d’ingratitude. L’acquéreur fut unhomme d’Arcis nommé Marion, petit-fils d’un intendant de la maisonde Simeuse. Cet homme, avocat avant et après la Révolution, eutpeur du garde, il en fit son régisseur en lui donnant trois millelivres de gages et un intérêt dans les ventes. Michu, qui passaitdéjà pour avoir une dizaine de mille francs, épousa, protégé par sarenommée de patriote, la fille d’un tanneur de Troyes, l’apôtre dela Révolution dans cette ville où il présida le tribunalrévolutionnaire. Ce tanneur, homme de conviction, qui, pour lecaractère, ressemblait à Saint-Just, se trouva mêlé plus tard à laconspiration de Babeuf, et il se tua pour échapper à unecondamnation. Marthe était la plus belle fille de Troyes. Aussi,malgré sa touchante modestie, avait-elle été forcée par sonredoutable père de faire la déesse de la Liberté dans une cérémonierépublicaine. L’acquéreur ne vint pas trois fois en sept ans àGondreville. Son grand-père avait été l’intendant des Simeuse, toutArcis crut alors que le citoyen Marion représentait MM. de Simeuse.Tant que dura la Terreur, le régisseur de Gondreville, patriotedévoué, gendre du président du tribunal révolutionnaire de Troyes,caressé par Malin (de l’Aube), l’un des représentants dudépartement, se vit l’objet d’une sorte de respect. Mais quand laMontagne fut vaincue, lorsque son beau-père se fut tué, Michudevint un bouc émissaire; tout le monde s’empressa de luiattribuer, ainsi qu’à son beau-père, des actes auxquels il était,pour son compte, parfaitement étranger. Le régisseur se bandacontre l’injustice de la foule; il se roidit et prit une attitudehostile. Sa parole se fit audacieuse. Cependant, depuis le 18Brumaire, il gardait ce profond silence qui est la philosophie desgens forts; il ne luttait plus contre l’opinion générale, il secontentait d’agir; cette sage conduite le fit regarder comme unsournois, car il possédait en terres une fortune d’environ centmille francs. D’abord il ne dépensait rien; puis cette fortune luivenait légitimement, tant de la succession de son beau-père que dessix mille francs par an que lui donnait sa place en profits et enappointements. Quoiqu’il fût régisseur depuis douze ans, quoiquechacun pût faire le compte de ses économies; quand, au début duConsulat, il acheta une ferme de cinquante mille francs, il s’élevades accusations contre l’ancien montagnard, les gens d’Arcis luiprêtaient l’intention de recouvrer la considération en faisant unegrande fortune. Malheureusement, au moment où chacun l’oubliait,une sotte affaire, envenimée par le caquet des campagnes, raviva lacroyance générale sur la férocité de son caractère.

Un soir, à la sortie de Troyes, en compagnie de quelques paysansparmi lesquels se trouvait le fermier de Cinq-Cygne, il laissatomber un papier sur la grande route; ce fermier, qui marchait ledernier, se baisse et le ramasse; Michu se retourne, voit le papierdans les mains de cet homme, il tire aussitôt un pistolet de saceinture, l’arme et menace le fermier, qui savait lire, de luibrûler la cervelle s’il ouvrait le papier. L’action de Michu fut sirapide, si violente, le son de sa voix si effrayant, ses yeux siflamboyants, que tout le monde eut froid de peur. Le fermier deCinq-Cygne était naturellement un ennemi de Michu. Mlle deCinq-Cygne, cousine des Simeuse, n’avait plus qu’une femme pourtoute fortune et habitait son château de Cinq-Cygne. Elle ne vivaitque pour ses cousins les jumeaux, avec lesquels elle avait jouédans son enfance à Troyes et à Gondreville. Son frère unique, Julesde Cinq-Cygne, émigré avant les Simeuse, était mort devant Mayence,mais par un privilège assez rare et dont il sera parlé, le nom deCinq-Cygne ne périssait point faute de mâles. Cette affaire entreMichu et le fermier de Cinq-Cygne fit un tapage épouvantable dansl’arrondissement, et rembrunit les teintes mystérieuses quivoilaient Michu; mais cette circonstance ne fut pas la seule qui lerendit redoutable. Quelques mois après cette scène, le citoyenMarion vint avec le citoyen Malin à Gondreville. Le bruit courutque Marion allait vendre la terre à cet homme que les événementspolitiques avaient bien servi, et que le premier consul venait deplacer au Conseil d’Etat pour le récompenser de ses services au 18Brumaire. Les politiques de la petite ville d’Arcis devinèrentalors que Marion avait été le prête-nom du citoyen Malin au lieud’être celui de MM. de Simeuse. Le tout-puissant conseiller d’Etatétait le plus grand personnage d’Arcis. Il avait envoyé l’un de sesamis politiques à la préfecture de Troyes, il avait fait exempterdu service le fils d’un des fermiers de Gondreville, appeléBeauvisage, il rendait service à tout le monde. Cette affaire nedevait donc point rencontrer de contradicteurs dans le pays, oùMalin régnait et où il règne encore. On était à l’aurore del’Empire. Ceux qui lisent aujourd’hui des histoires de laRévolution française ne sauront jamais quels immenses intervallesla pensée publique mettait entre les événements si rapprochés de cetemps. Le besoin général de paix et de tranquillité que chacunéprouvait après de violentes commotions engendrait un complet oublides faits antérieurs les plus graves. L’Histoire vieillissaitpromptement, constamment mûrie par des intérêts nouveaux etardents. Ainsi personne, excepté Michu, ne rechercha le passé decette affaire, qui fut trouvée toute simple. Marion qui, dans letemps, avait acheté Gondreville six cent mille francs en assignats,le vendit un million en écus; mais la seule somme déboursée parMalin fut le droit de l’enregistrement. Grévin, un camarade decléricature de Malin, favorisait naturellement ce tripotage, et leconseiller d’Etat le récompensa en le faisant nommer notaire àArcis. Quand cette nouvelle parvint au pavillon, apportée par lefermier d’une ferme sise entre la forêt et le parc, à gauche de labelle avenue, et nommée Grouage, Michu devint pâle et sortit; ilalla épier Marion, et finit par le rencontrer seul dans une alléedu parc. « – Monsieur vend Gondreville? – Oui, Michu, oui. Vousaurez un homme puissant pour maître. Le conseiller d’Etat est l’amidu premier consul, il est lié très intimement avec tous lesministres, il vous protégera. – Vous gardiez donc la terre pourlui? – Je ne dis pas cela, reprit Marion. Je ne savais dans letemps comment placer mon argent, et pour ma sécurité, je l’ai misdans les biens nationaux; mais il ne me convient pas de garder laterre qui appartenait à la maison où mon père… – A été domestique,intendant, dit violemment Michu. Mais vous ne la vendrez pas? Je laveux, et je puis vous la payer, moi. – Toi? – Oui, moi,sérieusement et en bon or, huit cent mille francs… – Huit centmille francs? Où les as-tu pris? dit Marion. – Cela ne vous regardepas, répondit Michu. Puis, en se radoucissant, il ajouta tout bas:- Mon beau-père a sauvé bien des gens! – Tu viens trop tard, Michu,l’affaire est faite. – Vous la déferez, monsieur! s’écria lerégisseur en prenant son maître par la main et la lui serrant commedans un étau. Je suis haï, je veux être riche et puissant; il mefaut Gondreville! Sachez-le, je ne tiens pas à la vie, et vousallez me vendre la terre, ou je vous ferai sauter la cervelle… -Mais au moins faut-il le temps de me retourner avec Malin, quin’est pas commode… – Je vous donne vingt-quatre heures. Si vousdites un mot de ceci, je me soucie de vous couper la tête comme decouper une rave…  » Marion et Malin quittèrent le château pendant lanuit. Marion eut peur, et instruisit le conseiller d’Etat de cetterencontre en lui disant d’avoir l’oeil sur le régisseur. Il étaitimpossible à Marion de se soustraire à l’obligation de rendre cetteterre à celui qui l’avait réellement payée, et Michu ne paraissaithomme ni à comprendre ni à admettre une pareille raison.D’ailleurs, ce service rendu par Marion à Malin devait être et futl’origine de sa fortune politique et de celle de son frère. Malinfit nommer, en 1806, l’avocat Marion premier président d’une courimpériale, et dès la création des receveurs généraux, il procura larecette générale de l’Aube au frère de l’avocat. Le conseillerd’Etat dit à Marion de demeurer à Paris, et prévint le ministre dela Police qui mit le garde en surveillance. Néanmoins, pour ne pasle pousser à des extrémités, et pour le mieux surveiller peut-être,Malin laissa Michu régisseur, sous la férule du notaire d’Arcis.Depuis ce moment, Michu, qui devint de plus en plus taciturne etsongeur, eut la réputation d’un homme capable de faire un mauvaiscoup. Malin, conseiller d’Etat, fonction que le premier consulrendit alors égale à celle de ministre, et l’un des rédacteurs duCode, jouait un grand rôle à Paris, où il avait acheté l’un desplus beaux hôtels du faubourg Saint-Germain, après avoir épousé lafille unique de Sibuelle, un riche fournisseur assez déconsidéré,qu’il associa pour la recette générale de l’Aube à Marion. Aussin’était-il pas venu plus d’une fois à Gondreville, il s’en reposaitd’ailleurs sur Grévin de tout ce qui concernait ses intérêts.Enfin, qu’avait-il à craindre, lui, ancien représentant de l’Aube,d’un ancien président du club des jacobins d’Arcis? Cependant,l’opinion, déjà si défavorable à Michu dans les basses classes, futnaturellement partagée par la bourgeoisie; et Marion, Grévin,Malin, sans s’expliquer ni se compromettre, le signalèrent comme unhomme excessivement dangereux. Obligées de veiller sur le garde parle ministre de la Police générale, les autorités ne détruisirentpas cette croyance. On avait fini, dans le pays, par s’étonner dece que Michu gardait sa place; mais on prit cette concession pourun effet de la terreur qu’il inspirait. Qui maintenant necomprendrait pas la profonde mélancolie exprimée par la femme deMichu? D’abord, Marthe avait été pieusement élevée par sa mère.Toutes deux, bonnes catholiques, avaient souffert des opinions etde la conduite du tanneur. Marthe ne se souvenait jamais sansrougir d’avoir été promenée dans la ville de Troyes en costume dedéesse. Son père l’avait contrainte d’épouser Michu, dont lamauvaise réputation allait croissant, et qu’elle redoutait troppour pouvoir jamais le juger. Néanmoins, cette femme se sentaitaimée , et, au fond de son cœur, il s’agitait pour cet hommeeffrayant la plus vraie des affections; elle ne lui avait jamais vurien faire que de juste, jamais ses paroles n’étaient brutales,pour elle du moins; enfin il s’efforçait de deviner tous sesdésirs. Ce pauvre paria, croyant être désagréable à sa femme,restait presque toujours dehors. Marthe et Michu, en défiance l’unde l’autre, vivaient dans ce qu’on appelle aujourd’hui une paixarmée. Marthe, qui ne voyait personne, souffrait vivement de laréprobation qui, depuis sept ans, la frappait comme fille d’uncoupe-tête, et de celle qui frappait son mari comme traître. Plusd’une fois, elle avait entendu les gens de la ferme qui se trouvaitdans la plaine à droite de l’avenue, appelée Bellache et tenue parBeauvisage, un homme attaché aux Simeuse, dire en passant devant lepavillon: « Voilà la maison des Judas! » La singulière ressemblancede la tête du régisseur avec celle du treizième apôtre, et qu’ilsemblait avoir voulu compléter, lui valait en effet cet odieuxsurnom dans tout le pays. Aussi ce malheur et de vagues, deconstantes appréhensions de l’avenir rendaient-ils Marthe pensiveet recueillie. Rien n’attriste plus profondément qu’une dégradationimméritée et de laquelle il est impossible de se relever. Unpeintre n’eût-il pas fait un beau tableau de cette famille deparias au sein d’un des plus jolis sites de la Champagne, où lepaysage est généralement triste?

– François! cria le régisseur pour faire encore hâter sonfils.

François Michu, enfant âgé de dix ans, jouissait du parc, de laforêt, et levait ses menus suffrages en maître; il mangeait lesfruits, il chassait, il n’avait ni soins ni peines; il était leseul être heureux de cette famille, isolée dans le pays par sasituation entre le parc et la forêt, comme elle l’était moralementpar la répulsion générale.

– Ramasse-moi tout ce qui est là, dit le père à son fils en luimontrant le parapet, et serre-moi cela. Regarde-moi! Tu dois aimerton père et ta mère? L’enfant se jeta sur son père pourl’embrasser; mais Michu fit un mouvement pour déplacer la carabineet le repoussa. – Bien! Tu as quelquefois jasé sur ce qui se faitici, dit-il en fixant sur lui ses deux yeux redoutables comme ceuxd’un chat sauvage. Retiens bien ceci: révéler la plus indifférentedes choses qui se font ici, à Gaucher, aux gens de Grouage ou deBellache, et même à Marianne qui nous aime, ce serait tuer tonpère. Que cela ne t’arrive plus, et je te pardonne tesindiscrétions d’hier. L’enfant se mit à pleurer. – Ne pleure pas,mais à quelque question qu’on te fasse, réponds comme les paysans:Je ne sais pas! Il y a des gens qui rôdent dans le pays, et qui neme reviennent pas. Va! Vous avez entendu, vous deux? dit Michu auxfemmes, ayez aussi la gueule morte.

– Mon ami, que vas-tu faire?

Michu, qui mesurait avec attention une charge de poudre et laversait dans le canon de sa carabine, posa l’arme contre le parapetet dit à Marthe:

– Personne ne me connaît cette carabine, mets-toi devant!

Couraut, dressé sur ses quatre pattes, aboyait avec fureur.

– Belle et intelligente bête! s’écria Michu, je suis sûr quec’est des espions…

On se sait espionné. Couraut et Michu, qui semblaient avoir uneseule et même âme, vivaient ensemble comme l’Arabe et son chevalvivent dans le désert. Le régisseur connaissait toutes lesmodulations de la voix de Couraut et les idées qu’ellesexprimaient, de même que le chien lisait la pensée de son maîtredans ses yeux et la sentait exhalée dans l’aire de son corps.

– Qu’en dis-tu? s’écria tout bas Michu en montrant à sa femmedeux sinistres personnages qui apparurent dans une contre-allée quise dirigeait vers le rond-point.

– Que se passe-t-il dans le pays? C’est des Parisiens? dit lavieille.

– Ah! voilà! s’écria Michu. Cache donc ma carabine, dit-il àl’oreille de sa femme, ils viennent à nous.

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