Une ténébreuse affaire

Chapitre 22Les Ténèbres Dissipées

Le feu marquis de Cinq-Cygne avait employé ses épargnes, ainsique celles de son père et de sa mère, à l’acquisition d’unmagnifique hôtel situé rue du Faubourg-du-Roule, et compris dans lemajorat considérable institué pour l’entretien de sa pairie. Lasordide économie du marquis et de ses parents, qui souventaffligeait Laurence, fut alors expliquée. Aussi, depuis cetteacquisition, la marquise, qui vivait à sa terre en y thésaurisantpour ses enfants, passa-t-elle d’autant plus volontiers ses hiversà Paris, que sa fille Berthe et son fils Paul atteignaient à un âgeoù leur éducation exigeait les ressources de Paris. Mme deCinq-Cygne alla peu dans le monde. Son mari ne pouvait ignorer lesregrets qui habitaient le cœur de cette femme; mais il déploya pourelle les délicatesses les plus ingénieuses, et mourut n’ayant aiméqu’elle au monde. Ce noble cœur, méconnu pendant quelque temps,mais à qui la généreuse fille des Cinq-Cygne rendit dans lesdernières années autant d’amour qu’elle en recevait, ce mari futenfin complètement heureux. Laurence vivait surtout par les joiesde la famille. Nulle femme de Paris ne fut plus chérie de ses amis,ni plus respectée. Aller chez elle est un honneur. Douce,indulgente, spirituelle, simple surtout, elle plaît aux âmesd’élite, elle les attire, malgré son attitude empreinte de douleur;mais chacun semble protéger cette femme si forte, et ce sentimentde protection secrète explique peut-être l’attrait de son amitié.Sa vie, si douloureuse pendant sa jeunesse, est belle et sereinevers le soir. On connaît ses souffrances. Personne n’a jamaisdemandé quel est l’original du portrait de Robert Lefebvre, quidepuis la mort du garde est le principal et funèbre ornement dusalon. La physionomie de Laurence a la maturité des fruits venusdifficilement. Une sorte de fierté religieuse orne aujourd’hui cefront éprouvé. Au moment où la marquise vint tenir maison, safortune, augmentée par la loi sur les indemnités, allait à deuxcent mille livres de rentes, sans compter les traitements de sonmari. Laurence avait hérité des onze cent mille francs laissés parles Simeuse. Dès lors, elle dépensa cent mille francs par an, etmit de côté le reste pour faire la dot de Berthe.

Berthe est le portrait vivant de sa mère, mais sans audaceguerrière; c’est sa mère fine, spirituelle: « et plus femme », ditLaurence avec mélancolie. La marquise ne voulait pas marier safille avant qu’elle n’eût vingt ans. Les économies de la famillesagement administrées par le vieux d’Hauteserre, et placées dansles fonds au moment où les rentes tombèrent en 1830, formaient unedot d’environ quatre-vingt mille francs de rentes à Berthe, qui, en1833, eut vingt ans.

Vers ce temps, la princesse de Cadignan, qui voulait marier sonfils, le duc de Maufrigneuse, avait depuis quelques mois lié sonfils avec la marquise de Cinq-Cygne. Georges de Maufrigneuse dînaittrois fois par semaine chez la marquise, il accompagnait la mère etla fille aux Italiens, il caracolait au Bois autour de leur calèchequand elles s’y promenaient. Il fut alors évident pour le monde dufaubourg Saint-Germain que Georges aimait Berthe. Seulementpersonne ne pouvait savoir si Mme de Cinq-Cygne avait le désir defaire sa fille duchesse en attendant qu’elle devînt princesse; ousi la princesse désirait pour son fils une si belle dot, si lacélèbre Diane allait au-devant de la noblesse de province, ou si lanoblesse de province était effrayée de la célébrité de Mme deCadignan, de ses goûts et de sa vie ruineuse. Dans le désir de nepoint nuire à son fils, la princesse, devenue dévote, avait muré savie intime, et passait la belle saison à Genève dans une villa.

Un soir, Mme la princesse de Cadignan avait chez elle lamarquise d’Espard, et de Marsay, le président du Conseil. Elle vitce soir-là cet ancien amant pour la dernière fois; car il mourutl’année suivante. Rastignac, sous-secrétaire d’Etat attaché auministère de Marsay, deux ambassadeurs, deux orateurs célèbresrestés à la Chambre des pairs, les vieux ducs de Lenoncourt et deNavarreins, le comte de Vandenesse et sa jeune femme, d’Arthez s’ytrouvaient et formaient un cercle assez bizarre dont la compositions’expliquera facilement: il s’agissait d’obtenir du premierministre un laissez-passer pour le prince de Cadignan. De Marsay,qui ne voulait pas prendre sur lui cette responsabilité, venaitdire à la princesse que l’affaire était entre bonnes mains. Unvieil homme politique devait leur apporter une solution pendant lasoirée. On annonça la marquise et Mlle de Cinq-Cygne. Laurence,dont les principes étaient intraitables, fut non pas surprise, maischoquée, de voir les représentants les plus illustres de lalégitimité, dans l’une et l’autre Chambre, causant avec le premierministre de celui qu’elle n’appelait jamais que monseigneur le ducd’Orléans, l’écoutant et riant avec lui. De Marsay, comme leslampes près de s’éteindre, brillait d’un dernier éclat. Il oubliaitlà, volontiers, les soucis de la politique. La marquise deCinq-Cygne accepta de Marsay, comme on dit que la cour d’Autricheacceptait alors M. de Saint-Aulaire: l’homme du monde fit passer leministre. Mais elle se dressa comme si son siège eût été du ferrougi, quand elle entendit annoncer M. le comte de Gondreville.

– Adieu, madame, dit-elle à la princesse d’un ton sec.

Elle sortit avec Berthe en calculant la direction de ses pas demanière à ne pas rencontrer cet homme fatal.

– Vous avez peut-être fait manquer le mariage de Georges, dit àvoix basse la princesse à de Marsay.

L’ancien clerc venu d’Arcis, l’ancien représentant du peuple,l’ancien thermidorien, l’ancien tribun, l’ancien conseiller d’Etat,l’ancien comte de l’Empire et sénateur, l’ancien pair de LouisXVIII, le nouveau pair de Juillet fit une révérence servile à labelle princesse de Cadignan. – Ne tremblez plus, belle dame, nousne faisons pas la guerre aux princes, dit-il en s’asseyant auprèsd’elle.

Malin avait eu l’estime de Louis XVIII, à qui sa vieilleexpérience ne fut pas inutile. Il avait aidé beaucoup à renverserDecazes, et conseillé fortement le ministère Villèle. Reçufroidement par Charles X, il avait épousé les rancunes deTalleyrand. Il était alors en grande faveur sous le douzièmegouvernement qu’il a l’avantage de servir depuis 1789, et qu’ildesservira sans doute; mais depuis quinze mois, il avait rompul’amitié qui, pendant trente-six ans, l’avait uni au plus célèbrede nos diplomates. Ce fut dans cette soirée qu’en parlant de cegrand diplomate il dit ce mot:

– Savez-vous la raison de son hostilité contre le duc deBordeaux?… « Le Prétendant est trop jeune…  »

– Vous donnez là, lui répondit Rastignac, un singulier conseilaux jeunes gens.

De Marsay, devenu très songeur depuis le mot de la princesse, nereleva pas ces plaisanteries; il regardait sournoisementGondreville, et attendait évidemment pour parler que le vieillard,qui se couchait de bonne heure, fût parti. Tous ceux qui étaientlà, témoins de la sortie de Mme de Cinq-Cygne, dont les raisonsétaient connues, imitèrent le silence de de Marsay. Gondreville,qui n’avait pas reconnu la marquise, ignorait les motifs de cetteréserve générale; mais l’habitude des affaires, les mœurspolitiques lui avaient donné du tact, il était homme d’espritd’ailleurs, il crut que sa présence gênait, il partit. De Marsay,debout à la cheminée, contempla, de façon à laisser deviner degraves pensées, ce vieillard de soixante-dix ans qui s’en allaitlentement.

– J’ai eu tort, madame, de ne pas vous avoir nommé monnégociateur, dit enfin le premier ministre en entendant leroulement de la voiture. Mais je vais racheter ma faute et vousdonner les moyens de faire votre paix avec les Cinq-Cygne. Voiciplus de trente ans que la chose a eu lieu, c’est aussi vieux que lamort d’Henri IV, qui certes, entre nous, malgré le proverbe, estbien l’histoire la moins connue, comme beaucoup d’autrescatastrophes historiques. Je vous jure, d’ailleurs, que si cetteaffaire ne concernait pas la marquise, elle n’en serait pas moinscurieuse. Enfin, elle éclaircit un fameux passage de nos annalesmodernes, celui du mont Saint-Bernard. MM. les ambassadeurs yverront que, sous le rapport de la profondeur, nos hommespolitiques d’aujourd’hui sont bien loin des Machiavels que lesflots populaires ont élevés, en 1793, au-dessus des tempêtes, etdont quelques-uns ont trouvé, comme dit la romance, un port. Pourêtre aujourd’hui quelque chose en France, il faut avoir roulé dansles ouragans de ce temps-là.

– Mais il me semble, dit en souriant la princesse, que, sous cerapport, votre état de choses n’a rien à désirer…

Un rire de bonne compagnie se joua sur toutes les lèvres, et deMarsay ne put s’empêcher de sourire. Les ambassadeurs parurentimpatients, de Marsay fut pris par une quinte, et l’on fitsilence.

– Par une nuit de juin 1800, dit le premier ministre, vers troisheures du matin, au moment où le jour faisait pâlir les bougies,deux hommes, las de jouer à la bouillotte, ou qui n’y jouaient quepour occuper les autres, quittèrent le salon de l’hôtel desRelations extérieures, alors situé rue du Bac, et allèrent dans unboudoir. Ces deux hommes, dont un est mort, et dont l’autre a unpied dans la tombe, sont, chacun dans leur genre, aussiextraordinaires l’un que l’autre. Tous deux ont été prêtres, ettous deux ont abjuré; tous deux se sont mariés. L’un avait étésimple oratorien, l’autre avait porté la mitre épiscopale. Lepremier s’appelait Fouché, je ne vous dis pas le nom du second;mais tous deux étaient alors de simples citoyens français, très peusimples. Quand on les vit allant dans le boudoir, les personnes quise trouvaient encore là manifestèrent un peu de curiosité. Untroisième personnage les suivit. Quant à celui-là, qui se croyaitbeaucoup plus fort que les deux premiers, il avait nom Sieyès, etvous savez tous qu’il appartenait également à l’Eglise avant laRévolution. Celui qui marchait difficilement se trouvait alorsministre des Relations extérieures, Fouché était ministre de laPolice générale. Sieyès avait abdiqué le consulat. Un petit homme,froid et sévère, quitta sa place et rejoignit ces trois hommes endisant à haute voix, devant quelqu’un de qui je tiens le mot: « Jecrains le brelan des prêtres. » Il était ministre de la Guerre. Lemot de Carnot n’inquiéta point les deux consuls qui jouaient dansle salon. Cambacérès et Lebrun étaient alors à la merci de leursministres, infiniment plus forts qu’eux. Presque tous ces hommesd’Etat sont morts, on ne leur doit plus rien: ils appartiennent àl’histoire, et l’histoire de cette nuit a été terrible; je vous ladis, parce que moi seul la sais, parce que Louis XVIII ne l’a pasdite à la pauvre Mme de Cinq-Cygne, et qu’il est indifférent augouvernement actuel qu’elle le sache. Tous quatre, ils s’assirent.Le boiteux dut fermer la porte avant qu’on ne prononçât un mot, ilpoussa même, dit-on, un verrou. Il n’y a que les gens bien élevésqui aient de ces petites attentions. Les trois prêtres avaient lesfigures blêmes et impassibles que vous leur avez connues. Carnotseul offrait un visage coloré. Aussi le militaire parla-t-il lepremier.  » De quoi s’agit-il? – De la France, dut dire le prince,que j’admire comme un des hommes les plus extraordinaires de notretemps. – De la république, a certainement dit Fouché. – Dupouvoir », a dit probablement Sieyès.

Tous les assistants se regardèrent. De Marsay avait, de la voix,du regard et du geste, admirablement peint les trois hommes.

– Les trois prêtres s’entendirent à merveille, reprit-il. Carnotregarda sans doute ses collègues et l’ex-consul d’un air assezdigne. Je crois qu’il a dû se trouver abasourdi en dedans. « -Croyez-vous au succès? lui demanda Sieyès. – On peut tout attendrede Bonaparte, répondit le ministre de la Guerre, il a passé lesAlpes heureusement. – En ce moment, dit le diplomate avec unelenteur calculée, il joue son tout. – Enfin, tranchons le mot, ditFouché, que ferons-nous, si le premier consul est vaincu? Est-ilpossible de refaire une armée? Resterons-nous ses humblesserviteurs? – Il n’y a plus de république en ce moment, fitobserver Sieyès, il est consul pour dix ans. – Il a plus de pouvoirque n’en avait Cromwell, ajouta l’évêque, et n’a pas voté la mortdu roi. – Nous avons un maître, dit Fouché, le conserverons-nouss’il perd la bataille, ou reviendrons-nous à la république pure? -La France, répliqua sentencieusement Carnot, ne pourra résisterqu’en revenant à l’énergie conventionnelle. – Je suis de l’avis deCarnot, dit Sieyès. Si Bonaparte revient défait, il faut l’achever;il nous en a trop dit depuis sept mois! – Il a l’armée, repritCarnot d’un air penseur. – Nous aurons le peuple! s’écria Fouché. -Vous êtes prompt, monsieur! répliqua le grand seigneur de cettevoix de basse-taille qu’il a conservée et qui fit rentrerl’oratorien en lui-même. – Soyez franc, dit un ancien conventionnelen montrant sa tête, si Bonaparte est vainqueur, nous l’adoreronsvaincu, nous l’enterrerons! – Vous étiez là, Malin, reprit lemaître de la maison sans s’émouvoir; vous serez des nôtres. » Et illui fit signe de s’asseoir. Ce fut à cette circonstance que cepersonnage, conventionnel assez obscur, dut d’être ce que nousvenons de voir qu’il est encore en ce moment. Malin fut discret, etles deux ministres lui furent fidèles; mais il fut aussi le pivotde la machine et l’âme de la machination. « – Cet homme n’a pointencore été vaincu! s’écria Carnot avec un accent de conviction, etil vient de surpasser Hannibal. – En cas de malheur, voici leDirectoire, reprit très finement Sieyès en faisant remarquer àchacun qu’ils étaient cinq. – Et, dit le ministre des Affairesétrangères, nous sommes tous intéressés au maintien de larévolution française, nous avons tous trois jeté le froc auxorties; le général a voté la mort du roi. Quant à vous, dit-il àMalin, vous avez des biens d’émigrés. – Nous avons tous les mêmesintérêts, dit péremptoirement Sieyès, et nos intérêts sont d’accordavec celui de la patrie. – Chose rare, dit le diplomate ensouriant. – Il faut agir, ajouta Fouché; la bataille se livre, etMélas a des forces supérieures. Gênes est rendue, et Masséna acommis la faute de s’embarquer pour Antibes; il n’est donc pascertain qu’il puisse rejoindre Bonaparte, qui restera réduit à sesseules ressources. – Qui vous a dit cette nouvelle? demanda Carnot.- Elle est sûre, répondit Fouché. Vous aurez le courrier à l’heurede la Bourse. »

Ceux-là n’y faisaient point de façons, dit de Marsay en souriantet s’arrêtant un moment. « – Or, ce n’est pas quand la nouvelle dudésastre viendra, dit toujours Fouché, que nous pourrons organiserles clubs, réveiller le patriotisme et changer la constitution.Notre 18 Brumaire doit être prêt. – Laissons-le faire au ministrede la Police, dit le diplomate, et défions-nous de Lucien. (LucienBonaparte était alors ministre de l’intérieur.) – Je l’arrêteraibien, dit Fouché. – Messieurs, s’écria Sieyès, notre Directoire nesera plus soumis à des mutations anarchiques. Nous organiserons unpouvoir oligarchique, un Sénat à vie, une chambre élective qui seradans nos mains; car sachons profiter des fautes du passé. – Avec cesystème, j’aurai la paix, dit l’évêque.

– Trouvez-moi un homme sûr pour correspondre avec Moreau, carl’armée d’Allemagne deviendra notre seule ressource! » s’écriaCarnot qui était resté plongé dans une profonde méditation.

– En effet, reprit de Marsay après une pause, ces hommes avaientraison, messieurs! Ils ont été grands dans cette crise, et j’eussefait comme eux.

« Messieurs », s’écria Sieyès d’un ton grave et solennel, dit deMarsay en reprenant son récit. – Ce mot: « Messieurs!  » futparfaitement compris: tous les regards exprimèrent une même foi, lamême promesse, celle d’un silence absolu, d’une solidarité complèteau cas où Bonaparte reviendrait triomphant. « – Nous savons tous ceque nous avons à faire », ajouta Fouché. Sieyès avait tout doucementdégagé le verrou, son oreille de prêtre l’avait bien servi. Lucienentra. « – Bonne nouvelle, messieurs! Un courrier apporte à MmeBonaparte un mot du premier consul: il a débuté par une victoire àMontebello. » Les trois ministres se regardèrent. « – Est-ce unebataille générale? demanda Carnot. – Non, un combat où Lannes s’estcouvert de gloire. L’affaire a été sanglante. Attaqué avec dixmille hommes par dix-huit mille, il a été sauvé par une divisionenvoyée à son secours. On est en fuite. Enfin la ligne d’opérationsde Mélas est coupée. – De quand le combat? demanda Carnot. – Le 8,dit Lucien. – Nous sommes le 13, reprit le savant ministre; ehbien, selon toute apparence, les destinées de la France se jouentau moment où nous causons. (En effet, la bataille de Marengocommença le 14 juin, à l’aube.) – Quatre jours d’attente mortelle!dit Lucien. – Mortelle? reprit le ministre des Relationsextérieures froidement et d’un air interrogatif. – Quatre jours »,dit Fouché. Un témoin oculaire m’a certifié que les deux consulsn’apprirent ces détails qu’au moment où les six personnagesrentrèrent au salon. Il était alors quatre heures du matin. Fouchépartit le premier. Voici ce que fit, avec une infernale et sourdeactivité, ce génie ténébreux, profond, extraordinaire, peu connu,mais qui avait bien certainement un génie égal à celui de PhilippeII, à celui de Tibère et de Borgia. Sa conduite, lors de l’affairede Walcheren, a été celle d’un militaire consommé, d’un grandpolitique, d’un administrateur prévoyant. C’est le seul ministreque Napoléon ait eu. Vous savez qu’alors il a épouvanté Napoléon.Fouché, Masséna et le prince sont les trois plus grands hommes, lesplus fortes têtes, comme diplomatie, guerre et gouvernement, que jeconnaisse; si Napoléon les avait franchement associés à son œuvre,il n’y aurait plus d’Europe, mais un vaste Empire français. Fouchéne s’est détaché de Napoléon qu’en voyant Sieyès et le prince deTalleyrand mis de côté. Dans l’espace de trois jours, Fouché, touten cachant la main qui remuait les cendres de ce foyer, organisacette angoisse générale qui pesa sur toute la France et ranimal’énergie républicaine de 1793. Comme il faut éclaircir ce coinobscur de notre histoire, je vous dirai que cette agitation, partiede lui qui tenait tous les fils de l’ancienne Montagne, produisitles complots républicains par lesquels la vie du premier consul futmenacée après sa victoire de Marengo. Ce fut la conscience qu’ilavait du mal dont il était l’auteur qui lui donna la force designaler à Bonaparte, malgré l’opinion contraire de celui-ci, lesrépublicains comme plus mêlés que les royalistes à ces entreprises.Fouché connaissait admirablement les hommes; il compta sur Sieyès àcause de son ambition trompée, sur M. de Talleyrand parce qu’ilétait un grand seigneur, sur Carnot à cause de sa profondehonnêteté; mais il redoutait notre homme de ce soir, et voicicomment il l’entortilla. Il n’était que Malin dans ce temps-là,Malin, le correspondant de Louis XVIII. Il fut forcé, par leministre de la Police, de rédiger les proclamations du gouvernementrévolutionnaire, ses actes, ses arrêts, la mise hors la loi desfactieux du 18 Brumaire; et bien plus, ce fut ce complice malgrélui qui les fit imprimer au nombre d’exemplaires nécessaire et quiles tint prêts en ballots dans sa maison. L’imprimeur fut arrêtécomme conspirateur, car on fit choix d’un imprimeurrévolutionnaire, et la police ne le relâcha que deux mois après.Cet homme est mort en 1816, croyant à une conspiration montagnarde.Une des scènes les plus curieuses jouées par la police de Fouché,est, sans contredit, celle que causa le premier courrier reçu parle plus célèbre banquier de cette époque, et qui annonça la pertede la bataille de Marengo. La fortune, si vous vous le rappelez, nese déclara pour Napoléon que sur les sept heures du soir. A midi,l’agent envoyé sur le théâtre de la guerre par le roi de la financed’alors regarda l’année française comme anéantie et s’empressa dedépêcher un courrier. Le ministre de la Police envoya chercher lesafficheurs, les crieurs, et l’un de ses affidés arrivait avec uncamion chargé des imprimés, quand le courrier du soir, qui avaitfait une excessive diligence, répandit la nouvelle du triomphe quirendit la France véritablement folle. Il y eut des pertesconsidérables à la Bourse. Mais le rassemblement des afficheurs etdes crieurs qui devaient proclamer la mise hors la loi, la mortpolitique de Bonaparte, fut tenu en échec et attendit que l’on eûtimprimé la proclamation et le placard où la victoire du premierconsul était exaltée. Gondreville, sur qui toute la responsabilitédu complot pouvait tomber, fut si effrayé, qu’il mit les ballotsdans des charrettes et les mena nuitamment à Gondreville, où sansdoute il enterra ces sinistres papiers dans les caves du châteauqu’il avait acheté sous le nom d’un homme… Il l’a fait nommerprésident d’une cour impériale, il avait nom… Marion! Puis ilrevint à Paris assez à temps pour complimenter le premier consul.Napoléon accourut, vous le savez, avec une effrayante céléritéd’Italie en France, après la bataille de Marengo; mais il estcertain, pour ceux qui connaissent à fond l’histoire secrète de cetemps, que sa promptitude eut pour cause un message de Lucien. Leministre de l’intérieur avait entrevu l’attitude du partimontagnard, et, sans savoir d’où soufflait le vent, il craignaitl’orage. Incapable de soupçonner les trois ministres, il attribuaitce mouvement aux haines excitées par son frère au 18 Brumaire, et àla ferme croyance où fut alors le reste des hommes de 1793, d’unéchec irréparable en Italie. Les mots: « Mort au tyran! » criés àSaint-Cloud retentissaient toujours aux oreilles de Lucien. Labataille de Marengo retint Napoléon sur les champs de la Lombardiejusqu’au 25 juin, il arriva le 2 juillet en France. Or, imaginezles figures des cinq conspirateurs, félicitant aux Tuileries lepremier consul sur sa victoire. Fouché, dans le salon même, dit autribun, car ce Malin que vous venez de voir a été un peu tribun,d’attendre encore, et que tout n’était pas fini. En effet,Bonaparte ne semblait pas à M. de Talleyrand et à Fouché aussimarié qu’ils l’étaient eux-mêmes à la Révolution, et ils l’ybouclèrent pour leur propre sûreté, par l’affaire du duc d’Enghien.L’exécution du prince tient, par des ramifications saisissables, àce qui s’était tramé dans l’hôtel des Relations extérieures pendantla campagne de Marengo. Certes, aujourd’hui, pour qui a connu despersonnes bien informées, il est clair que Bonaparte fut joué commeun enfant par M. de Talleyrand et Fouché, qui voulurent lebrouiller irrévocablement avec la maison de Bourbon, dont lesambassadeurs faisaient alors des tentatives auprès du premierconsul.

– Talleyrand faisant son whist chez Mme de Luynes, dit alors undes personnages qui écoutaient, à trois heures du matin, tire samontre, interrompt le jeu et demande tout à coup, sans aucunetransition, à ses trois partenaires, si le prince de Condé avaitd’autre enfant que M. le duc d’Enghien. Une demande si saugrenue,dans la bouche de M. de Talleyrand, causa la plus grande surprise. » Pourquoi nous demandez-vous ce que vous savez si bien? luidit-on. – C’est pour vous apprendre que la maison de Condé finit ence moment. » Or, M. de Talleyrand était à l’hôtel de Luynes depuisle commencement de la soirée, et savait sans doute que Bonaparteétait dans l’impossibilité de faire grâce.

– Mais, dit Rastignac à de Marsay, je ne vois point dans toutceci Mme de Cinq-Cygne.

– Ah! vous étiez si jeune, mon cher, que j’oubliais laconclusion; vous savez l’affaire de l’enlèvement du comte deGondreville, qui a été la cause de la mort des deux Simeuse et dufrère aîné de d’Hauteserre, qui, par son mariage avec Mlle deCinq-Cygne, devint comte et depuis marquis de Cinq-Cygne.

De Marsay, prié par plusieurs personnes à qui cette aventureétait inconnue, raconta le procès, en disant que les cinq inconnusétaient des escogriffes de la Police générale de l’Empire, chargésd’anéantir des ballots d’imprimés que le comte de Gondreville étaitvenu précisément brûler en croyant l’Empire affermi.

– Je soupçonne Fouché, dit-il, d’y avoir fait chercher en mêmetemps des preuves de la correspondance de Gondreville et de LouisXVIII, avec lequel il s’est toujours entendu, même pendant laTerreur. Mais, dans cette épouvantable affaire, il y a eu de lapassion de la part de l’agent principal, qui vit encore, un de cesgrands hommes subalternes qu’on ne remplace jamais, et qui s’estfait remarquer par des tours de force étonnants. Il paraît que Mllede Cinq-Cygne l’avait maltraité quand il était venu pour arrêterles Simeuse.

Ainsi, madame, vous avez le secret de l’affaire; vous pourrezl’expliquer à la marquise de Cinq-Cygne, et lui faire comprendrepourquoi Louis XVIII a gardé le silence.

Paris, janvier 1841.

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