Une ténébreuse affaire

Chapitre 6Intérieur et Physionomies Royalistes sous le Consulat

Au moment où Marthe, avertie de l’imminence du péril, glissaitavec la rapidité d’une ombre vers la brèche indiquée par Michu, lesalon du château de Cinq-Cygne offrait le plus paisible spectacle.Ses habitants étaient si loin de soupçonner l’orage près de fondresur eux, que leur attitude eût excité la compassion de la premièrepersonne qui aurait connu leur situation. Dans la haute cheminée,ornée d’un trumeau où dansaient au-dessus de la glace des bergèresen paniers, brillait un de ces feux comme il ne s’en fait que dansles châteaux situés au bord des bois. Au coin de cette cheminée,sur une grande bergère carrée en bois doré, garnie en magnifiquelampas vert, la jeune comtesse était en quelque sorte étalée dansl’attitude que donne un accablement complet. Revenue à six heuresseulement des confins de la Brie, après avoir battu l’estrade enavant de la troupe afin de faire arriver à bon port les quatregentilshommes au gîte où ils devaient faire leur dernière étapeavant d’entrer à Paris, elle avait surpris M. et Mme d’Hauteserre àla fin de leur dîner. Pressée par la faim, elle s’était mise àtable sans quitter ni son amazone crottée ni ses brodequins. Aulieu de se déshabiller après le dîner, elle s’était sentie accabléepar toutes ses fatigues, et avait laissé aller sa belle tête nue,couverte de ses mille boucles blondes, sur le dossier de l’immensebergère, en gardant ses pieds en avant sur un tabouret. Le feuséchait les éclaboussures de son amazone et de ses brodequins. Sesgants de peau de daim, son petit chapeau de castor, son voile vertet sa cravache étaient sur la console où elle les avait jetés. Elleregardait tantôt la vieille horloge de Boule qui se trouvait sur lechambranle de la cheminée entre deux candélabres à fleurs, pourvoir si, d’après l’heure, les quatre conspirateurs étaient couchés;tantôt la table de boston placée devant la cheminée et occupée parM. d’Hauteserre et par sa femme, par le curé de Cinq-Cygne et sasœur.

Quand même ces personnages ne seraient pas incrustés dans cedrame, leurs têtes auraient encore le mérite de représenter une desfaces que prit l’aristocratie après sa défaite de 1793. Sous cerapport, la peinture du salon de Cinq-Cygne a la saveur del’histoire vue en déshabillé.

Le gentilhomme, alors âgé de cinquante-deux ans, grand, sec,sanguin, et d’une santé robuste eût paru capable de vigueur sans degros yeux d’un bleu faïence dont le regard annonçait une extrêmesimplicité. Il existait dans sa figure terminée par un menton degaloche, entre son nez et sa bouche, un espace démesuré par rapportaux lois du dessin, qui lui donnait un air de soumission enparfaite harmonie avec son caractère, auquel concordaient lesmoindres détails de sa physionomie. Ainsi sa chevelure grise,feutrée par son chapeau qu’il gardait presque toute la journée,formait comme une calotte sur sa tête, en en dessinant le contourpiriforme. Son front, très ridé par sa vie campagnarde et par decontinuelles inquiétudes, était plat et sans expression. Son nezaquilin relevait un peu sa figure; le seul indice de force setrouvait dans ses sourcils touffus qui conservaient leur couleurnoire, et dans la vive coloration de son teint; mais cet indice nementait point, le gentilhomme quoique simple et doux avait la foimonarchique et catholique, aucune considération ne l’eût faitchanger de parti. Ce bonhomme se serait laissé arrêter, il n’eûtpas tiré sur les municipaux, et serait allé tout doucettement àl’échafaud. Ses trois mille livres de rentes viagères, sa seuleressource, l’avaient empêché d’émigrer. Il obéissait donc augouvernement de Fait, sans cesser d’aimer la famille royale et d’ensouhaiter le rétablissement; mais il eût refusé de se compromettreen participant à une tentative en faveur des Bourbons. Ilappartenait à cette portion de royalistes qui se sont éternellementsouvenus d’avoir été battus et volés; qui, dès lors, sont restésmuets, économes, rancuniers, sans énergie, mais incapables d’aucuneabjuration, ni d’aucun sacrifice; tout prêts à saluer la royautétriomphante, amis de la religion et des prêtres, mais résolus àsupporter toutes les avanies du malheur. Ce n’est plus alors avoirune opinion, mais de l’entêtement. L’action est l’essence despartis. Sans esprit, mais loyal, avare comme un paysan, etnéanmoins noble de manières, hardi dans ses vœux mais discret enparoles et en actions, tirant parti de tout, et prêt à se laissernommer maire de Cinq-Cygne, M. d’Hauteserre représentaitadmirablement ces honorables gentilshommes auxquels Dieu a écritsur le front le mot mites, qui laissèrent passer au-dessus de leursgentilhommières et de leurs têtes les orages de la Révolution, quise redressèrent sous la Restauration riches de leurs économiescachées, fiers de leur attachement discret et qui rentrèrent dansleurs campagnes après 1830. Son costume, expressive enveloppe de cecaractère, peignait l’homme et le temps. M. d’Hauteserre portaitune de ces houppelandes, couleur noisette, à petit collet, que ledernier duc d’Orléans avait mises à la mode à son retourd’Angleterre, et qui furent, pendant la Révolution, comme unetransaction entre les hideux costumes populaires et les élégantesredingotes de l’aristocratie. Son gilet de velours, à raiesfleuretées, dont la façon rappelait ceux de Robespierre et deSaint-Just, laissait voir le haut d’un jabot à petits plis dormantsur la chemise. Il conservait la culotte, mais la sienne était degros drap bleu, à boucles d’acier bruni. Ses bas en filoselle noiremoulaient des jambes de cerf, chaussées de gros souliers maintenuspar des guêtres en drap noir. Il avait gardé le col en mousseline àmille plis, serré par une boucle en or sur le cou. Le bonhommen’avait point entendu faire de l’éclectisme politique en adoptantce costume à la fois paysan, révolutionnaire et aristocrate, ilavait obéi très innocemment aux circonstances.

Mme d’Hauteserre, âgée de quarante ans, et usée par lesémotions, avait une figure passée qui semblait toujours poser pourun portrait; et son bonnet de dentelle, orné de coques en satinblanc, contribuait singulièrement à lui donner cet air solennel.Elle mettait encore de la poudre malgré le fichu blanc, la robe ensoie puce à manches plates, à jupon très ample, triste et derniercostume de la reine Marie-Antoinette. Elle avait le nez pincé, lementon pointu, le visage presque triangulaire, des yeux qui avaientpleuré; mais elle mettait un soupçon de rouge qui ravivait ses yeuxgris. Elle prenait du tabac, et à chaque fois elle pratiquait cesjolies précautions dont abusaient autrefois les petites maîtresses;tous les détails de sa prise constituaient une cérémonie quis’explique par ce mot: elle avait de jolies mains.

Depuis deux ans, l’ancien précepteur des deux Simeuse, ami del’abbé d’Hauteserre, nommé Goujet, abbé des Minimes, avait prispour retraite la cure de Cinq-Cygne par amitié pour lesd’Hauteserre et pour la jeune comtesse. Sa sœur, Mlle Goujet, richede sept cents francs de rente, les réunissait aux faiblesappointements de la cure, et tenait le ménage de son frère. Nil’église ni le presbytère n’avaient été vendus par suite de leurpeu de valeur. L’abbé Goujet logeait donc à deux pas du château,car le mur du jardin de la cure et celui du parc étaient mitoyensen quelques endroits. Aussi, deux fois par semaine, l’abbé Goujetet sa sœur dînaient-ils à Cinq-Cygne, où tous les soirs ilsvenaient faire la partie des d’Hauteserre. Laurence ne savait pastenir une carte. L’abbé Goujet, vieillard en cheveux blancs et à lafigure blanche comme celle d’une vieille femme, doué d’un sourireaimable, d’une voix douce et insinuante, relevait la fadeur de saface assez poupine par un front où respirait l’intelligence et pardes yeux très fins. De moyenne taille et bien fait, il gardaitl’habit noir à la française, portait des boucles d’argent à saculotte et à ses souliers, des bas de soie noire, un gilet noir surlequel tombait son rabat, ce qui lui donnait un grand air, sansrien ôter à sa dignité. Cet abbé, qui devint évêque de Troyes à laRestauration, habitué par son ancienne vie à juger les jeunes gens,avait deviné le grand caractère de Laurence, il l’appréciait àtoute sa valeur, et il avait de prime abord témoigné unerespectueuse déférence à cette jeune fille qui contribua beaucoup àla rendre indépendante à Cinq-Cygne et à faire plier sous ellel’austère vieille dame et le bon gentilhomme, auxquels, selonl’usage, elle aurait dû certainement obéir. Depuis six mois, l’abbéGoujet observait Laurence avec le génie particulier aux prêtres,qui sont les gens les plus perspicaces; et, sans savoir que cettejeune fille de vingt-trois ans pensait à renverser Bonaparte aumoment où ses faibles mains détortillaient un brandebourg défait deson amazone, il la supposait cependant agitée d’un granddessein.

Mlle Goujet était une de ces filles dont le portrait est fait endeux mots qui permettent aux moins imaginatifs de se lesreprésenter: elle appartenait au genre des grandes haquenées. Ellese savait laide, elle riait la première de sa laideur en montrantses longues dents jaunes comme son teint et ses mains ossues. Elleétait entièrement bonne et gaie. Elle portait le fameux casaquin duvieux temps, une jupe très ample à poches toujours pleines declefs, un bonnet à rubans et un tour de cheveux. Elle avait euquarante ans de très bonne heure; mais elle se rattrapait,disait-elle, en s’y tenant depuis vingt ans. Elle vénérait lanoblesse, et savait garder sa propre dignité, en rendant auxpersonnes nobles tout ce qui leur était dû de respects etd’hommages.

Cette compagnie était venue fort à propos à Cinq-Cygne pour Mmed’Hauteserre, qui n’avait pas, comme son mari, des occupationsrurales, ni, comme Laurence, le tonique d’une haine pour soutenirle poids d’une vie solitaire. Aussi tout s’était-il en quelquesorte amélioré depuis six ans. Le culte catholique rétablipermettait de remplir les devoirs religieux, qui ont plus deretentissement dans la vie de campagne que partout ailleurs. M. etMme d’Hauteserre, rassurés par les actes conservateurs du premierconsul, avaient pu correspondre avec leurs fils, avoir de leursnouvelles, ne plus trembler pour eux, les prier de solliciter leurradiation et de rentrer en France. Le Trésor avait liquidé lesarrérages des rentes, et payait régulièrement les semestres.

Les d’Hauteserre possédaient alors de plus que leur viager huitmille francs de rentes. Le vieillard s’applaudissait de la sagessede ses prévisions, il avait placé toutes ses économies, vingt millefrancs, en même temps que sa pupille, avant le 18 Brumaire, quifit, comme on le sait, monter les fonds de douze à dix-huitfrancs.

Longtemps Cinq-Cygne était resté nu, vide et dévasté. Parcalcul, le prudent tuteur n’avait pas voulu, durant les commotionsrévolutionnaires, en changer l’aspect; mais, à la paix d’Amiens, ilavait fait un voyage à Troyes, pour en rapporter quelques débrisdes deux hôtels pillés, rachetés chez des fripiers. Le salon avaitalors été meublé par ses soins. De beaux rideaux de lampas blanc àfleurs vertes provenant de l’hôtel Simeuse ornaient les sixcroisées du salon où se trouvaient alors ces personnages. Cetteimmense pièce était entièrement revêtue de boiseries divisées enpanneaux encadrés de baguettes perlées, décorés de mascarons auxangles, et peints en deux tons de gris. Les dessus des quatreportes offraient de ces sujets en grisaille qui furent à la modesous Louis XV. Le bonhomme avait trouvé à Troyes des consolesdorées, un meuble en lampas vert, un lustre de cristal, une table àjouer en marqueterie, et tout ce qui pouvait servir à larestauration de Cinq-Cygne. En 1792, tout le mobilier du châteauavait été pris, car le pillage des hôtels eut son contrecoup dansla vallée. Chaque fois que le vieillard allait à Troyes, il enrevenait avec quelques reliques de l’ancienne splendeur, tantôt unbeau tapis comme celui qui était tendu sur le parquet du salon,tantôt une partie de vaisselle ou de vieilles porcelaines de Saxeet de Sèvres. Depuis six mois, il avait osé déterrer l’argenteriede Cinq-Cygne, que le cuisinier avait enterrée dans une petitemaison à lui appartenant et située au bout d’un des longs faubourgsde Troyes.

Ce fidèle serviteur, nommé Durieu, et sa femme avaient toujourssuivi la fortune de leur jeune maîtresse. Durieu était le factotumdu château, comme sa femme en était la femme de charge. Durieuavait pour se faire aider à la cuisine la sœur de Catherine, àlaquelle il enseignait son art, et qui devenait une excellentecuisinière. Un vieux jardinier, sa femme, son fils payé à lajournée, et leur fille qui servait de vachère, complétaient lepersonnel du château. Depuis six mois, la Durieu avait fait faireen secret une livrée aux couleurs des Cinq-Cygne pour le fils dujardinier et pour Gothard. Quoique bien grondée pour cetteimprudence par le gentilhomme, elle s’était donné le plaisir devoir le dîner servi, le jour de Saint-Laurent, pour la fête deLaurence, presque comme autrefois. Cette pénible et lenterestauration des choses faisait la joie de M. et Mme d’Hauteserreet des Durieu. Laurence souriait de ce qu’elle appelait desenfantillages. Mais le bonhomme d’Hauteserre pensait également ausolide, il réparait les bâtiments, rebâtissait les murs, plantaitpartout où il y avait chance de faire venir un arbre, et nelaissait pas un pouce de terrain sans le mettre en valeur. Aussi lavallée de Cinq-Cygne le regardait-elle comme un oracle en faitd’agriculture. Il avait su reprendre cent arpents de terraincontesté, non vendu, et confondu par la commune dans ses communaux;il les avait convertis en prairies artificielles qui nourrissaientles bestiaux du château, et les avait encadrés de peupliers qui,depuis six ans, poussaient à ravir. Il avait l’intention deracheter quelques terres, et d’utiliser tous les bâtiments duchâteau en y faisant une seconde ferme qu’il se promettait deconduire lui-même.

La vie était donc, depuis deux ans, devenue presque heureuse auchâteau. M. d’Hauteserre décampait au lever du soleil, il allaitsurveiller ses ouvriers, car il employait du monde en tout temps;il revenait déjeuner, montait après sur un bidet de fermier, etfaisait sa tournée comme un garde; puis, de retour pour le dîner,il finissait sa journée par le boston. Tous les habitants duchâteau avaient leurs occupations, la vie y était aussi réglée quedans un monastère. Laurence seule y jetait le trouble par sesvoyages subits, par ses absences, par ce que Mme d’Hauteserrenommait ses fugues. Cependant il existait à Cinq-Cygne deuxpolitiques, et des causes de dissension. D’abord, Durieu et safemme étaient jaloux de Gothard et de Catherine qui vivaient plusavant qu’eux dans l’intimité de leur jeune maîtresse, l’idole de lamaison. Puis les deux d’Hauteserre, appuyés par Mlle Goujet et parle curé, voulaient que leurs fils, ainsi que les jumeaux deSimeuse, rentrassent et prissent part au bonheur de cette viepaisible, au lieu de vivre péniblement à l’étranger. Laurenceflétrissait cette odieuse transaction, et représentait le royalismepur, militant et implacable. Les quatre vieilles gens, qui nevoulaient plus voir compromettre une existence heureuse, ni ce coinde terre conquis sur les eaux furieuses du torrent révolutionnaire,essayaient de convertir Laurence à leurs doctrines vraiment sages,en prévoyant qu’elle était pour beaucoup dans la résistance queleurs fils et les deux Simeuse opposaient à leur rentrée en France.Le superbe dédain de leur pupille épouvantait ces pauvres gens quine se trompaient point en appréhendant ce qu’ils appelaient un coupde tête. Cette dissension avait éclaté lors de l’explosion de lamachine infernale de la rue Saint-Nicaise, la première tentativeroyaliste dirigée contre le vainqueur de Marengo, après son refusde traiter avec la maison de Bourbon. Les d’Hauteserre regardèrentcomme un bonheur que Bonaparte eût échappé à ce danger, en croyantque les républicains étaient les auteurs de cet attentat. Laurencepleura de rage de voir le premier consul sauvé. Son désespoirl’emporta sur sa dissimulation habituelle, elle accusa Dieu detrahir les fils de Saint-Louis! « – Moi, s’écria-t-elle, j’auraisréussi. N’a-t-on pas, dit-elle à l’abbé Goujet en remarquant laprofonde stupéfaction produite par son mot sur toutes les figures,le droit d’attaquer l’usurpation par tous les moyens possibles? -Mon enfant, répondit l’abbé Goujet, l’Eglise a été bien attaquée etblâmée par les philosophes pour avoir jadis soutenu qu’on pouvaitemployer contre les usurpateurs les armes que les usurpateursavaient employées pour réussir; mais aujourd’hui l’Eglise doit tropà M. le premier consul pour ne pas le protéger et le garantircontre cette maxime due d’ailleurs aux jésuites. – Ainsi l’Eglisenous abandonne! » avait-elle répondu d’un air sombre. Dès ce jour,toutes les fois que ces quatre vieillards parlaient de se soumettreà la Providence, la jeune comtesse quittait le salon. Depuisquelque temps, le curé, plus adroit que le tuteur, au lieu dediscuter les principes, faisait ressortir les avantages matérielsdu gouvernement consulaire, moins pour convertir la comtesse quepour surprendre dans ses yeux des expressions qui pussentl’éclairer sur ses projets. Les absences de Gothard, les coursesmultipliées de Laurence et sa préoccupation qui, dans ces derniersjours, parut à la surface de sa figure, enfin une foule de petiteschoses qui ne pouvaient échapper dans le silence et la tranquillitéde la vie à Cinq-Cygne, surtout aux yeux inquiets des d’Hauteserre,de l’abbé Goujet et des Durieu, tout avait réveillé les craintes deces royalistes soumis. Mais comme aucun événement ne se produisait,et que le calme le plus parfait régnait dans la sphère politiquedepuis quelques jours, la vie de ce petit château était redevenuepaisible. Chacun avait attribué les courses de la comtesse à sapassion pour la chasse.

On peut imaginer le profond silence qui régnait dans le parc,dans les cours, au-dehors, à neuf heures, au château de Cinq-Cygne,où dans ce moment les choses et les personnes étaient siharmonieusement colorées, où régnait la paix la plus profonde, oùl’abondance revenait, où le bon et sage gentilhomme espéraitconvertir sa pupille à son système d’obéissance par la continuitédes heureux résultats. Ces royalistes continuaient à jouer le jeude boston qui répandit par toute la France les idées d’indépendancesous une forme frivole, qui fut inventé en l’honneur des insurgésd’Amérique, et dont tous les termes rappellent la lutte encouragéepar Louis XVI. Tout en faisant des indépendances ou des misères,ils observaient Laurence, qui, bientôt vaincue par le sommeil,s’endormit avec un sourire d’ironie sur les lèvres: sa dernièrepensée avait embrassé le tableau paisible de cette table où deuxmots, qui eussent appris aux d’Hauteserre que leurs fils avaientcouché la nuit dernière sous leur toit, pouvaient jeter la plusvive terreur. Quelle jeune fille de vingt-trois ans n’eût été,comme Laurence, orgueilleuse de se faire le Destin, et n’aurait eu,comme elle, un léger mouvement de compassion pour ceux qu’ellevoyait si fort au-dessous d’elle?

– Elle dort, dit l’abbé, jamais je ne l’ai vue si fatiguée.

– Durieu m’a dit que sa jument est comme fourbue, reprit Mmed’Hauteserre, son fusil n’a pas servi, le bassinet était clair,elle n’a donc pas chassé.

– Ah! sac à papier! reprit le curé, voilà qui ne vaut rien.

– Bah! s’écria Mlle Goujet, quand j’ai eu mes vingt-trois ans etque je me voyais condamnée à rester fille, je courais, je mefatiguais bien autrement. Je comprends que la comtesse se promène àtravers le pays sans penser à tuer le gibier. Voilà bientôt douzeans qu’elle n’a vu ses cousins, elle les aime; eh bien, à sa place,moi, si j’étais comme elle jeune et jolie, j’irais d’une seuletraite en Allemagne! Aussi la pauvre mignonne, peut-être est-elleattirée vers la frontière.

– Vous êtes leste, mademoiselle Goujet, dit le curé ensouriant.

– Mais, reprit-elle, je vous vois inquiet des allées et venuesd’une jeune fille de vingt-trois ans, je vous les explique.

– Ses cousins rentreront, elle se trouvera riche, elle finirapar se calmer, dit le bonhomme d’Hauteserre.

– Dieu le veuille! s’écria la vieille dame en prenant satabatière d’or qui depuis le Consulat à vie avait revu le jour.

– Il y a du nouveau dans le pays, dit le bonhomme d’Hauteserreau curé, Malin est depuis hier soir à Gondreville.

– Malin! s’écria Laurence réveillée par ce nom malgré sonprofond sommeil.

– Oui, reprit le curé; mais il repart cette nuit, et l’on seperd en conjectures au sujet de ce voyage précipité.

– Cet homme, dit Laurence, est le mauvais génie de nos deuxmaisons.

La jeune comtesse venait de rêver à ses cousins et auxd’Hauteserre, elle les avait vus menacés. Ses beaux yeux devinrentfixes et ternes en pensant aux dangers qu’ils courraient dansParis; elle se leva brusquement, et remonta chez elle sans riendire. Elle habitait dans la chambre d’honneur, auprès de laquellese trouvaient un cabinet et un oratoire, situés dans la tourellequi regardait la forêt. Quand elle eut quitté le salon, les chiensaboyèrent, on entendit sonner à la petite grille, et Durieu vint,la figure effarée, dire au salon:

– Voici le maire! il y a quelque chose de nouveau.

Ce maire, ancien piqueur de la maison de Simeuse, venaitquelquefois au château, où, par politique, les d’Hauteserre luitémoignaient une déférence à laquelle il attachait le plus hautprix. Cet homme, nommé Goulard, avait épousé une riche marchande deTroyes dont le bien se trouvait sur la commune de Cinq-Cygne, etqu’il avait augmenté de toutes les terres d’une riche abbaye àl’acquisition de laquelle il mit toutes ses économies. La vasteabbaye du Val-des-Preux, située à un quart de lieue du château, luifaisait une habitation presque aussi splendide que Gondreville, etoù ils figuraient, sa femme et lui, comme deux rats dans unecathédrale. « Goulard, tu as été goulu! » lui dit en riantMademoiselle la première fois qu’elle le vit à Cinq-Cygne. Quoiquetrès attaché à la Révolution et froidement accueilli par lacomtesse, le maire se sentait toujours tenu par les liens durespect envers les Cinq-Cygne et les Simeuse. Aussi fermait-il lesyeux sur tout ce qui se passait au château. Il appelait fermer lesyeux, ne pas voir les portraits de Louis XVI, de Marie-Antoinette,des enfants de France, de Monsieur, du comte d’Artois, de Cazalès,de Charlotte Corday, qui ornaient les panneaux du salon; ne pastrouver mauvais qu’on souhaitât, en sa présence, la ruine de laRépublique, qu’on se moquât des cinq directeurs, et de toutes lescombinaisons d’alors. La position de cet homme qui, semblable àbeaucoup de parvenus, une fois sa fortune faite, recroyait auxvieilles familles et voulait s’y rattacher, venait d’être mise àprofit par les deux personnages dont la profession avait été sipromptement devinée par Michu, et qui, avant d’aller à Gondreville,avaient exploré le pays.

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