Une ténébreuse affaire

Chapitre 20Horrible Péripétie

A cinq heures du matin, le lendemain de la plaidoirie de M. deGrandville, le sénateur fut trouvé sur le grand chemin de Troyes,délivré de ses fers pendant son sommeil par des libérateursinconnus, allant à Troyes, ignorant le procès, ne sachant pas leretentissement de son nom en Europe, et heureux de respirer l’air.L’homme qui servait de pivot à ce drame fut aussi stupéfait de cequ’on lui apprit, que ceux qui le rencontrèrent le furent de levoir. On lui donna la voiture d’un fermier, et il arriva rapidementà Troyes chez le préfet. Le préfet prévint aussitôt le directeur dujury, le commissaire du gouvernement et l’accusateur public, qui,d’après le récit que leur fit le comte de Gondreville, envoyèrentprendre Marthe au lit chez les Durieu, pendant que le directeur dujury motivait et décernait un mandat d’arrêt contre elle. Mlle deCinq-Cygne, qui n’était en liberté que sous caution, fut égalementarrachée à l’un des rares moments de sommeil qu’elle obtenait aumilieu de ses constantes angoisses, et fut gardée à la préfecturepour y être interrogée. L’ordre de tenir les accusés sanscommunication possible, même avec les avocats, fut envoyé audirecteur de la prison. A dix heures, la foule assemblée apprit quel’audience était remise à une heure après midi.

Ce changement, qui coïncidait avec la nouvelle de la délivrancedu sénateur, l’arrestation de Marthe, celle de Mlle de Cinq-Cygneet la défense de communiquer avec les accusés, portèrent la terreurà l’hôtel de Chargebœuf. Toute la ville et les curieux venus àTroyes pour assister au procès, les tachygraphes des journaux, lepeuple même fut dans un émoi facile à comprendre. L’abbé Goujetvint sur les dix heures voir M. et Mme d’Hauteserre et lesdéfenseurs. On déjeunait alors autant qu’on peut déjeuner en desemblables circonstances; le curé prit Bordin et M. de Grandville àpart, il leur communiqua la confidence de Marthe et le fragment dela lettre qu’elle avait reçue. Les deux défenseurs échangèrent unregard, après lequel Bordin dit au curé:

– Pas un mot! tout nous paraît perdu, faisons au moins bonnecontenance.

Marthe n’était pas de force à résister au directeur du jury et àl’accusateur public réunis. D’ailleurs les preuves abondaientcontre elle. Sur l’indication du sénateur, Lechesneau avait envoyéchercher la croûte de dessous du dernier pain apporté par Marthe,et qu’il avait laissée dans le caveau, ainsi que les bouteillesvides et plusieurs objets. Pendant les longues heures de sacaptivité, Malin avait fait des conjectures sur sa situation etcherché les indices qui pouvaient le mettre sur la trace de sesennemis, il communiqua naturellement ses observations au magistrat.La ferme de Michu, récemment bâtie, devait avoir un four neuf, lestuiles et les briques sur lesquelles reposait le pain offrant undessin quelconque de joints, on pouvait avoir la preuve de lapréparation de son pain dans ce four, en prenant l’empreinte del’aire dont les rayures se retrouvaient sur cette croûte. Puis, lesbouteilles, cachetées en cire verte, étaient sans doute pareillesaux bouteilles qui se trouvaient dans la cave de Michu. Cessubtiles remarques, dites au juge de paix qui alla faire lesperquisitions en présence de Marthe, amenèrent les résultats prévuspar le sénateur. Victime de la bonhomie apparente avec laquelleLechesneau, l’accusateur public et le commissaire du gouvernementlui firent apercevoir que des aveux complets pouvaient seuls sauverla vie à son mari, au moment où elle fut terrassée par ces preuvesévidentes, Marthe avoua que la cachette où le sénateur avait étémis n’était connue que de Michu, de MM. de Simeuse et d’Hauteserre,et qu’elle avait apporté des vivres au sénateur, à trois reprises,pendant la nuit. Laurence, interrogée sur la circonstance de lacachette, fut forcée d’avouer que Michu l’avait découverte, et lalui avait montrée avant l’affaire pour y soustraire lesgentilshommes aux recherches de la police.

Aussitôt ces interrogatoires terminés, le jury, les avocatsfurent avertis de la reprise de l’audience. A trois heures, leprésident ouvrit la séance en annonçant que les débats allaientrecommencer sur de nouveaux éléments. Le président fit voir à Michutrois bouteilles de vin et lui demanda s’il les reconnaissait pourdes bouteilles à lui en lui montrant la parité de la cire de deuxbouteilles vides avec celle d’une bouteille pleine, prise dans lamatinée à la ferme par le juge de paix, en présence de sa femme;Michu ne voulut pas les reconnaître pour siennes; mais cesnouvelles pièces à conviction furent appréciées par les jurésauxquels le président expliqua que les bouteilles vides venaientd’être trouvées dans le lieu où le sénateur avait été détenu.Chaque accusé fut interrogé relativement au caveau situé sous lesruines du monastères Il fut acquis aux débats après un nouveautémoignage de tous les témoins à charge et à décharge que cettecachette, découverte par Michu, n’était connue que de lui, deLaurence et des quatre gentilshommes. On peut juger de l’effetproduit sur l’audience et sur les jurés quand l’accusateur publicannonça que ce caveau, connu seulement des accusés et de deux destémoins, avait servi de prison au sénateur. Marthe fut introduite.Son apparition causa les plus vives anxiétés dans l’auditoire etparmi les accusés. M. de Grandville se leva pour s’opposer àl’audition de la femme témoignant contre le mari. L’accusateurpublic fit observer que, d’après ses propres aveux, Marthe étaitcomplice du délit: elle n’avait ni à prêter serment, ni àtémoigner, elle devait être entendue seulement dans l’intérêt de lavérité.

– Nous n’avons d’ailleurs qu’à donner lecture de soninterrogatoire devant le directeur du jury, dit le président quifit lire par le greffier le procès-verbal dressé le matin.

– Confirmez-vous ces aveux? dit le président.

Michu regarda sa femme, et Marthe qui comprit son erreur tombacomplètement évanouie. On peut dire sans exagération que la foudreéclatait sur le banc des accusés et sur leurs défenseurs.

– Je n’ai jamais écrit de ma prison à ma femme, et je n’yconnais aucun des employés, dit Michu.

Bordin lui passa les fragments de la lettre, Michu n’eut qu’à yjeter un coup d’oeil.

– Mon écriture a été imitée, s’écria-t-il.

– La dénégation est votre dernière ressource, dit l’accusateurpublic.

On introduisit alors le sénateur avec les cérémonies prescritespour sa réception. Son entrée fut un coup de théâtre. Malin, nommépar les magistrats comte de Gondreville sans pitié pour les ancienspropriétaires de cette belle demeure, regarda, sur l’invitation duprésident, les accusés avec la plus grande attention et pendantlongtemps. Il reconnut que les vêtements de ses ravisseurs étaientbien exactement ceux des gentilshommes; mais il déclara que letrouble de ses sens au moment de son enlèvement l’empêchait depouvoir affirmer que les accusés fussent les coupables.

– Il y a plus, dit-il, ma conviction est que ces quatremessieurs n’y sont pour rien. Les mains qui m’ont bandé les yeuxdans la forêt étaient grossières. Aussi, dit Malin en regardantMichu, croirais-je plutôt volontiers que mon ancien régisseur s’estchargé de ce soin mais je prie MM. les jurés de bien peser madéposition. Mes soupçons à cet égard sont très légers, et je n’aipas la moindre certitude. Voici pourquoi. Les deux hommes qui sesont emparés de moi m’ont mis à cheval, en croupe derrière celuiqui m’avait bandé les yeux, et dont les cheveux étaient roux commeceux de l’accusé Michu. Quelque singulière que soit monobservation, je dois en parler, car elle fait la base d’uneconviction favorable à l’accusé, que je prie de ne point s’enchoquer. Attaché au dos d’un inconnu, j’ai dû, malgré la rapiditéde la course, être affecté de son odeur. Or, je n’ai point reconnucelle particulière à Michu. Quant à la personne qui m’a, par troisfois, apporté des vivres, je suis certain que cette personne estMarthe, la femme de Michu. La première fois, je l’ai reconnue à unebague que lui a donnée Mlle de Cinq-Cygne, et qu’elle n’avait passongé à ôter. La justice et MM. les jurés apprécieront lescontradictions qui se rencontrent dans ces faits, et que je nem’explique point encore.

Des murmures favorables et d’unanimes approbations accueillirentla déposition de Malin. Bordin sollicita de la cour la permissiond’adresser quelques demandes à ce précieux témoin.

– Monsieur le sénateur croit donc que sa séquestration tient àd’autres causes que les intérêts supposés par l’accusation auxaccusés?

– Certes! dit le sénateur. Mais j’ignore ces motifs, car jedéclare que, pendant mes vingt jours de captivité, je n’ai vupersonne.

– Croyez-vous, dit alors l’accusateur public, que votre châteaude Gondreville pût contenir des renseignements, des titres ou desvaleurs qui pussent y nécessiter une perquisition de MM. deSimeuse?

– Je ne le pense pas, dit Malin. Je crois ces messieursincapables, dans ce cas, de s’en mettre en possession par violence.Ils n’auraient eu qu’à me les réclamer pour les obtenir.

– Monsieur le sénateur n’a-t-il pas fait brûler des papiers dansson parc? dit brusquement M. de Grandville.

Le sénateur regarda Grévin. Après avoir rapidement échangé unfin coup d’oeil avec le notaire et qui fut saisi par Bordin, ilrépondit ne point avoir brûlé de papiers. L’accusateur public luiayant demandé des renseignements sur le guet-apens dont il avaitfailli être la victime dans le parc, et s’il ne s’était pas méprissur la position du fusil, le sénateur dit que Michu se trouvaitalors au guet sur un arbre. Cette réponse, d’accord avec letémoignage de Grévin, produisit une vive impression. Lesgentilshommes demeurèrent impassibles pendant la déposition de leurennemi qui les accablait de sa générosité. Laurence souffrait laplus horrible agonie; et, de moments en moments, le marquis deChargebœuf la retenait par le bras. Le comte de Gondreville seretira en saluant les quatre gentilshommes qui ne lui rendirent passon salut. Cette petite chose indigna les jurés.

– Ils sont perdus, dit Bordin à l’oreille du marquis.

– Hélas! toujours par la fierté de leurs sentiments, répondit M.de Chargebœuf.

– Notre tâche est devenue trop facile, messieurs, ditl’accusateur public en se levant et regardant les jurés.

Il expliqua l’emploi des deux sacs de plâtre par le scellementde la broche de fer nécessaire pour accrocher le cadenas quimaintenait la barre avec laquelle la porte du caveau était fermée,et dont la description se trouvait au procès-verbal fait le matinpar Pigoult. Il prouva facilement que les accusés seulsconnaissaient l’existence du caveau. Il mit en évidence lesmensonges de la défense, il en pulvérisa tous les arguments sousles nouvelles preuves arrivées si miraculeusement. En 1806, onétait encore trop près de l’Etre suprême de 1793 pour parler de lajustice divine, il fit donc grâce aux jurés de l’intervention duciel. Enfin il dit que la Justice aurait l’oeil sur les complicesinconnus qui avaient délivré le sénateur, et il s’assit enattendant avec confiance le verdict.

Les jurés crurent à un mystère; mais ils étaient tous persuadésque ce mystère venait des accusés qui se taisaient dans un intérêtprivé de la plus haute importance.

M. de Grandville, pour qui une machination quelconque devenaitévidente, se leva; mais il parut accablé, quoiqu’il le fût moinsdes nouveaux témoignages survenus que de la manifeste convictiondes jurés. Il surpassa peut-être sa plaidoirie de la veille. Cesecond plaidoyer fut plus logique et plus serré peut-être que lepremier. Mais il sentit sa chaleur repoussée par la froideur dujury: il parlait inutilement, et il le voyait! Situation horribleet glaciale. Il fit remarquer combien la délivrance du sénateuropérée comme par magie, et bien certainement sans le secoursd’aucun des accusés, ni de Marthe, corroborait ses premiersraisonnements. Assurément hier, les accusés pouvaient croire à leuracquittement; et s’ils étaient, comme l’accusation le suppose,maîtres de détenir ou de relâcher le sénateur, ils ne l’eussentdélivré qu’après le jugement. Il essaya de faire comprendre que desennemis cachés dans l’ombre pouvaient seuls avoir porté cecoup.

Chose étrange! M. de Grandville ne jeta le trouble que dans laconscience de l’accusateur public et dans celle des magistrats, carles jurés l’écoutaient par devoir. L’audience elle-même, toujourssi favorable aux accusés, était convaincue de leur culpabilité. Ily a une atmosphère des idées. Dans une cour de justice, les idéesde la foule pèsent sur les juges, sur les jurés, et réciproquement.En voyant cette disposition des esprits qui se reconnaît ou sesent, le défenseur arriva dans ses dernières paroles à une sorted’exaltation fébrile causée par sa conviction.

– Au nom des accusés, je vous pardonne d’avance une fataleerreur que rien ne dissipera! s’écria-t-il. Nous sommes tous lejouet d’une puissance inconnue et machiavélique. Marthe Michu estvictime d’une odieuse perfidie, et la société s’en apercevra quandles malheurs seront irréparables.

Bordin s’arma de la déposition du sénateur pour demanderl’acquittement des gentilshommes.

Le président résuma les débats avec d’autant plus d’impartialitéque les jurés étaient visiblement convaincus. Il fit même pencherla balance en faveur des accusés en appuyant sur la déposition dusénateur. Cette gracieuseté ne compromettait point le succès del’accusation. A onze heures du soir, d’après les différentesréponses du chef du jury, la cour condamna Michu à la peine demort, MM. de Simeuse à vingt-quatre ans, et les deux d’Hauteserre àdix ans de travaux forcés. Gothard fut acquitté. Toute la sallevoulut voir l’attitude des cinq coupables dans le moment suprême oùamenés, libres, devant la cour, ils entendraient leur condamnation.Les quatre gentilshommes regardèrent Laurence qui leur jeta d’unoeil sec le regard enflammé des martyrs.

– Elle pleurerait si nous étions acquittés, dit le cadet desSimeuse à son frère.

Jamais accusés n’opposèrent des fronts plus sereins ni unecontenance plus digne à une injuste condamnation que ces cinqvictimes d’un horrible complot.

– Notre défenseur vous a pardonné! dit l’aîné des Simeuse ens’adressant à la cour.

Mme d’Hauteserre tomba malade et resta pendant trois mois au lità l’hôtel de Chargebœuf. Le bonhomme d’Hauteserre retournapaisiblement à Cinq-Cygne; mais, rongé par une de ces douleurs devieillards qui n’ont aucune des distractions de la jeunesse, il eutsouvent des moments d’absence qui prouvaient au curé que ce pauvrepère était toujours au lendemain du fatal arrêt. On n’eut pas àjuger la belle Marthe, elle mourut en prison, vingt jours après lacondamnation de son mari, recommandant son fils à Laurence, entreles bras de laquelle elle expira. Une fois le jugement connu, desévénements politiques de la plus haute importance étouffèrent lesouvenir de ce procès dont il ne fut plus question. La Sociétéprocède comme l’Océan, elle reprend son niveau, son allure après undésastre, et en efface la trace par le mouvement de ses intérêtsdévorants.

Sans sa fermeté d’âme et sa conviction de l’innocence de sescousins, Laurence aurait succombé; mais elle donna de nouvellespreuves de la grandeur de son caractère, elle étonna M. deGrandville et Bordin par l’apparente sérénité que les malheursextrêmes impriment aux belles âmes. Elle veillait et soignait Mmed’Hauteserre et allait tous les jours deux heures à la prison. Elledit qu’elle épouserait un de ses cousins quand ils seraient aubagne.

– Au bagne! s’écria Bordin. Mais, mademoiselle, ne pensons plusqu’à demander leur grâce à l’Empereur.

– Leur grâce, et à un Bonaparte? s’écria Laurence avechorreur.

Les lunettes du vieux digne procureur lui sautèrent du nez, illes saisit avant qu’elles ne tombassent, regarda la jeune personnequi maintenant ressemblait à une femme; il comprit ce caractèredans toute son étendue, il prit le bras du marquis de Chargebœuf etlui dit:

– Monsieur le marquis, courons à Paris les sauver sans elle!

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