Une ténébreuse affaire

Chapitre 4Le Masque Jeté

Quelques instants après, Michu rentra chez lui pâle et le visagecontracté.

– Qu’as-tu? lui dit sa femme épouvantée.

– Rien, répondit-il en voyant Violette dont la présence fut pourlui un coup de foudre.

Michu prit une chaise, se mit devant le feu tranquillement, et yjeta une lettre en la tirant d’un de ces tubes en fer-blanc quel’on donne aux soldats pour serrer leurs papiers. Cette action, quipermit à Marthe de respirer comme une personne déchargée d’un poidsénorme, intrigua beaucoup Violette. Le régisseur posa sa carabinesur le manteau de la cheminée avec un admirable sang-froid.Marianne et la mère de Marthe filaient à la lueur d’une lampe.

– Allons, François, dit le père, couchons-nous. Veux-tu tecoucher? Il prit brutalement son fils par le milieu du corps etl’emporta. Descends à la cave, lui dit-il à l’oreille quand il futdans l’escalier, remplis deux bouteilles de vin de Mâcon après enavoir vidé le tiers, avec de cette eau-de-vie de Cognac qui est surla planche à bouteilles; puis, mêle dans une bouteille de vin blancmoitié d’eau-de-vie. Fais cela bien adroitement, et mets les troisbouteilles sur le tonneau vide qui est à l’entrée de la cave. Quandj’ouvrirai la fenêtre, sors de la cave, selle mon cheval, montedessus, et va m’attendre au Poteau-des-Gueux. – Le petit drôle neveut jamais se coucher, dit le régisseur en rentrant, il veut fairecomme les grandes personnes, tout voir, tout entendre, tout savoir.Vous me gâtez mon monde, père Violette.

– Bon Dieu! bon Dieu! s’écria Violette, qui vous a délié lalangue? Vous n’en avez jamais tant dit.

– Croyez-vous que je me laisse espionner sans m’en apercevoir?Vous n’êtes pas du bon côté, mon père Violette. Si, au lieu deservir ceux qui m’en veulent, vous étiez pour moi, je ferais mieuxpour vous que de vous renouveler votre bail…

– Quoi encore? dit le paysan avide en ouvrant de grandsyeux.

– Je vous vendrais mon bien à bon marché.

– Il n’y a point de bon marché quand faut payer, ditsentencieusement Violette.

– Je veux quitter le pays, et je vous donnerai ma ferme duMousseau, les bâtiments, les semailles, les bestiaux, pourcinquante mille francs.

– Vrai!

– Ça vous va?

– Dame, faut voir.

– Causons de ça… Mais je veux des arrhes.

– J’ai rien.

– Une parole.

– Encore!

– Dites-moi qui vient de vous envoyer ici.

– Je suis revenu d’où j’allais tantôt, et j’ai voulu vous direun petit bonsoir.

– Revenu sans ton cheval? Pour quel imbécile me prends-tu? Tumens, tu n’auras pas ma ferme.

– Eh bien, c’est M. Grévin, quoi! Il m’a dit: « Violette, nousavons besoin de Michu, va le quérir. S’il n’y est pas, attends-le… » J’ai compris qu’il me fallait rester, ce soir, ici.

– Les escogriffes de Paris étaient-ils encore au château?

– Ah! je ne sais pas trop; mais il y avait du monde dans lesalon.

– Tu auras ma ferme, convenons des faits! Ma femme, va chercherle vin du contrat. Prends du meilleur vin de Roussillon, le vin del’ex-marquis… Nous ne sommes pas des enfants. Tu en trouveras deuxbouteilles sur le tonneau vide à l’entrée, et une bouteille deblanc.

– Ça va! dit Violette qui ne se grisait jamais. Buvons!

– Vous avez cinquante mille francs sous les carreaux de votrechambre, dans toute l’étendue du lit, vous me les donnerez quinzejours après le contrat passé chez Grévin.

Violette regarda fixement Michu, et devint blême.

– Ah? tu viens moucharder un jacobin fini qui a eu l’honneur deprésider le club d’Arcis, et tu crois qu’il ne te pincera pas? J’aides yeux, j’ai vu tes carreaux fraîchement replâtrés, et j’aiconclu que tu ne les avais pas levés pour semer du blé. Buvons.

Violette troublé but un grand verre de vin sans faire attentionà la qualité, la terreur lui avait mis comme un fer chaud dans leventre, l’eau-de-vie y fut brûlée par l’avarice; il aurait donnébien des choses pour être rentré chez lui, pour y changer de placeson trésor. Les trois femmes souriaient.

– Ça vous va-t-il? dit Michu à Violette en lui remplissantencore son verre.

– Mais oui.

– Tu seras chez toi, vieux coquin!

Après une demi-heure de discussions animées sur l’époque del’entrée en jouissance, sur les mille pointilleries que se font lespaysans en concluant un marché, au milieu des assertions, desverres de vin vidés, des paroles pleines de promesses, desdénégations, des » pas vrai? » « bien vrai!  » « ma fine parole! » « commeje le dis » « que j’aie le cou coupé si…  » « que ce verre de vin mesoit du poison si ce que je dis n’est pas la pure varté…  » Violettetomba, la tête sur la table, non pas gris, mais ivre mort; et, dèsqu’il lui avait vu les yeux troubles, Michu s’était empresséd’ouvrir la fenêtre.

– Où est ce drôle de Gaucher? demanda-t-il à sa femme.

– Il est couché.

– Toi, Marianne, dit le régisseur à sa fidèle servante, va temettre en travers de sa porte, et veille-le. Vous, ma mère, dit-il,restez en bas, gardez-moi cet espion-là, soyez aux aguets, etn’ouvrez qu’à la voix de François. Il s’agit de vie et de mort!ajouta-t-il d’une voix profonde. Pour toutes les créatures qui sontsous mon toit, je ne l’ai pas quitté de cette nuit, et, la tête surle billot, vous soutiendrez cela. – Allons, dit-il à sa femme,allons, la mère, mets tes souliers, prends ta coiffe, et détalons!Pas de questions, je t’accompagne.

Depuis trois quarts d’heure, cet homme avait dans le geste etdans le regard une autorité despotique, irrésistible, puisée à lasource commune et inconnue où puisent leurs pouvoirsextraordinaires et les grands généraux sur le champ de bataille oùils enflamment les masses, et les grands orateurs qui entraînentles assemblées, et, disons-le aussi, les grands criminels dansleurs coups audacieux! Il semble alors qu’il s’exhale de la tête etque la parole porte une influence invincible, que le geste injectele vouloir de l’homme chez autrui. Les trois femmes se savaient aumilieu d’une horrible crise; sans en être averties, elles lapressentaient à la rapidité des actes de cet homme dont le visageétincelait, dont le front était parlant, dont les yeux brillaientalors comme des étoiles; elles lui avaient vu de la sueur à laracine des cheveux, plus d’une fois sa parole avait vibréd’impatience et de rage. Aussi Marthe obéit-elle passivement. Arméjusqu’aux dents, le fusil sur l’épaule, Michu sauta dans l’avenue,suivi de sa femme; et ils atteignirent promptement le carrefour oùFrançois s’était caché dans des broussailles.

– Le petit a de la compréhension, dit Michu en le voyant.

Ce fut sa première parole. Sa femme et lui avaient courujusque-là sans pouvoir prononcer un mot.

– Retourne au pavillon, cache-toi dans l’arbre le plus touffu,observe la campagne, le parc, dit-il à son fils. Nous sommes touscouchés, nous n’ouvrons à personne. Ta grand-mère veille, et neremuera qu’en t’entendant parler! Retiens mes moindres paroles. Ils’agit de la vie de ton père et de celle de ta mère. Que la justicene sache jamais que nous avons découché. Après ces phrases dites àl’oreille de son fils, qui fila, comme une anguille dans la vase, àtravers les bois, Michu dit à sa femme: – A cheval! Et prie Dieud’être pour nous. Tiens-toi bien! La bête peut en crever.

A peine ces mots furent-ils dits que le cheval, dans le ventreduquel Michu donna deux coups de pied, et qu’il pressa de sesgenoux puissants, partit avec la célérité d’un cheval de course,l’animal sembla comprendre son maître, en un quart d’heure la forêtfut traversée. Michu, sans avoir dévié de la route la plus courte,se trouva sur un point de la lisière d’où les cimes du château deCinq-Cygne apparaissaient éclairées par la lune.

Il lia son cheval à un arbre et gagna lestement le monticuled’où l’on dominait la vallée de Cinq-Cygne.

Le château, que Marthe et Michu regardèrent ensemble pendant unmoment, fait un effet charmant dans le paysage. Quoiqu’il n’aitaucune importance comme étendue ni comme architecture, il ne manquepoint d’un certain mérite archéologique. Ce vieil édifice du XVèmesiècle, assis sur une éminence, environné de douves profondes,larges et encore pleines d’eau, est bâti en cailloux et en mortier,mais les murs ont sept pieds de largeur. Sa simplicité rappelleadmirablement la vie rude et guerrière aux temps féodaux. Cechâteau, vraiment naïf, consiste dans deux grosses toursrougeâtres, séparées par un long corps de logis percé de véritablescroisées en pierre, dont les croix grossièrement sculptéesressemblent à des sarments de vigne. L’escalier est en dehors , aumilieu, et placé dans une tour pentagone à petite porte en ogive.Le rez-de-chaussée, intérieurement modernisé sous Louis XIV, ainsique le premier étage, est surmonté de toits immenses, percés decroisées à tympans sculptés. Devant le château se trouve uneimmense pelouse dont les arbres avaient été récemment abattus. Dechaque côté du pont d’entrée sont deux bicoques où habitent lesjardiniers, et séparées par une grille maigre, sans caractère,évidemment moderne. A droite et à gauche de la pelouse, divisée endeux parties par une chaussée pavée, s’étendent les écuries, lesétables, les granges, le bûcher, la boulangerie, les poulaillers,les communs, pratiqués sans doute dans les restes de deux ailessemblables au château actuel. Autrefois, ce castel devait êtrecarré, fortifié aux quatre angles, défendu par une énorme tour àporche cintré, au bas de laquelle était, à la place de la grille,un pont-levis. Les deux grosses tours dont les toits en poivrièren’avaient pas été rasés, le clocheton de la tour du milieudonnaient de la physionomie au village. L’église, vieille aussi,montrait à quelques pas son clocher pointu, qui s’harmonisait auxmasses de ce castel. La lune faisait resplendir toutes les cimes etles cônes autour desquels se jouait et pétillait la lumière. Michuregarda cette habitation seigneuriale de façon à renverser lesidées de sa femme, car son visage plus calme offrait une expressiond’espérance et une sorte d’orgueil. Ses yeux embrassèrent l’horizonavec une certaine défiance; il écouta la campagne, il devait êtrealors neuf heures, la lune jetait sa lueur sur la marge de laforêt, et le monticule était surtout fortement éclairé. Cetteposition parut dangereuse au garde-général, il descendit enparaissant craindre d’être vu. Cependant aucun bruit suspect netroublait la paix de cette belle vallée enceinte de ce côté par laforêt de Nodesme. Marthe, épuisée, tremblante, s’attendait à undénouement quelconque après une pareille course. A quoi devait-elleservir? à une bonne action ou à un crime? En ce moment, Michus’approcha de l’oreille de sa femme.

– Tu vas aller chez la comtesse de Cinq-Cygne, tu demanderas àlui parler; quand tu la verras, tu la prieras de venir à l’écart.Si personne ne peut vous écouter, tu lui diras: « Mademoiselle, lavie de vos deux cousins est en danger, et celui qui vous expliquerale pourquoi, le comment, vous attend. » Si elle a peur, si elle sedéfie ajoute: « Ils sont de la conspiration contre le premierconsul, et la conspiration est découverte. » Ne te nomme pas, on sedéfie trop de nous.

Marthe Michu leva la tête vers son mari, et lui dit: – Tu lessers donc?

– Eh bien, après? dit-il en fronçant les sourcils et croyant àun reproche.

– Tu ne me comprends pas, s’écria Marthe en prenant la largemain de Michu aux genoux duquel elle tomba en baisant cette mainqui fut tout à coup couverte de larmes.

– Cours, tu pleureras après, dit-il en l’embrassant avec uneforce brusque.

Quand il n’entendit plus le pas de sa femme, cet homme de fereut des larmes aux yeux. Il s’était défié de Marthe à cause desopinions du père, il lui avait caché les secrets de sa vie; mais labeauté du caractère simple de sa femme lui avait apparu soudain,comme la grandeur du sien venait d’éclater pour elle. Marthepassait de la profonde humiliation que cause la dégradation d’unhomme dont on porte le nom, au ravissement que donne sa gloire;elle y passait sans transition, n’y avait-il pas de quoi défaillir?En proie aux plus vives inquiétudes, elle avait, comme elle le luidit plus tard, marché dans le sang depuis le pavillon jusqu’àCinq-Cygne, et s’était en un moment sentie enlevée au ciel parmiles anges. Lui qui ne se sentait pas apprécié, qui prenaitl’attitude chagrine et mélancolique de sa femme pour un manqued’affection, qui la laissait à elle-même en vivant au-dehors, enrejetant toute sa tendresse sur son fils, avait compris en unmoment tout ce que signifiaient les larmes de cette femme; ellemaudissait le rôle que sa beauté, que la volonté paternellel’avaient forcée à jouer. Le bonheur avait brillé de sa plus belleflamme pour eux, au milieu de l’orage, comme un éclair. Et cedevait être un éclair! Chacun d’eux pensait à dix ans demésintelligence et s’en accusait tout seul. Michu resta debout,immobile, le coude sur sa carabine et le menton sur son coude,perdu dans une profonde rêverie. Un semblable moment fait acceptertoutes les douleurs du passé le plus douloureux.

Agitée de mille pensées semblables à celles de son mari, Martheeut alors le cœur oppressé par le danger des Simeuse, car ellecomprit tout, même les figures des deux Parisiens, mais elle nepouvait s’expliquer la carabine. Elle s’élança comme une biche etatteignit le chemin du château, elle fut surprise d’entendrederrière elle les pas d’un homme, elle jeta un cri, la large mainde Michu lui ferma la bouche.

– Du haut de la butte, j’ai vu reluire au loin l’argent deschapeaux bordés! Entre par une brèche de la douve qui est entre latour de Mademoiselle et les écuries; les chiens n’aboieront pasaprès toi. Passe dans le jardin, appelle la jeune comtesse par lafenêtre, fais seller son cheval, dis-lui de le conduire par ladouve, j’y serai, après avoir étudié le plan des Parisiens ettrouvé les moyens de leur échapper.

Ce danger, qui roulait comme une avalanche, et qu’il fallaitprévenir, donna des ailes à Marthe.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer