Une ténébreuse affaire

Chapitre 19Les Débats

Il est très peu de localités en France où la Justice emprunteaux choses ce prestige qui devrait toujours l’accompagner. Après lareligion et la royauté, n’est-elle pas la plus grande machine dessociétés? Partout, et même à Paris, la mesquinerie du local, lamauvaise disposition des lieux, et le manque de décors chez lanation la plus vaniteuse et la plus théâtrale en fait de monumentsqui soit aujourd’hui, diminuent l’action de cet énorme pouvoir.L’arrangement est le même dans presque toutes les villes. Au fondde quelque longue salle carrée, on voit un bureau couvert en sergeverte, élevé sur une estrade, derrière lequel s’asseyent les jugesdans des fauteuils vulgaires. A gauche, le siège de l’accusateurpublic, et, de son côté, le long de la muraille, une longue tribunegarnie de chaises pour les jurés. En face des jurés, s’étend uneautre tribune où se trouve un banc pour les accusés et pour lesgendarmes qui les gardent. Le greffier se place au bas de l’estradeauprès de la table où se déposent les pièces à conviction. Avantl’institution de la Justice impériale, le commissaire dugouvernement et le directeur du jury avaient chacun un siège et unetable, l’un à droite, l’autre à gauche du bureau de la cour. Deuxhuissiers voltigent dans l’espace qu’on laisse devant la cour pourla comparution des témoins. Les défenseurs se tiennent au bas de latribune des accusés. Une balustrade en bois réunit les deuxtribunes vers l’autre bout de la salle, et forme une enceinte où semettent des bancs pour les témoins entendus et pour les curieuxprivilégiés. Puis, en face du tribunal, au-dessus de la ported’entrée, il existe toujours une méchante tribune réservée auxautorités et aux femmes choisies du département par le président, àqui appartient la police de l’audience. Le public non privilégié setient debout dans l’espace qui reste entre la porte de la salle etla balustrade. Cette physionomie normale des tribunaux français etdes cours d’assises actuelles était celle de la cour criminelle deTroyes.

En avril 1806, ni les quatre juges et le président quicomposaient la cour, ni l’accusateur public, ni le directeur dujury, ni le commissaire du gouvernement, ni les huissiers, ni lesdéfenseurs, personne, excepté les gendarmes, n’avait de costume nide marque distinctive qui relevât la nudité des choses et l’aspectassez maigre des figures. Le crucifix manquait, et ne donnait sonexemple ni à la justice ni aux accusés. Tout était triste etvulgaire. L’appareil, si nécessaire à l’intérêt social, estpeut-être une consolation pour le criminel. L’empressement dupublic fut ce qu’il a été, ce qu’il sera dans toutes les occasionsde ce genre, tant que les mœurs ne seront pas réformées, tant quela France n’aura pas reconnu que l’admission du public à l’audiencen’emporte pas la publicité, que la publicité donnée aux débatsconstitue une peine tellement exorbitante, que si le législateuravait pu la soupçonner, il ne l’aurait pas infligée. Les mœurs sontsouvent plus cruelles que les lois. Les mœurs, c’est les hommes;mais la loi, c’est la raison d’un pays. Les mœurs, qui n’ontsouvent pas de raison, l’emportent sur la loi. Il se fit desattroupements autour du palais. Comme dans tous les procèscélèbres, le président fut obligé de faire garder les portes pardes piquets de soldats. L’auditoire, qui restait debout derrière labalustrade, était si pressé qu’on y étouffait. M. de Grandville,qui défendait Michu; Bordin, le défenseur de MM. de Simeuse, et unavocat de Troyes qui plaidait pour MM. d’Hauteserre et Gothard, lesmoins compromis des six accusés, furent à leur poste avantl’ouverture de la séance, et leurs figures respiraient laconfiance. De même que le médecin ne laisse rien voir de sesappréhensions à son malade, de même l’avocat montre toujours unephysionomie pleine d’espoir à son client. C’est un de ces cas raresoù le mensonge devient vertu. Quand les accusés entrèrent, ils’éleva de favorables murmures à l’aspect des quatre jeunes gensqui, après vingt jours de détention passes dans l’inquiétude,avaient un peu pâli. La parfaite ressemblance des jumeaux excital’intérêt le plus puissant. Peut-être chacun pensait-il que lanature devait exercer une protection spéciale sur l’une de ses pluscurieuses raretés, et tout le monde était tenté de réparer l’oublidu destin envers eux; leur contenance noble, simple, et sans lamoindre marque de honte, mais aussi sans bravade, toucha beaucouples femmes. Les quatre gentilshommes et Gothard se présentaientavec le costume qu’ils portaient lors de leur arrestation; maisMichu, dont les habits faisaient partie des pièces à conviction,avait mis ses meilleurs habits, une redingote bleue, un gilet develours brun à la Robespierre, et une cravate blanche. Le pauvrehomme paya le loyer de sa mauvaise mine. Quand il jeta son regardjaune, clair et profond sur l’assemblée qui laissa échapper unmouvement, on lui répondit par un murmure d’horreur. L’audiencevoulut voir le doigt de Dieu dans sa comparution sur le banc desaccusés, où son beau-père avait fait asseoir tant de victimes. Cethomme, vraiment grand, regarda ses maîtres en réprimant un sourired’ironie. Il eut l’air de leur dire: « Je vous fais tort!  » Ces cinqaccusés échangèrent des saluts affectueux avec leurs défenseurs.Gothard faisait encore l’idiot.

Après les récusations exercées avec sagacité par les défenseurs,éclairés sur ce point par le marquis de Chargebœuf assiscourageusement auprès de Bordin et de M. de Grandville, quand lejury fut constitué, l’acte d’accusation lu, les accusés furentséparés pour procéder à leurs interrogatoires. Tous répondirentavec un remarquable ensemble. Après être allés le matin se promenerà cheval dans la forêt, ils étaient revenus à une heure pourdéjeuner à Cinq-Cygne; après le repas de trois heures à cinq heureset demie, ils avaient regagné la forêt. Tel fut le fond commun àchaque accusé, dont les variantes découlèrent de leur positionspéciale. Quand le président pria MM. de Simeuse de donner lesraisons qui les avaient fait sortir de si grand matin, l’un etl’autre déclarèrent que, depuis leur retour, ils pensaient àracheter Gondreville, et que, dans l’intention de traiter avecMalin, arrivé la veille, ils étaient sortis avec leur cousine etMichu afin d’examiner la forêt pour baser des offres. Pendant cetemps-là, MM. d’Hauteserre, leur cousine et Gothard avaient chasséun loup que les paysans avaient aperçu. Si le directeur du jury eûtrecueilli les traces de leurs chevaux dans la forêt avec autant desoin que celles des chevaux qui avaient traversé le parc deGondreville, on aurait eu la preuve de leurs courses en des partiesbien éloignées du château.

L’interrogatoire de MM. d’Hauteserre confirma celui de MM. deSimeuse, et se trouvait en harmonie avec leurs dires, dansl’instruction. La nécessité de justifier leur promenade avaitsuggéré à chaque accusé l’idée de l’attribuer à la chasse. Despaysans avaient signalé, quelques jours auparavant, un loup dans laforêt, et chacun d’eux s’en fit un prétexte.

Cependant l’accusateur public releva des contradictions entreles premiers interrogatoires où MM. d’Hauteserre disaient avoirchassé tous ensemble, et le système adopté à l’audience quilaissait MM. d’Hauteserre et Laurence chassant, tandis que MM. deSimeuse auraient évalué la forêt.

M. de Grandville fit observer que le délit n’ayant été commisque de deux heures à cinq heures et demie, les accusés devaientêtre crus quand ils expliquaient la manière dont ils avaientemployé la matinée.

L’accusateur répondit que les accusés avaient intérêt à cacherles préparatifs pour séquestrer le sénateur.

L’habileté de la Défense apparut alors à tous les yeux. Lesjuges, les jurés, l’audience comprirent bientôt que la victoireallait être chaudement disputée. Bordin et M. de Grandvillesemblaient avoir tout prévu. L’innocence doit un compte clair etplausible de ses actions. Le devoir de la Défense est doncd’opposer un roman probable au roman improbable de l’Accusation.Pour le défenseur qui regarde son client comme innocent,l’Accusation devient une fable. L’interrogatoire public des quatregentilshommes expliquait suffisamment les choses en leur faveur.Jusque-là tout allait bien. Mais l’interrogatoire de Michu fut plusgrave, et engagea le combat. Chacun comprit alors pourquoi M. deGrandville avait préféré la défense du serviteur à celle desmaîtres.

Michu avoua ses menaces à Marion, mais il démentit la violencequ’on leur prêtait. Quant au guet-apens sur Malin, il dit qu’il sepromenait tout uniment dans le parc; le sénateur et M. Grévinpouvaient avoir eu peur en voyant la bouche du canon de son fusil,et lui supposer une position hostile quand elle était inoffensive.Il fit observer que le soir un homme qui n’a pas l’habitude de lachasse peut croire le fusil dirigé sur lui, tandis qu’il se trouvesur l’épaule au repos. Pour justifier l’état de ses vêtements lorsde son arrestation, il dit s’être laissé tomber dans la brèche enretournant chez lui. « N’y voyant plus clair pour la gravir, je mesuis en quelque sorte, dit-il, colleté avec les pierres quiéboulaient sous moi quand je m’en aidais pour monter le chemincreux. » Quant au plâtre que Gothard lui apportait, il répondit,comme dans tous ses interrogatoires, qu’il avait servi à sceller undes poteaux de la barrière du chemin creux.

L’accusateur public et le président lui demandèrent d’expliquercomment il était à la fois et dans la brèche au château, et en hautdu chemin creux à sceller un poteau à la barrière, surtout quand lejuge de paix, les gendarmes et le garde champêtre déclaraientl’avoir entendu venir d’en bas. Michu dit que M. d’Hauteserre luiavait fait des reproches de ne pas avoir exécuté cette petiteréparation à laquelle il tenait à cause des difficultés que cechemin pouvait susciter avec la commune, il était donc allé luiannoncer le rétablissement de la barrière.

M. d’Hauteserre avait effectivement fait poser une barrière enhaut du chemin creux pour empêcher que la commune ne s’en emparât.En voyant quelle importance prenait l’état de ses vêtements, et leplâtre dont l’emploi n’était pas niable, Michu avait inventé cesubterfuge. Si, en justice, la vérité ressemble souvent à unefable, la fable aussi ressemble beaucoup à la vérité. Le défenseuret l’accusateur attachèrent l’un et l’autre un grand prix à cettecirconstance, qui devint capitale et par les efforts du défenseuret par les soupçons de l’accusateur.

A l’audience, Gothard, sans doute éclairé par M. de Grandville,avoua que Michu l’avait prié de lui apporter des sacs de plâtre,car jusqu’alors il s’était toujours mis à pleurer quand on lequestionnait.

– Pourquoi ni vous ni Gothard n’avez-vous pas aussitôt mené lejuge de paix et le garde champêtre à cette barrière? demandal’accusateur public.

– Je n’ai jamais cru qu’il pouvait s’agir contre nous d’uneaccusation capitale, dit Michu.

On fit sortir tous les accusés, à l’exception de Gothard. QuandGothard fut seul, le président l’adjura de dire la vérité dans sonintérêt, en lui faisant observer que sa prétendue idiotie avaitcessé. Aucun des jurés ne le croyait imbécile. En se taisant devantla cour, il pouvait encourir des peines graves; tandis qu’en disantla vérité, vraisemblablement il serait hors de cause. Gothardpleura, chancela, puis il finit par dire que Michu l’avait prié delui porter plusieurs sacs de plâtre; mais, chaque fois, il l’avaitrencontré devant la ferme. On lui demanda combien il avait apportéde sacs.

– Trois, répondit-il.

Un débat s’établit entre Gothard et Michu pour savoir si c’étaittrois en comptant celui qu’il lui apportait au moment del’arrestation, ce qui réduisait les sacs à deux, ou trois outre ledernier. Ce débat se termina en faveur de Michu. Pour les jurés, iln’y eut que deux sacs employés; mais ils paraissaient avoir déjàune conviction sur ce point; Bordin et M. de Grandville jugèrentnécessaire de les rassasier de plâtre et de les si bien fatiguerqu’ils n’y comprissent plus rien.

M. de Grandville présenta des conclusions tendant à ce que desexperts fussent nommés pour examiner l’état de la barrière.

– Le directeur du jury, dit le défenseur, s’est contenté d’allervisiter les lieux, moins pour y faire une expertise sévère que poury voir un subterfuge de Michu; mais il a failli, selon nous, à sesdevoirs, et sa faute doit nous profiter.

La cour commit, en effet, des experts pour savoir si l’un despoteaux de la barrière avait été récemment scellé. De son côté,l’accusateur public voulut avoir gain de cause sur cettecirconstance avant l’expertise.

– Vous auriez, dit-il à Michu, choisi l’heure à laquelle il nefait plus clair, de cinq heures et demie à six heures et demie,pour sceller la barrière à vous seul?

– M. d’Hauteserre m’avait grondé.

– Mais, dit l’accusateur public, si vous avez employé le plâtreà la barrière, vous vous êtes servi d’une auge et d’une truelle?Or, si vous êtes venu dire si promptement à M. d’Hauteserre quevous aviez exécuté ses ordres, il vous est impossible d’expliquercomment Gothard vous apportait encore du plâtre. Vous avez dûpasser devant votre ferme, et alors vous avez dû déposer vos outilset prévenir Gothard.

Ces arguments foudroyants produisirent un silence horrible dansl’auditoire.

– Allons, avouez-le, reprit l’accusateur, ce n’est pas un poteauque vous avez enterré.

– Croyez-vous donc que ce soit le sénateur? dit Michu d’un airprofondément ironique.

M. de Grandville demanda formellement à l’accusateur public des’expliquer sur ce chef. Michu était accusé d’enlèvement, deséquestration et non pas de meurtre. Rien de plus grave que cetteinterpellation. Le Code de brumaire an IV défendait à l’accusateurpublic d’introduire aucun chef nouveau dans les débats: il devait,à peine de nullité, s’en tenir aux termes de l’acted’accusation.

L’accusateur public répondit que Michu, principal auteur del’attentat, et qui dans l’intérêt de ses maîtres avait assumé toutela responsabilité sur sa tête, pouvait avoir eu besoin de condamnerl’entrée du lieu encore inconnu où gémissait le sénateur.

Pressé de questions, harcelé devant Gothard, mis encontradiction avec lui-même, Michu frappa sur l’appui de la tribuneaux accusés un grand coup de poing, et dit:

– Je ne suis pour rien dans l’enlèvement du sénateur, j’aime àcroire que ses ennemis l’ont simplement enfermé; mais s’ilreparaît, vous verrez que le plâtre n’a pu y servir de rien.

– Bien, dit l’avocat en s’adressant à l’accusateur public, vousavez plus fait pour la défense de mon client que tout ce que jepouvais dire.

La première audience fut levée sur cette audacieuse allégation,qui surprit les jurés et donna l’avantage à la défense. Aussi lesavocats de la ville et Bordin félicitèrent – ils le jeune défenseuravec enthousiasme. L’accusateur public, inquiet de cette assertion,craignit d’être tombé dans un piège; et il avait en effet donnédans un panneau très habilement tendu par les défenseurs, et pourlequel Gothard venait de jouer admirablement son rôle. Lesplaisants de la ville dirent qu’on avait replâtré l’affaire, quel’accusateur public avait gâché sa position, et que les Simeusedevenaient blancs comme plâtre. En France, tout est du domaine dela plaisanterie, elle y est la reine: on plaisante sur l’échafaud,à la Bérézina, aux barricades, et quelque Français plaisantera sansdoute aux grandes assises du Jugement dernier.

Le lendemain, on entendit les témoins à charge Mme Marion, MmeGrévin, Grévin, le valet de chambre du sénateur, Violette dont lesdépositions peuvent être facilement comprises d’après lesévénements. Tous reconnurent les cinq accusés avec plus ou moinsd’hésitation relativement aux quatre gentilshommes, mais aveccertitude quant à Michu. Beauvisage répéta le propos échappé àRobert d’Hauteserre. Le paysan venu pour acheter le veau redit laphrase de Mlle de Cinq-Cygne. Les experts entendus confirmèrentleurs rapports sur la confrontation de l’empreinte des fers avecceux des chevaux des quatre gentilshommes qui, selon l’accusation,étaient absolument pareils. Cette circonstance fut naturellementl’objet d’un débat violent entre M. de Grandville et l’accusateurpublic. Le défenseur prit à partie le maréchal-ferrant deCinq-Cygne, et réussit à établir aux débats que des fers semblablesavaient été vendus quelques jours auparavant à des individusétrangers au pays. Le maréchal déclara d’ailleurs qu’il ne ferraitpas seulement de cette manière les chevaux du château deCinq-Cygne, mais beaucoup d’autres dans le canton. Enfin le chevaldont se servait habituellement Michu, par extraordinaire, avait étéferré à Troyes, et l’empreinte de ce fer ne se trouvait point parmicelles constatées dans le parc.

– Le sosie de Michu ignorait cette circonstances, dit M. deGrandville en regardant les jurés, et l’accusation n’a pas établique nous nous soyons servis d’un des chevaux du château.

Il foudroya d’ailleurs la déposition de Violette en ce quiconcernait la vraisemblance des chevaux, vus de loin etpar-derrière! Malgré les incroyables efforts du défenseur, la massedes témoignages positifs accabla Michu. L’accusateur, l’auditoire,la cour et les jurés sentaient tous, comme l’avait pressenti ladéfense, que la culpabilité du serviteur entraînait celle desmaîtres. Bordin avait bien deviné le nœud du procès en donnant M.de Grandville pour défenseur à Michu; mais la défense avouait ainsises secrets. Aussi, tout ce qui concernait l’ancien régisseur deGondreville était-il d’un intérêt palpitant. La tenue de Michu futd’ailleurs superbe. Il déploya dans ces débats toute la sagacitédont l’avait doué la nature et, à force de le voir, le publicreconnut sa supériorité mais, chose étonnante! cet homme en parutplus certainement l’auteur de l’attentat. Les témoins à décharge,moins sérieux que les témoins à charge aux yeux des jurés et de laloi, parurent faire leur devoir, et furent écoutés en manièred’acquit de conscience. D’abord ni Marthe ni M. et Mme d’Hauteserrene prêtèrent serment; puis Catherine et les Durieu, en leur qualitéde domestiques, se trouvèrent dans le même cas. M. d’Hauteserre diteffectivement avoir donné l’ordre à Michu de replacer le poteaurenversé. La déclaration des experts, qui lurent en ce moment leurrapport, confirma la déposition du vieux gentilhomme; mais ilsdonnèrent aussi gain de cause au directeur du jury en déclarantqu’il leur était impossible de déterminer l’époque à laquelle cetravail avait été fait: il pouvait, depuis, s’être écoulé plusieurssemaines tout aussi bien que vingt jours. L’apparition de Mlle deCinq-Cygne excita la plus vive curiosité, mais en revoyant sescousins sur le banc des accusés après vingt-trois jours deséparation, elle éprouva des émotions si violentes qu’elle eutl’air coupable. Elle sentit un effroyable désir d’être à côté desjumeaux, et fut obligée, dit-elle plus tard, d’user de toute saforce pour réprimer la fureur qui la portait à tuer l’accusateurpublic, afin d’être, aux yeux du monde, criminelle avec eux.

Elle raconta naïvement qu’en revenant à Cinq-Cygne, et voyant dela fumée dans le parc, elle avait cru à un incendie. Pendantlongtemps elle avait pensé que cette fumée provenait de mauvaisesherbes.

– Cependant, dit-elle, je me suis souvenue plus tard d’uneparticularité que je livre à l’attention de la Justice. J’ai trouvédans les brandebourgs de mon amazone, et dans les plis de macollerette, des débris semblables à ceux de papiers brûlés emportéspar le vent.

– La fumée était-elle considérable? demanda Bordin.

– Oui, dit Mlle de Cinq-Cygne, je croyais à un incendie.

– Ceci peut changer la face du procès, dit Bordin. Je requiersla cour d’ordonner une enquête immédiate des lieux où l’incendie aeu lieu.

Le président ordonna l’enquête.

Grévin, rappelé sur la demande des défenseurs, et interrogé surcette circonstance, déclara ne rien savoir à ce sujet. Mais entreBordin et Grévin, il y eut des regards échangés qui les éclairèrentmutuellement.

– Le procès est là, se dit le vieux procureur.

– Ils y sont! pensa le notaire.

Mais, de part et d’autre, les deux fins matois pensèrent quel’enquête était inutile. Bordin se dit que Grévin serait discretcomme un mur, et Grévin s’applaudit d’avoir fait disparaître lestraces de l’incendie. Pour vider ce point, accessoire dans lesdébats et qui parait puéril, mais capital dans la justification quel’histoire doit à ces jeunes gens, les experts et Pigoult commispour la visite du parc déclarèrent n’avoir remarqué aucune place oùil existât des marques d’incendie. Bordin fit assigner deuxouvriers qui déposèrent avoir labouré, par les ordres du garde, uneportion du pré dont l’herbe était brûlée mais ils dirent n’avoirpoint observé de quelle substance provenaient les cendres. Legarde, rappelé sur l’invitation des défenseurs, dit avoir reçu dusénateur, au moment où il avait passé par le château pour allervoir la mascarade d’Arcis, l’ordre de labourer cette partie du préque le sénateur avait remarquée le matin en se promenant.

– Y avait-on brûlé des herbes ou des papiers?

– Je n’ai rien vu qui pût faire croire qu’on ait brûlé despapiers, répondit le garde.

– Enfin, dirent les défenseurs, si l’on y a brûlé des herbes,quelqu’un a dû les y apporter et y mettre le feu.

La déposition du curé de Cinq-Cygne et celle de Mlle Goujetfirent une impression favorable. En sortant de vêpres et sepromenant vers la forêt, ils avaient vu les gentilshommes et Michuà cheval, sortant du château et se dirigeant sur la forêt. Laposition, la moralité de l’abbé Goujet donnaient du poids à sesparoles.

La plaidoirie de l’accusateur public, qui se croyait certaind’obtenir une condamnation, fut ce que sont ces sortes deréquisitoires. Les accusés étaient d’incorrigibles ennemis de laFrance, des institutions et des lois. Ils avaient soif dedésordres. Quoiqu’ils eussent été mêlés aux attentats contre la viede l’Empereur, et qu’ils fissent partie de l’armée de Condé, cemagnanime souverain les avait rayés de la liste des émigrés. Voilàle loyer qu’ils payaient à sa clémence. Enfin toutes lesdéclamations oratoires qui se sont répétées au nom des Bourbonscontre les bonapartistes, qui se répètent aujourd’hui contre lesrépublicains et les légitimistes au nom de la branche cadette. Ceslieux communs, qui auraient un sens chez un gouvernement fixe,paraîtront au moins comiques, quand l’histoire les trouverasemblables à toutes les époques dans la bouche du ministère public.On peut en dire ce mot fourni par des troubles plus anciens: »L’enseigne est changée, mais le vin est toujours le même! »L’accusateur public, qui fut d’ailleurs un des procureurs générauxles plus distingués de l’Empire, attribua le délit à l’intentionprise par les émigrés rentrés de protester contre l’occupation deleurs biens. Il fit assez bien frémir l’auditoire sur la positiondu sénateur. Puis il massa les preuves, les semi-preuves, lesprobabilités, avec un talent que stimulait la récompense certainede son zèle, et il s’assit tranquillement en attendant le feu desdéfenseurs.

M. de Grandville ne plaida jamais que cette cause criminelle,mais elle lui fit un nom. D’abord, il trouva pour son plaidoyer cetentrain d’éloquence que nous admirons aujourd’hui chez Berryer.Puis il avait la conviction de l’innocence des accusés, ce qui estun des plus puissants véhicules de la parole. Voici les pointsprincipaux de sa défense rapportée en entier par les journaux dutemps. D’abord il rétablit sous son vrai jour la vie de Michu. Cefut un beau récit où sonnèrent les plus grands sentiments et quiréveilla bien des sympathies. En se voyant réhabilité par une voixéloquente, il y eut un moment où des pleurs sortirent des yeuxjaunes de Michu et coulèrent sur son terrible visage. Il apparutalors ce qu’il était réellement: un homme simple et rusé comme unenfant, mais un homme dont la vie n’avait eu qu’une pensée. Il futsoudain expliqué, surtout par ses pleurs qui produisirent un grandeffet sur le jury. L’habile défenseur saisit ce mouvement d’intérêtpour entrer dans la discussion des charges.

– Où est le corps du délit? Où est le sénateur? demanda-t-il.Vous nous accusez de l’avoir claquemuré, scellé même avec despierres et du plâtre! Mais alors, nous savons seuls où il est, etcomme vous nous tenez en prison depuis vingt-trois jours, il estmort faute d’aliments. Nous sommes des meurtriers, et vous ne nousavez pas accusés de meurtre. Mais s’il vit, nous avons descomplices; si nous avions des complices et si le sénateur estvivant, ne le ferions-nous donc point paraître? Les intentions quevous nous supposez, une fois manquées, aggraverions-nousinutilement notre position? Nous pourrions nous faire pardonner,par notre repentir, une vengeance manquée; et nous persisterions àdétenir un homme de qui nous ne pouvons rien obtenir? N’est-ce pasabsurde? Remportez votre plâtre, son effet est manqué, dit-il àl’accusateur public, car nous sommes ou d’imbéciles criminels, ceque vous ne croyez pas, ou des innocents, victimes de circonstancesinexplicables pour nous comme pour vous! Vous devez bien plutôtchercher la masse de papiers qui s’est brûlée chez le sénateur etqui révèle des intérêts plus violents que les nôtres, et qui vousrendrait compte de son enlèvement. Il entra dans ces hypothèsesavec une habileté merveilleuse. Il insista sur la moralité destémoins à décharge dont la foi religieuse était vive, qui croyaientà un avenir, à des peines éternelles. Il fut sublime en cet endroitet sut émouvoir profondément. – Hé! quoi, dit-il, ces criminelsdînent tranquillement en apprenant par leur cousine l’enlèvement dusénateur. Quand l’officier de gendarmerie leur suggère les moyensde tout finir, ils se refusent à rendre le sénateur, ils ne saventce qu’on leur veut! Il fit alors pressentir une affaire mystérieusedont la clef se trouvait dans les mains du Temps, qui dévoileraitcette injuste accusation. Une fois sur ce terrain, il eutl’audacieuse et ingénieuse adresse de se supposer juré, il racontasa délibération avec ses collègues, il se représenta commetellement malheureux, si, ayant été cause de condamnationscruelles, l’erreur venait à être reconnue, il peignit si bien sesremords, et revint sur les doutes que le plaidoyer lui donneraitavec tant de force, qu’il laissa les jurés dans une horribleanxiété.

Les jurés n’étaient pas encore blasés sur ces sortesd’allocutions, elles eurent alors le charme des choses neuves, etle jury fut ébranlé. Après le chaud plaidoyer de M. de Grandville,les jurés eurent à entendre le fin et spécieux procureur quimultiplia les considérations, fit ressortir toutes les partiesténébreuses du procès et le rendit inexplicable. Il s’y prit demanière à frapper l’esprit et la raison, comme M. de Grandvilleavait attaqué le cœur et l’imagination. Enfin, il sut entortillerles jurés avec une conviction si sérieuse que l’accusateur publicvit son échafaudage en pièces. Ce fut si clair que l’avocat de MM.d’Hauteserre et de Gothard s’en remit à la prudence des jurés, entrouvant l’accusation abandonnée à leur égard. L’accusateur demandade remettre au lendemain pour sa réplique. En vain, Bordin, quivoyait un acquittement dans les yeux des jurés s’ils délibéraientsur le coup de ces plaidoiries, s’opposa-t-il, par des motifs dedroit et de fait, à ce qu’une nuit de plus jetât ses anxiétés aucœur de ses innocents clients, la cour délibéra.

– L’intérêt de la société me semble égal à celui des accusés,dit le président. La cour manquerait à toutes les notions d’équitési elle refusait une pareille demande à la Défense, elle doit doncl’accorder à l’Accusation.

– Tout est heur et malheur, dit Bordin en regardant ses clients.Acquittés ce soir, vous pouvez être condamnés demain.

– Dans tous les cas, dit l’aîné des Simeuse, nous ne pouvons quevous admirer. Mlle de Cinq-Cygne avait des larmes aux yeux.

Après les doutes exprimés par les défenseurs, elle ne croyaitpas à un pareil succès. On la félicitait, et chacun vint luipromettre l’acquittement de ses cousins. Mais cette affaire allaitavoir le coup de théâtre le plus éclatant, le plus sinistre et leplus imprévu qui jamais ait changé la face d’un procèscriminel.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer