Une ténébreuse affaire

Chapitre 21Le Bivouac de l’Empereur

Le pourvoi de MM. de Simeuse, d’Hauteserre et de Michu fut lapremière affaire que dut juger la Cour de cassation. L’arrêt futdonc heureusement retardé par les cérémonies de l’installation dela cour.

Vers la fin du mois de septembre, après trois audiences prisespar les plaidoiries et par le procureur général Merlin qui portalui-même la parole, le pourvoi fut rejeté. La Cour impériale deParis était instituée, M. de Grandville y avait été nommé substitutdu procureur général, et le département de l’Aube se trouvant dansla juridiction de cette cour, il lui fut possible de faire au cœurde son ministère des démarches en faveur des condamnés; il fatiguaCambacérès, son protecteur; Bordin et M. de Chargebœuf vinrent lelendemain matin de l’arrêt dans son hôtel au Marais, où ils letrouvèrent dans la lune de miel de son mariage, car dansl’intervalle il s’était marié. Malgré tous les événements quis’étaient accomplis dans l’existence de son ancien avocat, M. deChargebœuf vit bien à l’affliction du jeune substitut qu’il restaitfidèle à ses clients. Certains avocats, les artistes de laprofession, font de leurs causes des maîtresses. Le cas est rare,ne vous y fiez pas. Dès que ses anciens clients et lui furent seulsdans son cabinet, M. de Grandville dit au marquis:

– Je n’ai pas attendu votre visite, j’ai déjà même usé tout moncrédit. N’essayez pas de sauver Michu, vous n’auriez pas la grâcede MM. de Simeuse. Il faut une victime.

– Mon Dieu! dit Bordin en montrant au jeune magistrat les troispourvois en grâce, puis-je prendre sur moi de supprimer la demandede votre ancien client? Jeter ce papier au feu, c’est lui couper latête.

Il présenta le blanc-seing de Michu, M. de Grandville le prit etle regarda.

– Nous ne pouvons pas le supprimer; mais, sachez-le! si vousdemandez tout, vous n’obtiendrez rien.

– Avons-nous le temps de consulter Michu? dit Bordin.

– Oui. L’ordre d’exécution regarde le parquet du procureurgénéral, et nous pouvons vous donner quelques jours. On tue leshommes, dit-il avec une sorte d’amertume, mais on y met des formes,surtout à Paris.

M. de Chargebœuf avait eu déjà chez le grand-juge desrenseignements qui donnaient un poids énorme à ces tristes parolesde M. de Grandville.

– Michu est innocent, je le sais, je le dis, reprit lemagistrat; mais que peut-on seul contre tous? Et songez que monrôle est de me taire aujourd’hui. Je dois faire dresser l’échafaudoù mon ancien client sera décapité.

M. de Chargebœuf connaissait assez Laurence pour savoir qu’ellene consentirait pas à sauver ses cousins aux dépens de Michu. Lemarquis essaya donc une dernière tentative. Il avait fait demanderune audience au ministre des Relations extérieures, pour savoirs’il existait un moyen de salut dans la haute diplomatie. Il pritavec lui Bordin qui connaissait le ministre et lui avait renduquelques services. Les deux vieillards trouvèrent Talleyrandabsorbé dans la contemplation de son feu, les pieds en avant, latête appuyée sur sa main, le coude sur la table, le journal àterre. Le ministre venait de lire l’arrêt de la Cour decassation.

– Veuillez vous asseoir, monsieur le marquis, dit le ministre,et vous, Bordin, ajouta-t-il en lui indiquant une place devant luià sa table, écrivez:

Sire,

Quatre gentilshommes innocents, déclarés coupables par le jury,viennent de voir leur condamnation confirmée par votre Cour decassation.

Votre Majesté Impériale ne peut plus que leur faire grâce. Cesgentilshommes ne réclament cette grâce de votre auguste clémenceque pour avoir l’occasion d’utiliser leur mort en combattant sousvos yeux, et se disent, de Votre Majesté Impériale et Royale… avecrespect, les… etc.

– Il n’y a que les princes pour savoir obliger ainsi, dit lemarquis de Chargebœuf en prenant des mains de Bordin cetteprécieuse minute de la pétition à faire signer aux quatregentilshommes et pour laquelle il se promit d’obtenir d’augustesapostilles.

– La vie de vos parents, monsieur le marquis, dit le ministre,est remise au hasard des batailles; tâchez d’arriver le lendemaind’une victoire, ils seront sauvés!

Il prit la plume, il écrivit lui-même une lettre confidentielleà l’Empereur, une de dix lignes au maréchal Duroc, puis il sonna,demanda à son secrétaire un passeport diplomatique, et dittranquillement au vieux procureur:

– Quelle est votre opinion sérieuse sur ce procès?

– Ne savez-vous donc pas, monseigneur, qui nous a si bienentortillés.

– Je le présume, mais j’ai des raisons pour chercher unecertitude, répondit le prince. Retournez à Troyes, amenez-moi lacomtesse de Cinq-Cygne, demain, ici, à pareille heure, maissecrètement, passez chez Mme de Talleyrand que je préviendrai devotre visite. Si Mlle de Cinq-Cygne, qui sera placée de manière àvoir l’homme que j’aurai debout devant moi, le reconnaît pour êtrevenu chez elle dans le temps de la conspiration de MM. de Polignacet de Rivière, quoi que je dise, quoi qu’il réponde, pas un geste,pas un mot! Ne pensez d’ailleurs qu’à sauver MM. de Simeuse,n’allez pas vous embarrasser de votre mauvais drôle degarde-chasse.

– Un homme sublime, monseigneur! s’écria Bordin.

– De l’enthousiasme? Et chez vous, Bordin! Cet homme est alorsquelque chose. Notre souverain a prodigieusement d’amour-propre,monsieur le marquis, dit-il en changeant de conversation, il va mecongédier pour pouvoir faire des folies sans contradiction. C’estun grand soldat qui sait changer les lois de l’espace et du temps;mais il ne saurait changer les hommes, et il voudrait les fondre àson usage. Maintenant, n’oubliez pas que la grâce de vos parents nesera obtenue que par une seule personne… par Mlle deCinq-Cygne.

Le marquis partit seul pour Troyes, et dit à Laurence l’état deschoses. Laurence obtint du procureur impérial la permission de voirMichu, et le marquis l’accompagna jusqu’à la porte de la prison, oùil l’attendit. Elle sortit les yeux baignés de larmes.

– Le pauvre homme, dit-elle, a essayé de se mettre à mes genouxpour me prier de ne plus songer à lui, sans penser qu’il avait lesfers aux pieds! Ah! marquis, je plaiderai sa cause. Oui, j’iraibaiser la botte de leur empereur. Et si j’échoue, eh bien, cethomme vivra, par mes soins, éternellement dans notre famille.Présentez son pourvoi en grâce pour gagner du temps, je veux avoirson portrait. Partons.

Le lendemain, quand le ministre apprit par un signal convenu queLaurence était à son poste, il sonna, son huissier vint et reçutl’ordre de laisser entrer M. Corentin.

– Mon cher, vous êtes un habile homme, lui dit Talleyrand, et jeveux vous employer.

– Monseigneur…

– Ecoutez. En servant Fouché, vous aurez de l’argent et jamaisd’honneur ni de position avouable; mais en me servant toujourscomme vous venez de le faire à Berlin, vous aurez de laconsidération.

– Monseigneur est bien bon…

– Vous avez déployé du génie dans votre dernière affaire àGondreville…

– De quoi monseigneur parle-t-il? dit Corentin en prenant un airni trop froid ni trop surpris.

– Monsieur, répondit sèchement le ministre, vous n’arriverez àrien, vous craignez…

– Quoi, monseigneur?

– La mort! dit le ministre de sa belle voix profonde et creuse.Adieu, mon cher.

– C’est lui, dit le marquis de Chargebœuf en entrant mais nousavons failli tuer la comtesse, elle étouffe!

Il n’y a que lui capable de jouer de pareils tours, répondit leministre. Monsieur, vous êtes en danger de ne pas réussir, repritle prince. Prenez ostensiblement la route de Strasbourg, je vaisvous envoyer en blanc de doubles passeports. Ayez des sosies,changez de route habilement et surtout de voiture, laissez arrêterà Strasbourg vos sosies à votre place, gagnez la Prusse par laSuisse et par la Bavière. Pas un mot et de la prudence. Vous avezla Police contre vous, et vous ne savez pas ce que c’est que laPolice!…

Mlle de Cinq-Cygne offrit à Robert Lefebvre une somme suffisantepour le déterminer à venir à Troyes faire le portrait de Michu, etM. de Grandville promit à ce peintre, alors célèbre, toutes lesfacilités possibles. M. de Chargebœuf partit dans son vieuxberlingot avec Laurence et avec un domestique qui parlait allemand.Mais, vers Nancy, il rejoignit Gothard et Mlle Goujet qui lesavaient précédés dans une excellente calèche, il leur prit cettecalèche et leur donna le berlingot. Le ministre avait raison. AStrasbourg, le Commissaire général de police refusa de viser lepasseport des voyageurs, en leur opposant des ordres absolus. En cemoment même, le marquis et Laurence sortaient de France parBesançon avec les passeports diplomatiques. Laurence traversa laSuisse dans les premiers jours du mois d’octobre, sans accorder lamoindre attention à ces magnifiques pays. Elle était au fond de lacalèche dans l’engourdissement où tombe le criminel quand il saitl’heure de son supplice. Toute la nature se couvre alors d’unevapeur bouillante, et les choses les plus vulgaires prennent unetournure fantastique. Cette pensée: « Si je ne réussis pas, ils setuent », retombait sur son âme comme, dans le supplice de la roue,tombait jadis la barre du bourreau sur les membres du patient. Ellese sentait de plus en plus brisée, elle perdait toute son énergiedans l’attente du cruel moment, décisif et rapide, où elle setrouverait face à face avec l’homme de qui dépendait le sort desquatre gentilshommes. Elle avait pris le parti de se laisser allerà son affaissement pour ne pas dépenser inutilement son énergie.Incapable de comprendre ce calcul des âmes fortes et qui se traduitdiversement à l’extérieur, car dans ces attentes suprêmes certainsesprits supérieurs s’abandonnent à une gaieté surprenante, lemarquis avait peur de ne pas amener Laurence vivante jusqu’à cetterencontre solennelle seulement pour eux, mais qui certes dépassaitles proportions ordinaires de la vie privée. Pour Laurence,s’humilier devant cet homme, objet de sa haine et de son mépris,emportait la mort de tous ses sentiments généreux,

– Après cela, dit-elle, la Laurence qui survivra ne ressembleraplus à celle qui va périr.

Néanmoins il fut bien difficile aux deux voyageurs de ne pasapercevoir l’immense mouvement d’hommes et de choses dans lequelils entrèrent, une fois en Prusse. La campagne d’Iéna étaitcommencée. Laurence et le marquis voyaient les magnifiquesdivisions de l’armée française s’allongeant et paradant comme auxTuileries. Dans ces déploiements de la splendeur militaire, qui nepeuvent se dépeindre qu’avec les mots et les images de la Bible,l’homme qui animait ces masses prit des proportions gigantesquesdans l’imagination de Laurence. Bientôt, les mots de victoireretentirent à son oreille. Les armées impériales venaient deremporter deux avantages signalés. Le prince de Prusse avait ététué la veille du jour où les deux voyageurs arrivèrent à Saalfeld,tâchant de rejoindre Napoléon qui allait avec la rapidité de lafoudre. Enfin, le 13 octobre, date de mauvais augure, Mlle deCinq-Cygne longeait une rivière au milieu des corps de la GrandeArmée, ne voyant que confusion, renvoyée d’un village à l’autre etde division en division, épouvantée de se voir seule avec unvieillard, ballottée dans un océan de cent cinquante mille hommes,qui en visaient cent cinquante mille autres. Fatiguée de toujoursapercevoir cette rivière par-dessus les haies d’un chemin boueuxqu’elle suivait sur une colline, elle en demanda le nom à unsoldat.

– C’est la Saale, dit-il en lui montrant l’armée prussiennegroupée par grandes masses de l’autre côté de ce cours d’eau.

La nuit venait, Laurence voyait s’allumer des feux et brillerdes armes. Le vieux marquis, dont l’intrépidité fut chevaleresque,conduisait lui-même, à côté de son nouveau domestique, deux bonschevaux achetés la veille. Le vieillard savait bien qu’il netrouverait ni postillons ni chevaux, en arrivant sur un champ debataille. Tout à coup l’audacieuse calèche, objet de l’étonnementde tous les soldats, fut arrêtée par un gendarme de la gendarmeriede l’armée qui vint à bride abattue sur le marquis en luicriant:

– Qui êtes-vous? Où allez-vous? Que demandez-vous?

– L’Empereur, dit le marquis de Chargebœuf, j’ai une dépêcheimportante des ministres pour le grand maréchal Duroc.

– Eh bien, vous ne pouvez pas rester là, dit le gendarme.

Mlle de Cinq-Cygne et le marquis furent d’autant plus obligés derester là que le jour allait cesser.

– Où sommes-nous? dit Mlle de Cinq-Cygne en arrêtant deuxofficiers qu’elle vit venir et dont l’uniforme était caché par dessurtouts en drap.

– Vous êtes en avant de l’avant-garde de l’armée française,madame, lui répondit un des deux officiers. Vous ne pouvez mêmerester ici, car si l’ennemi faisait un mouvement et quel’artillerie jouât, vous seriez entre deux feux.

– Ah! dit-elle d’un air indifférent.

Sur ce ah! l’autre officier dit:

– Comment cette femme se trouve-t-elle là?

– Nous attendons, répondit-elle, un gendarme qui est alléprévenir M. Duroc, en qui nous trouverons un protecteur pourpouvoir parler à l’Empereur.

– Parler à l’Empereur?… dit le premier officier. Y pensez-vous àla veille d’une bataille décisive?

– Ah! vous avez raison, dit-elle, je ne dois lui parlerqu’après-demain, la victoire le rendra doux.

Les deux officiers allèrent se placer à vingt pas de distance,sur leurs chevaux immobiles. La calèche fut alors entourée par unescadron de généraux, de maréchaux, d’officiers, tous extrêmementbrillants, et qui respectèrent la voiture, précisément parcequ’elle était là.

– Mon Dieu! dit le marquis à Mlle de Cinq-Cygne, j’ai peur quenous n’ayons parlé à l’Empereur.

– L’Empereur, dit un colonel général, mais le voilà!

Laurence aperçut alors à quelques pas, en avant et seul, celuiqui s’était écrié: « Comment cette femme se trouve-t-elle là? » L’undes deux officiers, l’Empereur enfin, vêtu de sa célèbre redingotemise par-dessus un uniforme vert, était sur un cheval blancrichement caparaçonné. Il examinait, avec une lorgnette, l’arméeprussienne au-delà de la Saale. Laurence comprit alors pourquoi lacalèche restait là, et pourquoi l’escorte de l’Empereur larespectait. Elle fut saisie d’un mouvement convulsif, l’heure étaitarrivée. Elle entendit alors le bruit sourd de plusieurs massesd’hommes et de leurs armes s’établissant au pas accéléré sur ceplateau. Les batteries semblaient avoir un langage, les caissonsretentissaient et l’airain pétillait.

– Le maréchal Lannes prendra position avec tout son corps enavant, le maréchal Lefebvre et la Garde occuperont ce sommet, ditl’autre officier qui était le major général Berthier.

L’Empereur descendit. Au premier mouvement qu’il fit, Roustanson fameux mamelouk s’empressa de venir tenir le cheval. Laurenceétait stupide d’étonnement, elle ne croyait pas à tant desimplicité.

– Je passerai la nuit sur ce plateau, dit l’Empereur.

En ce moment le grand maréchal Duroc, que le gendarme avaitenfin trouvé, vint au marquis de Chargebœuf et lui demanda laraison de son arrivée; le marquis lui répondit qu’une lettre écritepar le ministre des Relations extérieures lui dirait combien ilétait urgent qu’ils obtinssent, Mlle de Cinq-Cygne et lui, uneaudience de l’Empereur.

– Sa Majesté va dîner sans doute à son bivouac, dit Duroc enprenant la lettre, et quand j’aurai vu ce dont il s’agit, je vousferai savoir si cela se peut. – Brigadier, dit-il au gendarme,accompagnez cette voiture et menez-la près de la cabane enarrière.

M. de Chargebœuf suivit le gendarme, et arrêta sa voiturederrière une misérable chaumière bâtie en bois et en terre,entourée de quelques arbres fruitiers, et gardée par des piquetsd’infanterie et de cavalerie.

On peut dire que la majesté de la guerre éclatait là dans toutesa splendeur. De ce sommet, les lignes des deux armées se voyaientéclairées par la lune. Après une heure d’attente, remplie par lemouvement perpétuel d’aides de camp partant et revenant, Duroc, quivint chercher Mlle de Cinq-Cygne et le marquis de Chargebœuf, lesfit entrer dans la chaumière, dont le plancher était en terrebattue comme celui de nos aires de grange. Devant une tabledesservie et devant un feu de bois vert qui fumait, Napoléon étaitassis sur une chaise grossière. Ses bottes, pleines de boue,attestaient ses courses à travers champs. Il avait ôté sa fameuseredingote, et alors son célèbre uniforme vert, traversé par songrand cordon rouge, rehaussé par le dessous blanc de sa culotte decasimir et de son gilet, faisait admirablement bien valoir sa pâleet terrible figure césarienne. Il avait la main sur une cartedépliée, placée sur ses genoux. Berthier se tenait debout dans sonbrillant costume de vice-connétable de l’Empire.

Constant, le valet de chambre, présentait à l’Empereur son cafésur un plateau.

– Que voulez-vous? dit-il avec une feinte brusquerie entraversant par le rayon de son regard la tête de Laurence. Vous necraignez donc plus de me parler avant la bataille? De quois’agit-il?

– Sire, dit-elle en le regardant d’un oeil non moins fixe, jesuis Mlle de Cinq-Cygne.

– Eh bien? répondit-il d’une voix colère en se croyant bravé parce regard.

– Ne comprenez-vous donc pas? Je suis la comtesse de Cinq-Cygne,et je vous demande grâce, dit-elle en tombant à genoux et luitendant le placet rédigé par Talleyrand, apostillé parl’impératrice, par Cambacérès et par Malin.

L’Empereur releva gracieusement la suppliante en lui jetant unregard fin et lui dit:

– Serez-vous sage enfin? Comprenez-vous ce que doit êtrel’Empire français?…

– Ah! je ne comprends en ce moment que l’Empereur, dit-ellevaincue par la bonhomie avec laquelle l’homme du destin avait ditces paroles qui faisaient pressentir la grâce.

– Sont-ils innocents? demanda l’Empereur.

– Tous, dit-elle avec enthousiasme.

– Tous? Non, le garde-chasse est un homme dangereux qui tueraitmon sénateur sans prendre votre avis…

– Oh! Sire, dit-elle, si vous aviez un ami qui se fût dévouépour vous, l’abandonneriez-vous? Ne vous…

– Vous êtes une femme, dit-il avec une teinte de raillerie.

– Et vous un homme de fer! lui dit-elle avec une duretépassionnée qui lui plut.

– Cet homme a été condamné par la justice du pays,reprit-il.

– Mais il est innocent.

– Enfant!… dit-il.

Il sortit, prit Mlle de Cinq-Cygne par la main et l’emmena surle plateau.

– Voici, dit-il avec son éloquence à lui qui changeait leslâches en braves, voici trois cent mille hommes, ils sontinnocents, eux aussi! Eh bien, demain, trente mille hommes serontmorts, morts pour leur pays! Il y a chez les Prussiens, peut-être,un grand mécanicien, un idéologue, un génie qui sera moissonné. Denotre côté, nous perdrons certainement des grands hommes inconnus.Enfin, peut-être verrai-je mourir mon meilleur ami! Accuserai-jemieux? Non. Je me tairai. Sachez, mademoiselle, qu’on doit mourirpour les lois de son pays, comme on meurt ici pour sa gloire,ajouta-t-il en la ramenant dans la cabane. Allez, retournez enFrance, dit-il en regardant le marquis, mes ordres vous ysuivront.

Laurence crut à une commutation de peine pour Michu, et, dansl’effusion de sa reconnaissance, elle plia le genou et baisa lamain de l’Empereur.

– Vous êtes monsieur de Chargebœuf? dit alors Napoléon enavisant le marquis.

– Oui, Sire.

– Vous avez des enfants?

– Beaucoup d’enfants.

– Pourquoi ne me donneriez-vous pas un de vos petits-fils? Ilserait un de mes pages…

– Ah! voilà le sous-lieutenant qui perce, pensa Laurence, ilveut être payé de sa grâce.

Le marquis s’inclina sans répondre. Heureusement le général Rappse précipita dans la cabane.

– Sire, la cavalerie de la Garde et celle du grand-duc de Bergne pourront pas rejoindre demain avant midi.

– N’importe, dit Napoléon en se tournant vers Berthier, il estdes heures de grâce pour nous aussi, sachons en profiter.

Sur un signe de main, le marquis et Laurence se retirèrent etmontèrent en voiture; le brigadier les mit dans leur route et lesconduisit jusqu’à un village où ils passèrent la nuit. Lelendemain, tous deux ils s’éloignèrent du champ de bataille aubruit de huit cents pièces de canon qui grondèrent pendant dixheures, et en route, ils apprirent l’étonnante victoire d’Iéna.Huit jours après, ils entraient dans les faubourgs de Troyes. Unordre du grand-juge, transmis au procureur impérial près letribunal de première instance de Troyes, ordonnait la mise enliberté sous caution des gentilshommes en attendant la décision del’Empereur et Roi; mais en même temps, l’ordre pour l’exécution deMichu fut expédié par le parquet. Ces ordres étaient arrivés lematin même. Laurence se rendit alors à la prison, sur les deuxheures, en habit de voyage. Elle obtint de rester auprès de Michu àqui l’on faisait la triste cérémonie, appelée la toilette; le bonabbé Goujet, qui avait demandé à l’accompagner jusqu’à l’échafaud,venait de donner l’absolution à cet homme qui se désolait de mourirdans l’incertitude sur le sort de ses maîtres; aussi quand Laurencese montra poussa-t-il un cri de joie.

– Je puis mourir, dit-il.

– Ils sont graciés, je ne sais à quelles conditions,répondit-elle; mais ils le sont, et j’ai tout tenté pour toi, monami, malgré leur avis. Je croyais t’avoir sauvé, mais l’Empereurm’a trompée par gracieuseté de souverain.

– Il était écrit là-haut, dit Michu, que le chien de gardedevait être tué à la même place que ses vieux maîtres!

La dernière heure se passa rapidement. Michu, au moment departir, n’osait demander d’autre faveur que de baiser la main deMlle de Cinq-Cygne, mais elle lui tendit ses joues et se laissasaintement embrasser par cette noble victime. Michu refusa demonter en charrette.

– Les innocents doivent aller à pied! dit-il.

Il ne voulut pas que l’abbé Goujet lui donnât le bras, il marchadignement et résolument jusqu’à l’échafaud. Au moment de se couchersur la planche, il dit à l’exécuteur, en le priant de rabattre saredingote qui lui montait sur le cou:

– Mon habit vous appartient, tâchez de ne pas l’entamer.

A peine les quatre gentilshommes eurent-ils le temps de voirMlle de Cinq-Cygne: un planton du général commandant la divisionmilitaire leur apporta des brevets de sous-lieutenants dans le mêmerégiment de cavalerie, avec l’ordre de rejoindre aussitôt à Bayonnele dépôt de leur corps. Après des adieux déchirants, car ils eurenttous un pressentiment de l’avenir, Mlle de Cinq-Cygne rentra dansson château désert.

Les deux frères moururent ensemble sous les yeux de l’Empereur,à Sommosierra, l’un défendant l’autre, tous deux déjà chefsd’escadron. Leur dernier mot fut: « Laurence, cy meurs! »

L’aîné des d’Hauteserre mourut colonel à l’attaque de la redoutede la Moskova, où son frère prit sa place.

Adrien, nommé général de brigade à la bataille de Dresde, y futgrièvement blessé et put revenir se faire soigner à Cinq-Cygne. Enessayant de sauver ce débris des quatre gentilshommes qu’elle avaitvus un moment autour d’elle, la comtesse, alors âgée de trente-deuxans, l’épousa; mais elle lui offrit un cœur flétri qu’il accepta:les gens qui aiment ne doutent de rien, ou doutent de tout.

La Restauration trouva Laurence sans enthousiasme, les Bourbonsvenaient trop tard pour elle; néanmoins, elle n’eut pas à seplaindre: son mari, nommé pair de France avec le titre de marquisde Cinq-Cygne, devint lieutenant général en 1816, et fut récompensépar le cordon bleu des éminents services qu’il rendit alors.

Le fils de Michu, de qui Laurence prit soin comme de son propreenfant, fut reçu avocat en 1817. Après avoir exercé pendant deuxans sa profession, il fut nommé juge suppléant au tribunald’Alençon, et de là passa procureur du roi au tribunal d’Arcis en1827. Laurence, qui avait surveillé l’emploi des capitaux de Michu,remit à ce jeune homme une inscription de douze mille livres derentes le jour de sa majorité; plus tard, elle lui fit épouser lariche Mlle Girel de Troyes. Le marquis de Cinq-Cygne mourut en 1829entre les bras de Laurence, de son père, de sa mère et de sesenfants qui l’adoraient. Lors de sa mort, personne n’avait encorepénétré le secret de l’enlèvement du sénateur. Louis XVIII ne serefusa point à réparer les malheurs de cette affaire; mais il futmuet sur les causes de ce désastre avec la marquise de Cinq-Cygne,qui le crut alors complice de la catastrophe.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer