Une ténébreuse affaire

Chapitre 17Doutes des Défenseurs officieux

A trente-quatre ans de distance, pendant lesquels il s’est faittrois grandes révolutions, les vieillards seuls peuvent se rappeleraujourd’hui le tapage inouï produit en Europe par l’enlèvement d’unsénateur de l’Empire français. Aucun procès, si ce n’est ceux deTrumeau, l’épicier de la place Saint-Michel et celui de la veuveMorin, sous l’Empire; ceux de Fualdès et de Castaing, sous laRestauration; ceux de Mme Lafarge et de Fieschi, sous legouvernement actuel, n’égala en intérêt et en curiosité celui desjeunes gens accusés de l’enlèvement de Malin. Un pareil attentatcontre un membre de son Sénat excita la colère de l’Empereur, à quil’on apprit l’arrestation des délinquants presque en même temps quela perpétration du délit et le résultat négatif des recherches. Laforêt fouillée dans ses profondeurs, l’Aube et les départementsenvironnants parcourus dans toute leur étendue, n’offrirent pas lemoindre indice du passage ou de la séquestration du comte deGondreville. Le grand-juge, mandé par Napoléon, vint après avoirpris des renseignements auprès du ministre de la Police, et luiexpliqua la position de Malin vis-à-vis des Simeuse. L’Empereur,alors occupé de choses graves, trouva la solution de l’affaire dansles faits antérieurs.

– Ces jeunes gens sont fous, dit-il. Un jurisconsulte commeMalin doit revenir sur des actes arrachés par la violence.Surveillez ces nobles pour savoir comment ils s’y prendront pourrelâcher le comte de Gondreville. Il enjoignit de déployer la plusgrande célérité dans une affaire où il vit un attentat contre sesinstitutions, un fatal exemple de résistance aux effets de laRévolution, une atteinte à la grande question des biens nationaux,et un obstacle à cette fusion des partis qui fut la constanteoccupation de sa politique intérieure. Enfin il se trouvait jouépar ces jeunes gens qui lui avaient promis de vivretranquillement.

– La prédiction de Fouché s’est réalisée, s’écria-t-il en serappelant la phrase échappée deux ans auparavant à son ministreactuel de la Police qui ne l’avait dite que sous l’impression durapport fait par Corentin sur Laurence.

On ne peut pas se figurer, sous un gouvernement constitutionneloù personne ne s’intéresse à une Chose Publique, aveugle et muette,ingrate et froide, le zèle qu’un mot de l’Empereur imprimait à samachine politique ou administrative. Cette puissante volontésemblait se communiquer aux choses aussi bien qu’aux hommes. Unefois son mot dit, l’Empereur, surpris par la coalition de 1806,oublia l’affaire. Il pensait à de nouvelles batailles à livrer, ets’occupait de masser ses régiments pour frapper un grand coup aucœur de la monarchie prussienne. Mais son désir de voir faireprompte justice trouva un puissant véhicule dans l’incertitude quiaffectait la position de tous les magistrats de l’Empire. En cemoment, Cambacérès, en sa qualité d’archichancelier, et legrand-juge Régnier préparaient l’institution des tribunaux depremière instance des cours impériales et de la Cour de cassation;ils agitaient la question de costumes auxquels Napoléon tenait tantet avec tant de raison; ils révisaient le personnel etrecherchaient les restes des parlements abolis. Naturellement, lesmagistrats du département de l’Aube pensèrent que donner despreuves de zèle dans l’affaire de l’enlèvement du comte deGondreville, serait une excellente recommandation. Les suppositionsde Napoléon devinrent alors des certitudes pour les courtisans etpour les masses.

La paix régnait encore sur le continent, et l’admiration pourl’Empereur était unanime en France: il cajolait les intérêts, lesvanités, les personnes, les choses, enfin tout jusqu’aux souvenirs.Cette entreprise parut donc à tout le monde une atteinte au bonheurpublic. Ainsi les pauvres gentilshommes innocents furent couvertsd’un opprobre général. En petit nombre et confinés dans leursterres, les nobles déploraient cette affaire entre eux, mais pas unn’osait ouvrir la bouche. Comment, en effet, s’opposer audéchaînement de l’opinion publique? Dans tout le département onexhumait les cadavres des onze personnes tuées en 1792, à traversles persiennes de l’hôtel de Cinq-Cygne, et l’on en accablait lesaccusés. On craignait que les émigrés enhardis n’exerçassent tousdes violences sur les acquéreurs de leurs biens, pour en préparerla restitution en protestant ainsi contre un injuste dépouillement.Ces nobles gens furent donc traités de brigands, de voleurs,d’assassins, et la complicité de Michu leur devint surtout fatale.Cet homme qui avait coupé, lui ou son beau-père, toutes les têtestombées dans le département pendant la Terreur, était l’objet descontes les plus ridicules. L’exaspération fut d’autant plus viveque Malin avait à peu près placé tous les fonctionnaires de l’Aube.Aucune voix généreuse ne s’éleva pour contredire la voix publique.Enfin les malheureux n’avaient aucun moyen légal de combattre lespréventions , car, en soumettant à des jurés et les éléments del’accusation et le jugement, le Code de brumaire an IV n’avait pudonner aux accusés l’immense garantie du recours en cassation pourcause de suspicion légitime. Le surlendemain de l’arrestation, lesmaîtres et les gens du château de Cinq-Cygne furent assignés àcomparaître devant le jury d’accusation. On laissa Cinq-Cygne à lagarde du fermier, sous l’inspection de l’abbé Goujet et de sa sœurqui s’y établirent. Mlle de Cinq-Cygne, M. et Mme d’Hauteserrevinrent occuper la petite maison que possédait Durieu dans un deces longs et larges faubourgs qui s’étalent autour de la ville deTroyes. Laurence eut le cœur serré quand elle reconnut la fureurdes masses, la malignité de la bourgeoisie et l’hostilité del’administration par plusieurs de ces petits événements quiarrivent toujours aux parents des gens impliquée dans une affairecriminelle, dans les villes de province où elle se juge. C’est, aulieu de mots encourageants et pleins de compassion, desconversations entendues où éclatent d’affreux désirs de vengeance;des témoignages de haine à la place des actes de la strictepolitesse ou de la réserve ordonnée par la décence, mais surtout unisolement dont s’affectent les hommes ordinaires, et d’autant plusrapidement senti que le malheur excite la défiance. Laurence, quiavait recouvré toute sa force, comptait sur les clartés del’innocence et méprisait trop la foule pour s’épouvanter de cesilence désapprobateur par lequel on l’accueillait. Elle soutenaitle courage de M. et Mme d’Hauteserre, tout en pensant à la bataillejudiciaire qui, d’après la rapidité de la procédure, devait bientôtse livrer devant la cour criminelle. Mais elle allait recevoir uncoup auquel elle ne s’attendait point et qui diminua son courage.Au milieu de ce désastre et par le déchaînement général, au momentoù cette famille affligée se voyait comme dans un désert, un hommegrandit tout à coup aux yeux de Laurence et montra toute la beautéde son caractère. Le lendemain du jour où l’accusation approuvéepar la formule: Oui, il y a lieu, que le chef du jury écrivait aubas de l’acte, fut renvoyée à l’accusateur public, et que le mandatd’arrêt décerné contre les accusés eut été converti en uneordonnance de prise de corps, le marquis de Chargebœuf vintcourageusement dans sa vieille calèche au secours de sa jeuneparente. Prévoyant la promptitude de la justice, le chef de cettegrande famille s’était hâté d’aller à Paris, d’où il amenait l’undes plus rusés et des plus honnêtes procureurs du vieux temps,Bordin, qui devint, à Paris, l’avoué de la noblesse pendant dixans, et dont le successeur fut le célèbre avoué Derville. Ce digneprocureur choisit aussitôt pour avocat le petit-fils d’un ancienprésident du parlement de Normandie qui se destinait à lamagistrature et dont les études s’étaient faites sous sa tutelle.Ce jeune avocat, pour employer une dénomination abolie quel’Empereur allait faire revivre, fut en effet nommé substitut duprocureur général à Paris après le procès actuel, et devint un denos plus célèbres magistrats. M. de Grandville accepta cettedéfense comme une occasion de débuter avec éclat. A cette époque,les avocats étaient remplacés par des défenseurs officieux. Ainsile droit de défense n’était pas restreint, tous les citoyenspouvaient plaider la cause de l’innocence; mais les accusés n’enprenaient pas moins d’anciens avocats pour se défendre. Le vieuxmarquis, effrayé des ravages que la douleur avait faits chezLaurence, fut admirable de bon goût et de convenance. Il ne rappelapoint ses conseils donnés en pure perte; il présenta Bordin commeun oracle dont les avis devaient être suivis à la lettre, et lejeune de Grandville comme un défenseur en qui l’on pouvait avoirune entière confiance.

Laurence tendit la main au vieux marquis, et lui serra la sienneavec une vivacité qui le charma.

– Vous aviez raison, lui dit-elle.

– Voulez-vous maintenant écouter mes conseils? demanda-t-il.

La jeune comtesse fit, ainsi que M. et Mme d’Hauteserre, unsigne d’assentiment.

– Eh bien, venez dans ma maison, elle est au centre de la villeprès du tribunal; vous et vos avocats, vous vous y trouverez mieuxqu’ici où vous êtes entassés, et beaucoup trop loin du champ debataille. Vous auriez la ville à traverser tous les jours.

Laurence accepta, le vieillard l’emmena ainsi que Mmed’Hauteserre à sa maison, qui fut celle des défenseurs et deshabitants de Cinq-Cygne tant que dura le procès. Après le dîner,les portes closes, Bordin se fit raconter exactement par Laurenceles circonstances de l’affaire en la priant de n’omettre aucundétail, quoique déjà quelques-uns des faits antérieurs eussent étédits à Bordin et au jeune défenseur par le marquis durant leurvoyage de Paris à Troyes. Bordin écouta, les pieds au feu, sans sedonner la moindre importance. Le jeune avocat, lui, ne puts’empêcher de se partager entre son admiration pour Mlle deCinq-Cygne et l’attention qu’il devait aux éléments de lacause.

– Est-ce bien tout? demanda Bordin quand Laurence eut racontéles événements du drame tels que ce récit les a présentés jusqu’àprésent.

– Oui, répondit-elle.

Le silence le plus profond régna pendant quelques instants dansle salon de l’hôtel de Chargebœuf où se passait cette scène, unedes plus graves qui aient lieu durant la vie, et une des plus raresaussi. Tout procès est jugé par les avocats avant les juges, demême que la mort du malade est pressentie par les médecins, avantla lutte que les uns soutiendront avec la nature et les autres avecla justice. Laurence, M. et Mme d’Hauteserre, le marquis avaientles yeux sur la vieille figure noire et profondément labourée parla petite vérole de ce vieux procureur qui allait prononcer desparoles de vie ou de mort. M. d’Hauteserre s’essuya des gouttes desueur sur le front. Laurence regarda le jeune avocat et lui trouvale visage attristé.

– Eh bien, mon cher Bordin? dit le marquis en lui tendant satabatière ou le procureur puisa d’une façon distraite.

Bordin frotta le gras de ses jambes vêtues en gros bas defiloselle noire, car il était en culotte de drap noir, et portaitun habit qui se rapprochait par sa forme des habits dits à lafrançaise; il jeta son regard malicieux sur ses clients en ydonnant une expression craintive, mais il les glaça.

– Faut-il vous disséquer cela, dit-il, et vous parlerfranchement?

– Mais allez donc, monsieur! dit Laurence.

– Tout ce que vous avez fait de bien se tourne en charges contrevous, lui dit alors le vieux praticien. On ne peut pas sauver vosparents, on ne pourra que faire diminuer la peine. La vente quevous avez ordonnée à Michu de faire de ses biens sera prise pour lapreuve la plus évidente de vos intentions criminelles sur lesénateur. Vous avez envoyé vos gens exprès à Troyes pour êtreseuls, et cela sera d’autant plus plausible que c’est la vérité.L’aîné des d’Hauteserre a dit à Beauvisage un mot terrible qui vousperd tous. Vous en avez dit un autre dans votre cour qui prouvaitlongtemps à l’avance vos mauvais vouloirs contre Gondreville. Quantà vous, vous étiez à la grille en observation au moment du coup; sil’on ne vous poursuit pas, c’est pour ne pas mettre un élémentd’intérêt dans l’affaire.

– La cause n’est pas tenable, dit M. de Grandville.

– Elle l’est d’autant moins, reprit Bordin, qu’on ne peut plusdire la vérité. Michu, MM. de Simeuse et d’Hauteserre doivent s’entenir tout simplement à prétendre qu’ils sont allés dans la forêtavec vous pendant une partie de la journée et qu’ils sont venusdéjeuner à Cinq-Cygne. Mais si nous pouvons établir que vous yétiez tous à trois heures, pendant que l’attentat avait lieu, quelssont nos témoins? Marthe, la femme d’un accusé, les Durieu,Catherine, gens à votre service, monsieur et madame, père et mèrede deux accusés. Ces témoins sont sans valeur, la loi ne les admetpas contre vous, le bon sens les repousse en votre faveur. Si, parmalheur, vous disiez être allés chercher onze cent mille francsd’or dans la forêt, vous enverriez tous les accusés aux galèrescomme voleurs. Accusateur public, jurés, juges, audience, et laFrance croiraient que vous avez pris cet or à Gondreville, et quevous avez séquestré le sénateur pour faire votre coup. En admettantl’accusation telle qu’elle est en ce moment, l’affaire n’est pasclaire; mais, dans sa vérité pure, elle deviendrait limpide; lesjurés expliqueraient par le vol toutes les parties ténébreuses, carroyaliste aujourd’hui veut dire brigand! Le cas actuel présente unevengeance admissible dans la situation politique. Les accusésencourent la peine de mort, mais elle n’est pas déshonorante à tousles yeux; tandis qu’en y mêlant la soustraction des espèces qui neparaîtra jamais légitime, vous perdrez les bénéfices de l’intérêtqui s’attache à des condamnés à mort, quand leur crime paraîtexcusable.

Dans le premier moment, quand vous pouviez montrer voscachettes, le plan de la forêt, les tuyaux de fer-blanc, l’or pourjustifier l’emploi de votre journée, il eût été possible de s’entirer en présence de magistrats impartiaux; mais dans l’état deschoses, il faut se taire. Dieu veuille qu’aucun des six accusésn’ait compromis la cause, mais nous verrons à tirer parti de leursinterrogatoires.

Laurence se tordit les mains de désespoir et leva les yeux auciel par un regard désolant, car elle aperçut alors dans toute saprofondeur le précipice où ses cousins étaient tombés. Le marquiset le jeune défenseur approuvaient le terrible discours de Bordin.Le bonhomme d’Hauteserre pleurait.

– Pourquoi ne pas avoir écouté l’abbé Goujet qui voulait lesfaire enfuir? dit Mme d’Hauteserre exaspérée.

– Ah! s’écria l’ancien procureur, si vous avez pu les fairesauver, et que vous ne l’ayez pas fait, vous les aurez tuésvous-mêmes. La contumace donne du temps. Avec le temps, lesinnocents éclaircissent les affaires. Celle-ci me semble la plusténébreuse que j’aie vue de ma vie, pendant laquelle j’en aicependant bien débrouillé.

– Elle est inexplicable pour tout le monde, et même pour nous,dit M. de Grandville. Si les accusés sont innocents, le coup a étéfait par d’autres. Cinq personnes ne viennent pas dans un payscomme par enchantement, ne se procurent pas des chevaux ferréscomme ceux des accusés, n’empruntent pas leur ressemblance et nemettent pas Malin dans une fosse, exprès pour perdre Michu, MM.d’Hauteserre et de Simeuse. Les inconnus, les vrais coupables,avaient un intérêt quelconque à se mettre dans la peau de ces cinqinnocents pour les retrouver, pour chercher leurs traces, il nousfaudrait, comme au gouvernement, autant d’agents et d’yeux qu’il ya de communes dans un rayon de vingt lieues.

– C’est là chose impossible, dit Bordin. Il n’y faut même passonger. Depuis que les sociétés ont inventé la justice, elles n’ontjamais trouvé le moyen de donner à l’innocence accusée un pouvoirégal à celui dont le magistrat dispose contre le crime. La justicen’est pas bilatérale. La Défense, qui n’a ni espions ni police, nedispose pas en faveur de ses clients de la puissance sociale.L’innocence n’a que le raisonnement pour elle; et le raisonnement,qui peut frapper des juges, est souvent impuissant sur les espritsprévenus des jurés. Le pays est tout entier contre vous. Les huitjurés qui ont sanctionné l’acte d’accusation étaient despropriétaires de biens nationaux. Nous aurons dans nos jurés dejugement des gens qui seront, comme les premiers, acquéreurs,vendeurs de biens nationaux ou employés. Enfin, nous aurons un juryMalin. Aussi faut-il un système complet de défense, n’en sortezpas, et périssez dans votre innocence. Vous serez condamnés. Nousirons au tribunal de cassation, et nous tâcherons d’y resterlongtemps. Si, dans l’intervalle, je puis recueillir des preuves envotre faveur, vous aurez le recours en grâce. Voilà l’anatomie del’affaire et mon avis. Si nous triomphons (car tout est possible enjustice), ce serait un miracle; mais votre avocat est, parmi tousceux que je connais, le plus capable de faire ce miracle, et j’yaiderai.

– Le sénateur doit avoir la clef de cette énigme, dit alors M.de Grandville, car on sait toujours qui nous en veut et pourquoil’on nous en veut. Je le vois quittant Paris à la fin de l’hiver,venant à Gondreville seul, sans suite, s’y enfermant avec sonnotaire, et se livrant, pour ainsi dire, à cinq hommes quil’empoignent.

Certes, dit Bordin, sa conduite est au moins aussiextraordinaire que la nôtre; mais comment, à la face d’un payssoulevé contre nous, devenir accusateurs, d’accusés que nousétions? Il nous faudrait la bienveillance, le secours dugouvernement, et mille fois plus de preuves que dans une situationordinaire. J’aperçois là de la préméditation, et de la plusraffinée, chez nos adversaires inconnus, qui connaissaient lasituation de Michu et de MM. de Simeuse à l’égard de Malin. Ne pasparler! Ne pas voler! Il y a prudence. J’aperçois tout autre choseque des malfaiteurs sous ces masques. Mais dites donc ces choses-làaux jurés qu’on nous donnera!

Cette perspicacité dans les affaires privées qui rend certainsavocats et certains magistrats si grands étonnait et confondaitLaurence; elle eut le cœur serré par cette épouvantablelogique.

– Sur cent affaires criminelles, dit Bordin, il n’y en a pas dixque la Justice développe dans toute leur étendue, et il y en apeut-être un bon tiers dont le secret lui est inconnu. La vôtre estdu nombre de celles qui sont indéchiffrables pour les accusés etpour les accusateurs, pour la Justice et pour le public. Quant ausouverain, il a d’autres pois à lier qu’à secourir MM. de Simeusequand même ils n’auraient pas voulu le renverser. Mais qui diableen veut à Malin? Et que lui voulait-on?

Bordin et M. de Grandville se regardèrent, ils eurent l’air dedouter de la véracité de Laurence. Ce mouvement fut pour la jeunefille une des plus cuisantes des mille douleurs de cette affaire;aussi jeta-t-elle aux deux défenseurs un regard qui tua chez euxtout mauvais soupçon.

Le lendemain la procédure fut remise aux défenseurs qui purentcommuniquer avec les accusés. Bordin apprit à la famille qu’en gensde bien, les six accusés s’étaient bien tenus, pour employer unterme de métier.

– M. de Grandville défendra Michu, dit Bordin.

– Michu?… s’écria M. de Chargebœuf étonné de ce changement.

– Il est le cœur de l’affaire, et là est le danger, répliqua levieux procureur.

– S’il est le plus exposé, la chose me semble juste, s’écriaLaurence.

– Nous apercevons des chances, dit M. de Grandville, et nousallons bien les étudier. Si nous pouvons les sauver, ce sera parceque M. d’Hauteserre a dit à Michu de réparer l’un des poteaux de labarrière du chemin creux, et qu’un loup a été vu dans la forêt, cartout dépend des débats devant une cour criminelle, et les débatsrouleront sur de petites choses que vous verrez devenirimmenses.

Laurence tomba dans l’abattement intérieur qui doit mortifierl’âme de toutes les personnes d’action et de pensée, quandl’inutilité de l’action et de la pensée leur est démontrée. Il nes’agissait plus ici de renverser un homme ou le pouvoir à l’aide degens dévoués, de sympathies fanatiques enveloppées dans les ombresdu mystère: elle voyait la société tout entière armée contre elleet ses cousins. On ne prend pas à soi seul une prison d’assaut, onne délivre pas des prisonniers au sein d’une population hostile etsous les yeux d’une police éveillée par la prétendue audace desaccusés. Aussi, quand, effrayé de la stupeur de cette noble etcourageuse fille que sa physionomie rendait plus stupide encore, lejeune défenseur essaya de relever son courage, luirépondit-elle:

– Je me tais, je souffre et j’attends.

L’accent, le geste et le regard firent de cette réponse une deces choses sublimes auxquelles il manque un plus vaste théâtre pourdevenir célèbres. Quelques instants après, le bonhomme d’Hauteserredisait au marquis de Chargebœuf:

– Me suis-je donné de la peine pour mes deux malheureux enfants!J’ai déjà refait pour eux près de huit mille livres de rentes surl’Etat. S’ils avaient voulu servir, ils auraient gagné des gradessupérieurs et pourraient aujourd’hui se marier avantageusement.Voilà tous mes plans à vau-l’eau.

– Comment, lui dit sa femme, pouvez-vous songer à leursintérêts, quand il s’agit de leur honneur et de leurs têtes?

– M. d’Hauteserre pense à tout, dit le marquis.

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