Une ténébreuse affaire

Chapitre 8Un Coin de Fôret

Une brèche a toujours sa cause et son utilité. Voici comment etpourquoi celle qui se trouve entre la tour aujourd’hui dite deMademoiselle et les écuries avait été pratiquée. Dès soninstallation à Cinq-Cygne, le bonhomme d’Hauteserre fit d’unelongue ravine par laquelle les eaux de la forêt tombaient dans ladouve, un chemin qui sépare deux grandes pièces de terreappartenant à la réserve du château, mais uniquement pour y planterune centaine de noyers qu’il trouva dans une pépinière. En onzeans, ces noyers étaient devenus assez touffus et couvraient presquece chemin encaissé déjà par des berges de six pieds de hauteur, etpar lequel on allait à un petit bois de trente arpents récemmentacheté. Quand le château eut tous ses habitants, chacun d’eux aimamieux passer par la douve pour prendre le chemin communal quilongeait les murs du parc et conduisait à la ferme, que de faire letour par la grille. En y passant, sans le vouloir, on élargissaitla brèche des deux côtés, avec d’autant moins de scrupule qu’auXIXème siècle les douves sont parfaitement inutiles et que letuteur parlait souvent d’en tirer parti. Cette constante démolitionproduisait de la terre, du gravier, des pierres qui finirent parcombler le fond de la douve. L’eau dominée par cette espèce dechaussée ne la couvrait que dans les temps de grandes pluies.Néanmoins, malgré ces dégradations, auxquelles tout le monde et lacomtesse elle-même avait aidé, la brèche était assez abrupte pourqu’il fût difficile d’y faire descendre un cheval et surtout de lefaire remonter sur le chemin communal; mais il semble que, dans lespérils, les chevaux épousent la pensée de leurs maîtres. Pendantque la jeune comtesse hésitait à suivre Marthe et lui demandait desexplications, Michu, qui du haut de son monticule avait suivi leslignes décrites par les gendarmes et compris le plan des espions,désespérait du succès en ne voyant venir personne. Un piquet degendarmes suivait le mur du parc en s’espaçant comme dessentinelles, et ne laissant entre chaque homme que la distance àlaquelle ils pouvaient se comprendre de la voix et du regard,écouter et surveiller les plus légers bruits et les moindreschoses. Michu, couché à plat ventre, l’oreille collée à la terre,estimait, à la manière des Indiens, le temps qui lui restait par laforce du son. « Je suis arrivé trop tard! se disait-il à lui-même.Violette me le paiera! A-t-il été longtemps avant de se griser! Quefaire? » Il entendait le piquet qui descendait de la forêt par lechemin passant devant la grille, et qui, par une manœuvre semblableà celle du piquet venant du chemin communal, allaient serencontrer. « Encore cinq à six minutes! » se dit-il. En ce moment,la comtesse se montra, Michu la prit d’une main vigoureuse et lajeta dans le chemin couvert.

– Allez droit devant vous! Mène-la, dit-il à sa femme, àl’endroit où est mon cheval, et songez que les gendarmes ont desoreilles.

En voyant Catherine qui apportait la cravache, les gants et lechapeau, mais surtout en voyant la jument et Gothard, cet homme, deconception si vive dans le danger, résolut de jouer les gendarmesavec autant de succès qu’il venait de se jouer de Violette. Gothardavait, comme par magie, forcé la jument à escalader la douve.

– Du linge aux pieds du cheval?… Je t’embrasse! dit le régisseuren serrant Gothard dans ses bras.

Michu laissa la jument aller auprès de sa maîtresse et prit lesgants, le chapeau, la cravache.

– Tu as de l’esprit, tu vas me comprendre, reprit-il. Force toncheval à grimper aussi sur ce chemin, monte-le à poil, entraîneaprès toi les gendarmes en te sauvant à fond de train à traverschamps vers la ferme, et ramasse-moi tout ce piquet qui s’étale,ajouta-t-il en achevant sa pensée par un geste qui indiquait laroute à suivre. – Toi, ma fille, dit-il à Catherine, il nous vientd’autres gendarmes par le chemin de Cinq-Cygne à Gondreville,élance-toi dans une direction contraire à celle que va suivreGothard, et ramasse-les du château vers la forêt. Enfin, faites ensorte que nous ne soyons point inquiétés dans le chemin creux.

Catherine et l’admirable enfant qui devait donner dans cetteaffaire tant de preuves d’intelligence exécutèrent leur manœuvre demanière à faire croire à chacune des lignes de gendarmes que leurgibier se sauvait. La lueur trompeuse de la lune ne permettait dedistinguer ni la taille, ni les vêtements, ni le sexe, ni le nombrede ceux qu’on poursuivait. L’on courut après eux en vertu de cefaux axiome: il faut arrêter ceux qui se sauvent! dont la niaiserieen haute police venait d’être énergiquement démontrée par Corentinau brigadier. Michu, qui avait compté sur l’instinct des gendarmes,put atteindre la forêt quelque temps après la jeune comtesse queMarthe avait guidée à l’endroit indiqué.

– Cours au pavillon, dit-il à Marthe. La forêt doit être gardéepar les Parisiens, il est dangereux de rester ici. Nous aurons sansdoute besoin de toute notre liberté.

Michu délia son cheval, et pria la comtesse de le suivre.

– Je n’irai pas plus loin, dit Laurence, sans que vous medonniez un gage de l’intérêt que vous me portez, car enfin, vousêtes Michu.

– Mademoiselle, répondit-il d’une voix douce, mon rôle va vousêtre expliqué en deux mots. Je suis, à l’insu de MM. de Simeuse, legardien de leur fortune. J’ai reçu à cet égard des instructions dedéfunt leur père et de leur chère mère, ma protectrice. Aussi ai-jejoué le rôle d’un jacobin enragé, pour rendre service à mes jeunesmaîtres; malheureusement, j’ai commencé mon jeu trop tard, et n’aipu sauver les anciens! Ici, la voix de Michu s’altéra. – Depuis lafuite des jeunes gens, je leur ai fait passer les sommes qui leurétaient nécessaires pour vivre honorablement.

– Par la maison Breintmayer de Strasbourg? dit-elle.

– Oui, mademoiselle, les correspondants de M. Girel de Troyes,un royaliste qui, pour sa fortune, a fait, comme moi, le jacobin.Le papier que votre fermier a ramassé un soir, à la sortie deTroyes, était relatif à cette affaire qui pouvait nouscompromettre: ma vie n’était plus à moi, mais à eux, vouscomprenez? Je n’ai pu me rendre maître de Gondreville. Dans maposition, on m’aurait coupé le cou en me demandant où j’avais pristant d’or. J’ai préféré racheter la terre un peu plus tard; mais cescélérat de Marion était l’homme d’un autre scélérat, de Malin.Gondreville reviendra tout de même à ses maîtres. Cela me regarde.Il y a quatre heures, je tenais Malin au bout de mon fusil, oh! ilétait fumé! Dame! une fois mort, on licitera Gondreville, on levendra, et vous pouvez l’acheter. En cas de ma mort, ma femme vousaurait remis une lettre qui vous en eût donné les moyens. Mais cebrigand disait à son compère Grévin, une autre canaille, que MM. deSimeuse conspiraient contre le premier consul, qu’ils étaient dansle pays et qu’il valait mieux les livrer et s’en débarrasser, pourêtre tranquille à Gondreville. Or, comme j’avais vu venir deuxmaîtres espions, j’ai désarmé ma carabine, et je n’ai pas perdu detemps pour accourir ici, pensant que vous deviez savoir où etcomment prévenir les jeunes gens. Voilà.

– Vous êtes digne d’être noble, dit Laurence, en tendant sa mainà Michu qui voulut se mettre à genoux pour baiser cette main.Laurence vit son mouvement, le prévint et lui dit: – Debout, Michu!d’un son de voix et avec un regard qui le rendirent en ce momentaussi heureux qu’il avait été malheureux depuis douze ans.

– Vous me récompensez comme si j’avais fait tout ce qui me resteà faire, dit-il. Les entendez-vous, les hussards de la guillotine?Allons causer ailleurs. Michu prit la bride de la jument en semettant du côté par lequel la comtesse se présentait de dos, et luidit: – Ne soyez occupée qu’à vous bien tenir, à frapper votre bêteet à vous garantir la figure des branches d’arbre qui voudront vousla fouetter.

Puis il dirigea la jeune fille pendant une demi-heure au grandgalop, en faisant des détours, des retours, coupant son proprechemin à travers des clairières pour y perdre la trace, vers unendroit où il s’arrêta.

– Je ne sais plus où je suis, moi qui connais la forêt aussibien que vous la connaissez, dit la comtesse en regardant autourd’elle.

– Nous sommes au centre même, répondit-il. Nous avons deuxgendarmes après nous, mais nous sommes sauvés!

Le lieu pittoresque où le régisseur avait amené Laurence devaitêtre si fatal aux principaux personnages de ce drame et à Michului-même, que le devoir d’un historien est de le décrire. Cepaysage est d’ailleurs, comme on le verra, devenu célèbre dans lesfastes judiciaires de l’Empire.

La forêt de Nodesme appartenait à un monastère dit deNotre-Dame. Ce monastère, pris, saccagé, démoli, disparutentièrement, moines et biens. La forêt, objet de convoitise, entradans le domaine des comtes de Champagne, qui plus tard l’engagèrentet la laissèrent vendre. En six siècles, la nature couvrit lesruines avec son riche et puissant manteau vert, et les effaça sibien, que l’existence d’un des plus beaux couvents n’était plusindiquée que par une assez faible éminence, ombragée de beauxarbres, et cerclée par d’épais buissons impénétrables que, depuis1794, Michu s’était plu à épaissir en plantant de l’acacia épineuxdans des intervalles dénués d’arbustes. Une mare se trouvait aupied de cette éminence, et attestait une source perdue, qui sansdoute avait jadis déterminé l’assiette du monastère. Le possesseurdes titres de la forêt de Nodesme avait pu seul reconnaîtrel’étymologie de ce mot âgé de huit siècles, et découvrir qu’il yavait eu jadis un couvent au centre de la forêt. En entendant lespremiers coups de tonnerre de la Révolution, le marquis de Simeuse,qu’une contestation avait obligé de recourir à ses titres, instruitde cette particularité par le hasard, se mit, dans unearrière-pensée assez facile à concevoir, à rechercher la place dumonastère. Le garde, à qui la forêt était si connue, avaitnaturellement aidé son maître dans ce travail, et sa sagacité deforestier lui fit reconnaître la situation du monastère. Enobservant la direction des cinq principaux chemins de la forêt,dont plusieurs étaient effacés, il vit que tous aboutissaient aumonticule et à la mare, où jadis on devait venir de Troyes, de lavallée d’Arcis, de celle de Cinq-Cygne, et de Bar-surAube. Lemarquis voulut sonder le monticule, mais il ne pouvait prendre pourcette opération que des gens étrangers au pays. Pressé par lescirconstances, il abandonna ses recherches, en laissant dansl’esprit de Michu l’idée que l’éminence cachait ou des trésors oules fondations de l’abbaye. Michu continua cette œuvrearchéologique; il sentit le terrain sonner le creux, au niveau mêmede la mare, entre deux arbres, au pied du seul point escarpé del’éminence. Par une belle nuit, il vint armé d’une pioche, et sontravail mit à découvert une baie de cave où l’on descendait par desdegrés en pierre. La mare, qui dans son endroit le plus creux atrois pieds de profondeur, forme une spatule dont le manche semblesortir de l’éminence, et ferait croire qu’il sort de ce rocherfactice une fontaine perdue par infiltration dans cette vasteforêt. Ce marécage, entouré d’arbres aquatiques, d’aulnes, desaules, de frênes, est le rendez-vous de sentiers, reste des routesanciennes et d’allées forestières, aujourd’hui désertes. Cette eau,vive et qui parait dormante, couverte de plantes à larges feuilles,de cresson, offre une nappe entièrement verte, à peine distinctiblede ses bords où croît une herbe fine et fournie. Elle est trop loinde toute habitation pour qu’aucune bête, autre que le fauve, vienneen profiter. Bien convaincus qu’il ne pouvait rien existerau-dessous de ce marais, et rebutés par les bords inaccessibles dumonticule, les gardes particuliers ou les chasseurs n’avaientjamais visité, fouillé ni sondé ce coin qui appartenait à la plusvieille coupe de la forêt, et que Michu réserva pour une futaie,quand arriva son tour d’être exploitée. Au bout de la cave setrouve un caveau voûté, propre et sain, tout en pierres de taille,du genre de ceux qu’on nommait l’in pace, le cachot descouvents.

La salubrité de ce caveau, la conservation de ce rested’escalier et de ce berceau s’expliquaient par la source que lesdémolisseurs avaient respectée et par une muraillevraisemblablement d’une grande épaisseur, en brique et en cimentsemblable à celui des Romains, qui contenait les eaux supérieures.Michu couvrit de grosses pierres l’entrée de cette retraite; puis,pour s’en approprier le secret et le rendre impénétrable, ils’imposa la loi de remonter l’éminence boisée, et de descendre à lacave par l’escarpement, au lieu d’y aborder par la mare. Au momentoù les deux fugitifs y arrivèrent, la lune jetait sa belle lueurd’argent aux cimes des arbres centenaires du monticule, elle sejouait dans les magnifiques touffes des langues de bois diversementdécoupées par les chemins qui débouchaient là, les unes arrondies,les autres pointues, celle-ci terminée par un seul arbre, celle-làpar un bosquet.

De là, l’oeil s’engageait irrésistiblement en de fuyantesperspectives où les regards suivaient soit la rondeur d’un sentier,soit la vue sublime d’une longue allée de forêt, soit une muraillede verdure presque noire. La lumière filtrée à travers lesbranchages de ce carrefour faisait briller, entre les clairs ducresson et les nénuphars, quelques diamants de cette eau tranquilleet ignorée. Le cri des grenouilles troubla le profond silence de cejoli coin de forêt dont le parfum sauvage réveillait dans l’âme desidées de liberté.

– Sommes-nous bien sauvés? dit la comtesse à Michu.

– Oui, mademoiselle. Mais nous avons chacun notre besogne. Allezattacher nos chevaux à des arbres en haut de cette petite colline,et nouez-leur à chacun un mouchoir autour de la bouche, dit-il enlui tendant sa cravate; le mien et le vôtre sont intelligents, ilssauront qu’ils doivent se taire. Quand vous aurez fini, descendezdroit au-dessus de l’eau par cet escarpement, ne vous laissez pasaccrocher par votre amazone, vous me trouverez en bas.

Pendant que la comtesse cachait les chevaux, les attachait etles bâillonnait, Michu débarrassa ses pierres et découvrit l’entréedu caveau. La comtesse, qui croyait savoir sa forêt, fut surpriseau dernier point en se voyant sous un berceau de cave. Michu remitles pierres en voûte au-dessus de l’entrée avec une adresse demaçon. Quand il eut achevé, le bruit des chevaux et de la voix desgendarmes retentit dans le silence de la nuit; mais il n’en battitpas moins tranquillement le briquet, alluma une petite branche desapin, et mena la comtesse dans l’in pace où se trouvait encore unbout de la chandelle qui lui avait servi à reconnaître ce caveau.La porte en fer et de plusieurs lignes d’épaisseur, mais percée enquelques endroits par la rouille, avait été remise en état par legarde, et se fermait extérieurement avec des barres quis’adaptaient de chaque côté dans des trous. La comtesse, morte defatigue, s’assit sur un banc de pierre, au-dessus duquel ilexistait encore un anneau scellé dans le mur.

– Nous avons un salon pour causer, dit Michu. Maintenant lesgendarmes peuvent tourner tant qu’ils voudront, le pis de ce quinous arriverait serait qu’ils prissent nos chevaux.

– Nous enlever nos chevaux, dit Laurence, ce serait tuer mescousins et MM. d’Hauteserre! Voyons, que savez-vous?

Michu raconta le peu qu’il avait surpris de la conversationentre Malin et Grévin.

– Ils sont en route pour Paris, ils y entreront ce matin, dit lacomtesse quand il eut fini.

– Perdus! s’écria Michu. Vous comprenez que les entrants et lessortants seront surveillés aux Barrières. Malin a le plus grandintérêt à laisser mes maîtres se bien compromettre pour lestuer.

– Et moi qui ne sais rien du plan général de l’affaire s’écriaLaurence. Comment prévenir Georges, Rivière et Moreau? Où sont-ils?Enfin ne songeons qu’à mes cousins et aux d’Hauteserre,rejoignez-les à tout prix.

– Le télégraphe va plus vite que les meilleurs chevaux, ditMichu, et de tous les nobles fourrés dans cette conspiration, voscousins seront les mieux traqués; si je les retrouve, il faut lesloger ici, nous les y garderons jusqu’à la fin de l’affaire; leurpauvre père avait peut-être une vision en me mettant sur la pistede cette cachette, il a pressenti que ses fils s’y sauveraient!

– Ma jument vient des écuries du comte d’Artois, elle est née deson plus beau cheval anglais, mais elle a fait trente-six lieues,elle mourrait sans vous avoir porté au but, dit-elle.

– Le mien est bon, dit Michu, et si vous avez fait trente-sixlieues, je ne dois en avoir que dix-huit à faire?

– Vingt-trois, dit-elle, car depuis cinq heures ils marchent!Vous les trouverez au-dessus de Lagny, à Coupvrai d’où ils doiventau petit jour sortir déguisés en mariniers, ils comptent entrer àParis sur des bateaux. Voici, reprit-elle en ôtant de son doigt lamoitié de l’alliance de sa mère, la seule chose à laquelle ilsajouteront foi, je leur ai donné l’autre moitié. Le garde deCoupvrai, le père d’un de leurs soldats, les cache cette nuit dansune baraque abandonnée par des charbonniers, au milieu des bois.Ils sont huit en tout. MM. d’Hauteserre et quatre hommes sont avecmes cousins.

A l’époque, les alliances étaient parfois faites de deux filsentrecroisés

– Mademoiselle, on ne courra pas après les soldats, ne nousoccupons que de MM. de Simeuse, et laissons les autres se sauvercomme il leur plaira. N’est-ce pas assez que de leur crier: »Casse-cou »?

– Abandonner les d’Hauteserre? Jamais! dit-elle. Ils doiventpérir ou se sauver tous ensemble!

– De petits gentilshommes? reprit Michu.

– Ils ne sont que chevaliers, répondit-elle, je le sais mais ilsse sont alliés aux Cinq-Cygne et aux Simeuse. Ramenez donc mescousins et les d’Hauteserre, en tenant conseil avec eux sur lesmeilleurs moyens de gagner cette forêt.

– Les gendarmes y sont! Les entendez-vous? Ils seconsultent.

– Enfin vous avez eu déjà deux fois du bonheur ce soir, allez etramenez-les, cachez-les dans cette cave, ils y seront à l’abri detoute recherche! Je ne puis vous être bonne à rien, dit-elle avecrage, je serais un phare qui éclairerait l’ennemi. La policen’imaginera jamais que mes parents puissent revenir dans la forêt,en me voyant tranquille. Ainsi, toute la question consiste àtrouver cinq bons chevaux pour venir, en six heures, de Lagny dansnotre forêt, cinq chevaux à laisser morts dans un fourré.

– Et de l’argent? répondit Michu qui réfléchissait profondémenten écoutant la jeune comtesse.

– J’ai donné cent louis cette nuit à mes cousins.

– Je réponds d’eux, s’écria Michu. Une fois cachés, vous devrezvous priver de les voir: ma femme ou mon petit leur porteront àmanger deux fois la semaine. Mais, comme je ne réponds pas de moi,sachez, en cas de malheur, mademoiselle, que la maîtresse poutre dugrenier de mon pavillon a été percée avec une tarière. Dans le trouqui est bouché par une grosse cheville, se trouve le plan d’un coinde la forêt. Les arbres auxquels vous verrez un point rouge sur leplan ont une marque noire au pied sur le terrain. Chacun de cesarbres est un indicateur. Le troisième chêne vieux qui se trouve àgauche de chaque indicateur recèle, à deux pieds en avant du tronc,des rouleaux de fer-blanc enterrés à sept pieds de profondeur quicontiennent chacun cent mille francs en or. Ces onze arbres, il n’yen a que onze, sont toute la fortune des Simeuse, maintenant queGondreville leur a été pris.

– La noblesse sera cent ans à se remettre des coups qu’on lui aportés! dit lentement Mlle de Cinq-Cygne.

– Y a-t-il un mot d’ordre? demanda Michu.

– « France et Charles! » pour les soldats. « Laurence et Louis! »pour MM. d’Hauteserre et de Simeuse. Mon Dieu! les avoir revus hierpour la première fois depuis onze ans et les savoir en danger demort aujourd’hui, et quelle mort! Michu, dit-elle avec uneexpression de mélancolie, soyez aussi prudent pendant ces quinzeheures que vous avez été grand et dévoué pendant ces douze années.S’il arrivait malheur à mes cousins, je mourrais. Non, dit-elle, jevivrais assez pour tuer Bonaparte!

– Nous serons deux pour ça, le jour où tout sera perdu.

Laurence prit la rude main de Michu et la lui serra vivement àl’anglaise. Michu tira sa montre, il était minuit.

– Sortons à tout prix, dit-il. Gare au gendarme qui me barrerale passage. Et vous, sans vous commander, madame la comtesse,retournez à bride abattue à Cinq-Cygne, ils y sont, amusez-les.

Le trou débarrassé, Michu n’entendit plus rien; il se jetal’oreille à terre, et se releva précipitamment:

– Ils sont sur la lisière vers Troyes! dit-il. Je leur ferai labarbe!

Il aida la comtesse à sortir, et replaça le tas de pierres.Quand il eut fini, il s’entendit appeler par la douce voix deLaurence, qui voulut le voir à cheval avant de remonter sur lesien. L’homme rude avait les larmes aux yeux en échangeant undernier regard avec sa jeune maîtresse qui, elle, avait les yeuxsecs.

– Amusons-les, il a raison! se dit-elle quand elle n’entenditplus rien. Et elle s’élança vers Cinq-Cygne, au grand galop.

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