Voyage du Prince Fan – Federin dans la romancie

Chapitre 11

 

Des grandes épreuves ; etressemblance singuliere qui fera soupçonner aux lecteurs ledénouëment de cette histoire.

Je ne puis assez admirer, dis-je au PrinceZazaraph, le talent que vous avez de rapprocher les choses, et deles abréger. Car ce que vous venez de me dire en si peu de paroles,non-seulement je l’ai vû dans plus de vingt romans différens, maisil y occupe des volumes entiers. Ce n’est pas que j’aye le talentd’abréger, me répondit-il, mais c’est que d’une part la plûpart desromans sont tous faits sur le même modéle, et que de l’autre leursauteurs ont le talent d’allonger tellement les événemens et lesrécits, qu’ils font un volume de ce qui ne fourniroit que quatrepages à un ecrivain qui n’entend pas comme eux l’art de la diffuseprolixité.

Remarquez pourtant, ajoûta-t-il, que je nevous ai encore parlé que des formalités préliminaires, et qu’avantque d’arriver à la conclusion du mariage, il reste bien du chemin àfaire. Car comme dans un labyrinthe on sçait fort bien par où l’onentre, et que l’on ignore par où l’on en sortira : ainsi ceuxqui s’embarquent sur la mer orageuse de l’amour, sçavent bien d’oùils sont partis, mais ils ne sçavent point par où, comment, niquand ils arriveront au port. Deux jeunes personnes s’aiment commedeux tourterelles. Elles semblent faites l’une pour l’autre. Ellesmourront si on les sépare : destin barbare ! Faut-il…mais non, ce n’est point au destin qu’il faut s’en prendre, c’estaux loix établies de tout tems dans la Romancie par les premiersfondateurs de la nation : loix séveres, qui défendent souspeine de bannissement perpétuel de procéder à l’union conjugale dedeux personnes qui s’adorent, avant que d’avoir passé par lesgrandes épreuves prescrites dans l’ordonnance.

Sans doute, dis-je alors au princedondindandinois, j’aurai vû dans les romans ce que vous appellezles grandes épreuves ; mais je serai bien aise de lesconnoître plus distinctement, et d’apprendre de vous surquoi estfondée cette loy ; et si elle est indispensable.

Si vous avez lû, me dit-il, les avantures dupieux Enée, vous avez dû remarquer que sans la haine que Junon luiportoit, toute son histoire finissoit au premier livre ; caril arrivoit heureusement en Italie, il épousoit la princesselatine, et voilà l’eneïde finie. Mais son historien ayanthabilement imaginé de lui donner Junon pour ennemie, cette déesseimplacable lui suscite dans son voyage mille traverses, qui fontune longue suite d’événemens extraordinaires, et qui donnentmatiere à une grande histoire. Or voilà sur quel modéle nosannalistes ont établi la loy des grandes épreuves. Au défaut duNeptune, d’Ulysse et de la Junon d’Enée, ils ont trouvé des fées etdes enchanteurs ennemis, dont la haine puissante et lespersécutions continuelles donnent lieu aux héros de signaler leurcourage par mille exploits inoüis ; et comme il n’y a nivaleur, ni forces humaines qui puissent résister à de si terriblesépreuves, ils ont soin de leur donner en même-tems la protection dequelque bonne fée, ou de quelque génie puissant, comme Ulysse etEnée avoient l’un la protection de Minerve, l’autre celle dudestin. De-là il est aisé de juger que cette loy dans la Romanciedoit être indispensable, et elle l’est en effet si bien, que lesfils de rois, et les plus grands princes sont ceux qu’elle épargnele moins.

Que faut-il donc penser, repartis-je, de laplûpart des héros modernes pour qui on ne voit plus agir ni lesdivinités ni les génies, soit amis, soit ennemis ?

Ce sont, me dit-il, des héros bourgeois, quin’ont ni la noblesse ni l’élévation qui est inséparable de l’idéed’un héros romancien. Mais ils ne laissent pas d’être sujets commeles autres, à la loy des épreuves. Un amant, par exemple, croittoucher au moment qui doit le rendre heureux. Les parens de part etd’autre consentent au mariage ; point du tout. Il survient unprétendant plus riche et plus puissant, qui met de son côté unepartie des parens ; quel parti prendre ? Il faut ou sebattre ou enlever la belle. S’il se bat, il tuëra sûrement sonhomme. Mais que deviendra-t-il ? Voilà matiere d’avanturespour plusieurs années. S’il enleve sa princesse ; il fautqu’il la consigne chez quelque parente qui veüille bien la cacher,et qu’il ait bien soin de se cacher lui-même pour se dérober auxrecherches. Tout cela est bien long ; mais voici le tragique.Un soir que la belle enlevée prend le frais sur le bord de la meravec sa parente, il vient une tartane d’Alger qu’elle prend pour unbâtiment du pays, et qui faisant brusquement descente à terre,enleve les deux belles chrétiennes pour les mener vendre à leurdey. Quelle épreuve pour un amant ! Il ne sçait en quel paysdu monde on a transporté le cher objet de ses pensées, ni queltraitement on lui fait. Quelle situation ! Ce sera bien pis,si tandis que le corsaire fait voile en Afrique, il est attaqué, etpris par un vaisseau chrétien, dont le commandant est précisémentle rival de l’amant infortuné. Voilà de quoi mourir mille fois derage et de douleur, sans qu’heureusement tous les romanciens ont lavie extrêmement dure. Mais supposons que la charmante Isabellearrive à Alger ; elle est présentée au dey qui en devientamoureux, jusqu’à oublier toutes les autres beautés de son sérail.Elle aura beau rebuter sa passion, et faire la plus belle défensedu monde : le dey ennuyé de ses larmes, et las de sarésistance, veut enfin user de tout son pouvoir. Le jour en estmarqué, et il le fera tout comme il le dit.

Ah ! Prince, m’écriai-je alors, que cetteépreuve est terrible ! J’en fremis.

Non, non, repliqua-t-il, rassûrez-vous :dans la Romancie on trouve remede à tout. L’amant a si bien faitpar ses recherches, qu’il a découvert le lieu où sa chere ame estcaptive, et il ne manque jamais d’y arriver à point nommé la veilledu jour fatal. Déguisé en garçon jardinier, il entre dans le jardindu sérail ; il trouve moyen de faire un signal ; ilglisse un billet ; Isabelle transportée de joye, se prépare àprofiter de la nuit pour s’évader avec lui. Une échelle de soye,des draps attachés à la fenêtre, une corde avec un panier, quesçais-je ? On trouve dans ces occasions mille expédiens, quine manquent jamais de réussir. O ! Que le dey fera lelendemain un beau bruit dans son sérail ! Que de têtesd’eunuques tomberont sous le cimeterre du furieux Achmet !Mais les deux amans le laissant exhaler toute sa fureur à loisir,auront trouvé au port un petit bâtiment qui les attendoit, et ilssont déja bien loin. Au reste, ne croyez pas que ces avanturessoient bien singulieres ; car pour peu que vous ayez lû lesannales romanciennes, vous devez avoir vû qu’il n’y a rien de sicommun. En voulez-vous d’une autre espéce, ajoûta-t-il ?L’amoureux cavalier a la nuit dans le jardin de sa belle unrendez-vous secret ; mais en tout honneur, dans un bosquetsombre, où de la lumiere seroit dangereuse. La petite porte dujardin est demeurée entr’ouverte. Or le frere ou le pere de laprincesse voulant par hazard entrer par la petite porte, et latrouvant ouverte, se doute de quelque chose. On devine aisémenttout le reste : grand bruit ; on attaque, on se défend,on apporte des flambeaux, le cavalier ne se bat qu’enretraite ; mais il a beau faire, il faut de nécessité, etc’est encore là une régle capitale, que le frere ou le pere decelle qu’il adore, s’enferre lui-même dans l’épée de l’infortunécavalier. Or jugez combien il faut d’années pour raccommoder unepareille avanture. Il faut en attendant aller servir en Flandre ouen Hongrie. Autre inconvenient ; car en Flandre il est crûmort dans une bataille, et la désolée Leonore après s’être arrachétous les cheveux de la tête pendant six mois, prend enfin quelqueparti funeste à son amant. En Hongrie on est fait prisonnier etenvoyé esclave en Turquie pour y travailler au jardin, ou àentretenir la propreté des appartemens.

Je vous avouë prince, dis-je, au grandpaladin, que de toutes les épreuves, cette derniere est celle quej’aimerois le mieux : car j’ai remarqué que de tous ceux quipartent de la Romancie pour aller être esclaves en Turquie, àTripoli ou à Alger, il n’y en a aucun qui ne fasse fortune.

Cela est vrai, repliqua-t-il ; maisremarquez aussi qu’avant que de partir, il n’y en a pas un qui neprenne la précaution de sçavoir bien danser, d’avoir une bellevoix, de joüer des instrumens dans la perfection, et d’être aimableet bien-fait. C’est par-là que tout leur réussit. On fait voirl’esclave étranger à la sultane favorite pour la réjoüir. Orl’esclave est un homme si admirable, et toutes ces sultanes ont lecœur si tendre, qu’en moins de rien voilà une intrigue toute faite,et un pauvre sultan fort peu respecté. La condition leur plairoitassez, si elle pouvoit durer ; mais il n’y a pas moyen :les loix de la Romancie sont extrêmement séveres sur cechapitre ; il faut que le sultan, averti ou non, entre dans lesérail et menace de tout tuer. Quel tintamare ! Ce ne serapourtant que du bruit. On l’a entendu venir : la sultanecraignant pour sa vie, trouve le moyen de s’enfuir avec soncharmant Bezibezu (c’est le nom de l’esclave), et ils sont déjabien loin. En quatre jours la belle maroquine arrive à Marseille ouà Barcelone ; et le lendemain elle est présentée au baptême.La seule chose qui me déplaît dans cette avanture, c’est que lesloix veulent encore que le coffre de pierreries que la belle maurea emporté avec elle soit jetté à la mer, ce qui la réduit àl’aumône.

Ces épreuves, repris-je à mon tour, meparoissent très-peu agréables ; mais j’en ai vû d’autres quine le sont guéres davantage. Que dites-vous, par exemple,ajoûtai-je, d’un pauvre amant, qui lorsqu’il est à la veilled’épouser tout ce qu’il aime, voit sa princesse enlevée par desinconnus, et transportée dans un lieu inconnu, sans qu’après millerecherches il puisse en apprendre la moindre nouvelle ? Vousm’avoüerez que voilà une des situations les plus favorables pourles sentimens tragiques et les beaux désespoirs.

Ah ! Cher prince, s’écria le PrinceZazaraph, quel souvenir me rappellez-vous ? Je l’ai essuyéecette cruelle épreuve, et vous pouvez demander à tous les echos denos forêts tout ce qu’elle m’a coûté de regrets douloureux, desanglots pathétiques, et d’hélas touchants. Oüi, je me serois donnémille fois la mort, si on n’avoit eu la précaution, comme c’estl’ordinaire en ces occasions, de m’ôter épée, poignard, pistolets,et tout instrument qui tuë. C’est pour éviter les funestes effetsd’un pareil désespoir, qu’au dernier enlévement de ma princessej’ai été condamné à dormir d’un si long sommeil, parce qu’on n’apas crû que je pûsse soûtenir sans mourir une seconde épreuve decette nature. Vous auriez du moins pû, lui dis-je, dans un sitriste accident vous munir d’un portrait de votre princesse, ou dumoins de quelques petits meubles qui auroient été à son usage. Celaest d’une ressource infinie ; car j’ai connu un cavalierappellé le Marquis De Rosemont, qui ayant ainsi trouvé le moyend’avoir jusqu’aux chemises, aux bas et aux cotillons de sa défunteDonna Diana, passoit une bonne partie du tems à se les mettre surle corps, à les contempler et à les baiser l’un après l’autre avecune douceur inexprimable. Il est vrai, me répondit le prince, aussine trouvai-je alors de consolation qu’à contempler et à baisermille fois par jour le portrait de l’adorable Anemone. Le princetira en même tems le portrait, et me le montra.

Dieux ! Quel fût mon étonnement ?Ami lecteur, je ne vous ai pas trop préparé à cet incident ;mais il est vrai qu’alors je ne m’y attendois pas non plusmoi-même ; ainsi votre surprise ne sera pas plus grande que lamienne. Je crûs reconnoître dans le portrait ma sœur, l’infanteFan-Férédine. Il est vrai qu’elle me paroissoit extraordinairementembellie ; mais enfin c’étoient ses traits et toute saphysionomie : de sorte que je n’aurois pas balancé un moment àcroire que c’étoit elle-même, si je n’en avois vû clairementl’impossibilité. Car j’étois bien sûr qu’en partant pour laRomancie, j’avois laissé ma sœur l’infante à la cour deFan-Férédia, auprès de la Reine Fan-Férédine ma mere. Ma sœur nes’étoit jamais d’ailleurs appellée la Princesse Anemone ;ainsi je crûs devoir regarder cette ressemblance comme un effettout simple du hazard. Je ne pus cependant m’empêcher de dire augrand paladin la pensée qui m’étoit venuë à l’esprit à la vûë duportrait.

Cela est admirable, me répondit-il ; cardans ce même moment vous observant aussi moi-même de plus près,j’ai crû appercevoir en vous des traits de ressemblancetrès-frappants avec le frere de ma princesse : de sorte que sielle ressemble à votre sœur, je puis vous assûrer que vousressemblez aussi beaucoup à son frere, à cela près, que vous êtesbeaucoup mieux fait, et que vous avez l’air plus noble et plusaimable.

Oh ! Pour le coup, lui dis-je, je suisdonc tenté de croire qu’il y a ici de l’enchantement, ou quelquemystere caché ; car je trouve aussi qu’en vous regardant decertain côté, vous ressemblez si bien à un jeune homme de maconnoissance, qui est amoureux de ma sœur, que je vous prendroisvolontiers pour lui, si vous n’étiez incomparablement plus beau,mieux fait de votre personne, et outre cela grand paladin, au lieuqu’il n’est qu’un simple cavalier. Mais, lui ajoûtai-je eninterrompant cet entretien, il me semble que j’apperçois une especede ville ou de grande habitation, à deux ou trois lieuës d’ici.Oüi, me dit-il, et c’est où nous allons descendre : vous yverrez des choses assez curieuses.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer