Voyage du Prince Fan – Federin dans la romancie

Chapitre 8

 

Des bois d’amour.

Comme nous étions donc déja hors de la forêt,nous tournâmes nos pas vers un bois charmant qui étoit dans laplaine. C’étoit un de ces bois d’amour dont le prince venoit deparler, et on en trouve dans tous les quartiers de la Romanciebeaucoup de semblables qu’on a plantés pour la commodité des amans,comme on voit dans une terre bien entretenuë des remises dedistance en distance pour servir d’asile et de retraite au gibier.Ces bois sont presque tous plantés de lauriers odoriférans, demyrthes, d’orangers, de grenadiers et de jeunes palmiers, quientrelassent amoureusement leurs branches pour former d’agréablesberceaux. Ils sont admirablement bien percés de diverses allées,qui forment des étoiles, des pates d’oye, des labyrinthes, et dansles massifs on a ménagé divers compartimens, dont le terrain estcouvert d’un beau gazon semé de violettes et d’autres fleurschampêtres : les palissades sont de rosiers, de jasmin, dechevrefeüille, ou d’autres arbrisseaux fleuris, et chacun a son jetd’eau, sa fontaine, ou sa petite cascade. Il ne faut pas demandersi dans ces bosquets délicieux les tendres zéphirs rafraîchissentles amans par la douce haleine de leurs soupirs ; ni si lesoiseaux font retentir le bocage des doux sons d’un amoureuxramage ; tout vit, tout respire, tout est animé, tout aimedans ces bois d’amour ; et comment pourroit-on s’en défendre,lorsqu’on y voit les amours perchés sur les arbres comme desperroquets, s’occuper sans cesse à lancer mille traits enflammésqui embrasent l’air même. O que les conversations y sont tendres,vives et passionnées, qu’on y pousse de soupirs, qu’on y forme dedesirs ! Qu’on y goûte de plaisirs ! Ne croyez pourtantpas, me dit le Prince Zazaraph, qu’il soit indifférent de sepromener dans les divers quartiers du bois. Chaque bosquet a sadestination particuliere ; ensorte qu’on distingue le bosquetdes amans heureux, et celui des mécontens ; le bosquet dessoupçons jaloux, celui des broüilleries, celui des raccommodemens,et plusieurs autres semblables. Il y a quelque tems que deshabitans peu instruits des loix et des anciens usages, voulurentétablir aussi dans les bois d’amour des bosquets dejoüissance ; mais on s’opposa avec zéle à une innovation sidangereuse, et il fut prouvé par le témoignage des annalesromanciennes, qu’il n’y avoit rien de si contraire aux intérêts dela Romancie, par la raison que la joüissance éteint le desir et lapassion qui sont ici les nerfs du bon gouvernement. Mais que fontlà bas, lui dis-je, ces personnes que je vois les unes debout, lesautres assis sous ce grand orme ? Ce sont, me répondit-il, desgens qui attendent leur compagnie pour entrer dans le bois. Cetorme a été planté tout exprès pour être le lieu du rendez-vous. Lespremiers venus y attendent les autres ; et comme il y en a telquelquefois qui attend en vain, c’est ce qui a fondé le proverbe,attendez-moi sous l’orme. Au reste, ajoûta-t-il, nous pouvons, sinous voulons, nous approcher des bosquets, voir tout ce qui s’ypasse, et entendre tout ce qui s’y dit : comment, repris-je,on fait ici les choses si peu secretement ? Sans doute,repliqua-t-il ; eh ! Comment les auteurs qui composentles annales romanciennes pourroient-ils autrement sçavoir si endétail tous les entretiens les plus particuliers de deux amansjusqu’à la derniere syllabe ? Vous avez raison, lui dis-je, etvous m’expliquez-là une chose que je n’avois jamais comprise. Maisavec tout cela je ne comprends pas encore comment des ecrivains,par exemple, celui de Cyrus ou de Cléopatre, peuvent écrire de silongues suites de discours sans en perdre un seul mot. C’est, merépondit le Prince Zazaraph, que vous ne sçavez pas comment cela sefait.

Mais, continua-t-il, entrons dans ce bosquet,qui est celui des déclarations ; vous pourrez par celui-làseul juger des autres, et vous allez comprendre ce mystere.Voyez-vous, continua-t-il, ces quatre grands tableaux d’écriturequi sont attachées à l’entrée du bosquet ? Ce sont quatremodéles différens de déclaration d’amour, contenant les demandes etles réponses et s’il n’y en a que quatre, c’est qu’on n’a pasencore pû en inventer un cinquiéme ; car pour le dire enpassant, nos annalistes écrivent ordinairement assez bien ;mais ils ont rarement de cette imagination qu’on appelle invention,et qui fait trouver quelque chose qu’un autre n’a pas dite avanteux. C’est ce qui fait qu’ils ne font que se copier tous les unsles autres. Or pour revenir à nos tableaux, tous les amans quientrent dans ce bosquet pour se déclarer leur amour, ne manquentpas de prendre l’un de ces quatre modéles, qu’ils récitent tout desuite. L’annaliste n’a ainsi qu’à observer lequel des quatremodéles on employe, et il sçait tout d’un coup toute la suite de laconversation. Il en est de même de tous les autres bosquets jusqu’àcelui des soupirs, dont le nombre est réglé, afin que l’annalisten’aille pas faire une bévuë ridicule contre la vérité del’histoire, en faisant soupirer quatre fois une princesse qui n’enaura soupiré que trois. Si cela est, repris-je, il est inutiled’écouter ce que disent tous les couples d’amans que je voisrépandus dans ce bois. Vous dites vrai, me répondit-il ; carsi vous vous donnez seulement la peine de lire les tableaux quisont suspendus en très-petit nombre à l’entrée de chaque bosquet,vous sçaurez tout ce qui y a jamais été dit, et tout ce qui s’ydira d’ici à mille ans ; et il faut avoüer que si cela ne faitpas l’éloge de l’esprit des annalistes romanciens, c’est du moinspour eux et pour nous quelque chose de très-commode : car on apar ce moyen toute l’histoire de la Romancie en un très-petitabrégé.

Malgré cela il me prit envie d’écoûter unmoment ce qui se disoit dans les bosquets voisins, et j’y entraiavec le prince Zazaraph. Mais je remarquai en effet que tout ce quis’y disoit, n’étoit que des répétitions de ce que j’avois déja lûdans tous les romans ; et les baillemens me reprirent avectant de force, que je crus que je ne finirois jamais. Le PrinceZazaraph eut peur que je n’en fusse à la fin incommodé, et pourprévenir le danger, il me proposa de changer d’air. Aussi bien,ajoûta-t-il, n’avez-vous plus rien à voir ici de particulier, ettout ce que vous ignorez encore touchant la Romancie se trouvantpar tout ailleurs dans tous les autres quartiers comme danscelui-ci, vous vous y instruirez également de tout ce qui peutmériter votre curiosité, sauf à moi à vous faire remarquer lesdifférences, quand elles en vaudront la peine. J’acceptai sur lechamp la proposition, et pour faire notre voyage, nous montâmestous deux chacun sur une grande sauterelle sellée et bridée. Cesmontures, plus douces, mais moins vîtes que les hipogriffes, nefont guéres que quatre ou cinq lieuës par saut, de sorte qu’ellesne font faire que deux ou trois cens lieuës par jour ; maisc’est assez lorsqu’on n’est pas pressé. Il faut à cette occasionque je raconte comment on voyage dans la Romancie.

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