Voyage du Prince Fan – Federin dans la romancie

Chapitre 7

 

De mille choses curieuses, et de lamaladie des bâillemens.

Nous vîmes venir à nous par la route que noustenions, un cavalier monté sur une espece de Griffon noir, l’airtriste, rêveur et distrait ; mais dès qu’il nous eût apperçus,il détourna sa monture, et prenant un chemin de traverse, il sedéroba bien-tôt à nos yeux.

Quel est, dis-je au Prince Zazaraph, cettefigure de misantrope ? Je n’en connoissois pas de cette especedans la Romancie. Il s’y en trouve pourtant plusieurs, merépondit-il, témoin le pauvre Cardenio, qui se faisoit tantcraindre des bergers dans les montagnes de Sierra Morena. Celui-cise nomme Sonotraspio. Que je le plains ! Prévenu contre lesdangers d’une passion amoureuse, il vivoit en philosopheindifférent, riant même de la foiblesse des amans. Mais l’amour luigardoit un trait que sa philosophie ne put parer. Il aima enfin, etil aima Tigrine, dont le cœur étoit engagé à un autre, et qui luifit bien-tôt comprendre qu’il n’avoit rien à espérer. Il le compriten effet si bien, que pour étouffer dans sa naissance un malheureuxamour, il voulut prendre le seul parti qui lui restoit, qui étoitde s’éloigner de l’objet qui l’avoit captivé. Mais non, lui ditTigrine, vos soins me font plaisir, vos services me sont utiles, sivous m’aimez j’éxige que vous ne me fuyez pas. à un ordre si absoluelle ajoûta quelques faveurs légeres, qui acheverent de faireperdre à l’amant infortuné tout espoir de liberté. Il ne lui étoitpas possible de voir Tigrine sans l’aimer : il ne lui étoitpas permis de l’éviter : il n’en avoit pourtant rien àespérer ; quelle situation ! Il s’y résolut pourtant avecun courage qui marquoit autant la fermeté de son ame, que l’excèsde sa passion. Il se flatta d’arracher du moins quelquefois à lacruelle de ces légeres faveurs, qu’elle lui avoit déja accordées.Il y réussit en effet, au-delà même de ses espérances, etbornant-là tous ses désirs et tout son bonheur, il traînoit sachaîne avec quelque sorte de satisfaction ; mais ce bonheurapparent et si leger dura peu. Tandis que Sonotraspio toûjoursmodeste et respectueux, s’efforce de se persuader qu’il est encoretrop heureux, un injuste caprice persuade à Tigrine qu’elle en faittrop. C’en est fait, lui dit-elle, n’espérez plus rien de moi,votre passion m’importune, vos soins me sont devenus indifférens.Fuyez-moi, j’y consens, et même je vous le conseille. Dieux !Quel fût l’étonnement de Sonotraspio ! Un coup subit detonnerre cause moins de consternation à des femmes timides, qu’unorage imprévû surprend dans une vaste campagne. Il doutaquelque-tems : il crût avoir mal entendu ; mais son doutene fut pas long. Tigrine s’expliqua, et le fit avec toute la duretéimaginable. Alors pénétré de douleur, et le désespoir peint dansses yeux, vous me permettez donc de vous fuir, lui dit-il ; ilen est bien tems cruelle, après que… ses sanglots ne lui permirentpas d’achever, et Tigrine même s’éloigna pour ne pas l’entendre. Niles larmes, ni les prieres les plus tendres ne pûrent la fléchir,ni lui persuader même d’accorder à un malheureux, du moins pour unederniere fois, quelque marque de bonté. Elle n’en parut aucontraire que plus fiere et plus dédaigneuse. Enfin l’infortunéSonotraspio outré de dépit et de douleur, s’est abandonné à tout ceque le désespoir peut inspirer à un amant injustement maltraité. Envain il s’efforce de se rappeller les sages leçons de laphilosophie. Occupé continuellement de son malheur, on le voit pourse distraire, chercher tantôt la solitude, tantôt la dissipation,en courant comme un insensé toute la Romancie. Il déteste le jouroù il vit Tigrine pour la premiere fois ; il s’efforce del’oublier ; il voudroit la haïr ; mais rien ne luiréussit : la blessure est trop profonde, et il y a lieu decraindre qu’il n’en guérisse jamais. En vérité, dis-je alors auPrince Zazaraph, le pauvre Sonotraspio me fait pitié, je voudroisque Tigrine ou ne lui eût jamais rien accordé, ou ne lui eût pasrefusé pour une derniere fois, quelques faveurs légeres ;mais, ajoûtai-je, il ne faudroit pas beaucoup d’exemples semblablespour décréditer la Romancie. Vous avez bien raison, me dit-il, caron seroit tenté de regarder tous ses habitans comme des fous ;mais c’est un effet de l’injustice et de l’ignorance deshommes ; car il est vrai qu’à ne consulter que la raison etles maximes de la sagesse, il faut taxer de folie et d’égarementpitoyable, toute la suite des beaux sentimens et des procédésréciproques de deux amans ; mais si d’une part on s’enrapporte à nos annalistes, dont l’autorité est d’un poids d’autantplus grand, qu’il y en a plusieurs qui ont un caractererespectable ; et si de l’autre on en juge par la façon toutesublime dont ils sçavent embellir les passions, qui par elles-mêmesparoissent les moins sensées, on aura des héros de la Romancie uneidée beaucoup plus avantageuse.

Ici j’interrompis le grand paladin. Quevois-je, lui dis-je ! Après le tragique, n’est-ce pas ducomique qui se présente ici à nous ? Qu’est-ce, je vous prie,que ces bandes de hannetons, de sauterelles, ou de grosses fourmisque je vois traverser la forêt, comme une petite armée quidéfile ? Quelle espece d’insectes est-ce là ?

Insectes, répondit le Prince Zazaraph enriant. De grace traitez plus honnêtement une espece qui n’est rienmoins qu’une espece humaine. N’avez-vous jamais oüi parler desliliputiens ? Les voilà. Ces pauvres petits avortons de lanature humaine s’étoient établis dans la Romancie, et sembloientd’abord y faire fortune ; mais il faut sans doute que l’air dupays leur soit contraire : ils n’ont jamais pû s’y multiplier,et désesperés de voir leur race s’éteindre, ils ont enfin pris leparti d’aller s’établir ailleurs. Prenons garde en passant,ajoûta-t-il, d’en écraser quelques-uns sous nos pieds ; carc’est-là tout le danger que l’on court à les rencontrer. Mais iln’en est pas de même des brobdingnagiens. Ces géants monstrueux parun contraste bizarre s’établirent dans la Romancie en même-tems queles liliputiens ; et comme eux ils ont été obligés de chercherune autre demeure, le pays entier ne pouvant suffire à leursubsistance ; mais malheur à tout ce qui s’est trouvé sur leurpassage. On ne sçauroit exprimer le ravage que ces colosseseffroyables ont fait dans toute leur route, écrasant les châteauxsous leurs pieds, comme nous écrasons une motte de terre, etbrisant tous les arbres des forêts, comme des elephans briseroientdes épics de froment en traversant les campagnes. On ne sçait pastrop quel motif avoit engagé les uns et les autres à s’établir dansla Romancie ; n’ayant d’autre mérite pour se distinguer,sinon, les uns une petitesse qui faisoit rire, et les autres unegrandeur gigantesque qui faisoit horreur. Aussi les voit-on partirsans qu’on s’empresse de les retenir, et tout ce que l’on en dit,c’est que ce n’étoit pas la peine de faire un si grand voyage, pourapprendre ce qu’on sçavoit déja ; qu’il n’y a point dans lemonde de grandeur absoluë, et que la taille grande ou petite estune chose indifférente à la nature humaine.

A propos de cela, dis-je au Prince Zazaraph,n’ai-je pas oüi dire que les bêtes parlent dans cepays-ci ?

Rien n’est plus vrai, me dit-il, et c’étoitmême autrefois une chose assez commune du tems d’Esope, de Phedre,et d’un françois appellé La Fontaine, qui avoient le secret de lesfaire parler, aussi-bien et quelquefois mieux que les hommes mêmes.Mais il semble que dégoûtées de cet usage, elles ayent pour ainsidire perdu la parole, sur-tout depuis qu’un autre françois nommé LM s’est avisé de leur faire parler un langage peu naturel et forcé,qu’on a quelquefois de la peine à entendre. Il ne laisse pourtantpas de se trouver encore parmi elles quelques babillardes quiparlent autant et plus qu’on ne voudroit ; et tout récemment,une taupe vient de se rendre ridicule par son babil extravagant,quoique quelques-uns ayent prétendu qu’elle n’a fait qu’en copierune autre.

Tandis que le Prince Zazaraphe m’entretenoitainsi, il me prit une envie de bailler si prodigieuse, qu’il mefallut malgré mes efforts, céder au mouvement naturel. Ah ah !Dit-il en riant, vous voilà déja pris de la maladie du pays, c’estde bonne heure ; mais de grace ne vous contraignez point, carpersonne ici ne vous en sçaura mauvais gré. C’est dans la Romancieun mal inévitable pour peu qu’on y fasse de séjour, à peu prèscomme le mal de mer pour ceux qui font un premier voyage sur cetélément. Comme le Prince Zazaraph achevoit de parler, il se mitlui-même à bailler si démésurément, que je ne pûs m’empêcher d’enrire à mon tour. Je vois bien, lui dis-je, que cette maladie est eneffet assez commune dans la Romancie. Mais je ne comprens pascomment on peut y être sujet dans un pays si rempli demerveilles ; c’est aussi, me répondit-il, ce qui embarasse lesphysiciens dans l’explication de ce phénomene, d’autant plus qu’ona observé que dans les endroits où il y a le plus de merveilles,entassées les unes sur les autres, par exemple dans la provinceperuvienne, c’est-là précisément que l’on bâille le plus. Lesmédecins de leur côté n’ont encore pû trouver d’autre remede à cemal, que de changer d’air. Il faut pourtant que je vous fasse voirauparavant un de nos bois d’amour : car c’est à peu près cequi vous reste à voir de particulier dans le canton où noussommes.

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