Voyage du Prince Fan – Federin dans la romancie

Chapitre 4

 

Des habitans de la romancie.

J’etois surpris de n’avoir encore rencontréque des bêtes, excepté les bergers dont je viens de parler. Jesçavois bien en général que les romanciens sont grandsvoyageurs ; mais je ne pouvois pourtant pas m’imaginer que lepays fût absolument désert. Enfin regardant au loin de tous côtés,j’apperçus un endroit qui me parut fort peuplé. C’étoit en effet unlieu de promenade, où un nombre considérable d’habitans des deuxsexes, avoit coûtume de se rendre pour prendre le frais. Je m’yacheminai, et j’eus le plaisir en chemin de vérifier par moi-mêmece que j’avois toûjours eû quelque peine à croire, que les fleursnaissent sous les pas des belles. Car je remarquai sur la terreplusieurs traces de fleurs encore fraîches, qui aboutissoient aulieu de la promenade, et qui n’avoient sûrement pas d’autreorigine. Le lieu même où les belles se promenoient, en étoit toutcouvert ; et dans la romancie on ne connoît point d’autresecret pour avoir en toute saison des jardins et des parterres desplus belles fleurs. Je trouvai tout le monde partagé en diversescompagnies de quatre, de trois ou de deux, tant hommes que femmes,et plusieurs qui se promenoient seuls un peu à l’écart. Comme je neconnoissois personne, je crus devoir faire comme ces derniers, afind’éxaminer la contenance et les façons des romanciens avant qued’en aborder quelqu’un.

La premiere observation que je fis, c’est queje n’appercevois ni enfans, ni vieillards. Il n’y en a point eneffet dans toute la romancie, et on en voit assez la raison. Toutela nation par conséquent est composée d’une jeunesse brillante,saine, vigoureuse, fraîche, la plus belle du monde ; et quandje dis la plus belle, cette proposition est si exactement vraye,qu’on ne peut, sans une injustice criante, faire sur cela lamoindre comparaison. Les françois, par exemple, passent pour uneassez belle nation. Cependant si on l’examine de près, on ytrouvera beaucoup de gens malfaits. Rien n’est même si commun qued’y voir des personnes entierement contrefaites ; on y voitd’ailleurs des visages si peu agréables, des yeux si petits, desnez si longs, des bouches si grandes, des mentons si plaisans. Orvoilà ce qui ne se voit jamais dans la romancie. Il est pourtantvrai qu’on y conserve de tout tems une petite race extrêmementcontrefaite d’hommes et de femmes pour servir de contraste dansl’occasion, suivant le besoin des ecrivains. Mais outre qu’elle esten très-petit nombre, c’est une race aussi étrangere à la romancie,que les négres le sont à l’Europe ; et à cela près il estinoüi d’y rencontrer une personne qui n’ait pas la tailleparfaitement belle. Un nés tant soit peu long, des yeux tant soitpeu petits, y seroient regardés comme un monstre. Tous, tant hommesque femmes, et sur-tout celles-ci, ont tous les traits du visageextrêmement réguliers. C’est-là que la blancheur du front effacecelle de l’albâtre, que les arcs des sourcils disputent deperfection avec l’iris, c’est-là que l’ébene et la neige, les lyset les roses, le corail et les perles, l’or et l’argent, tantôtfondus ensemble, tantôt séparément, concourent à former les plusbelles têtes et les plus beaux visages qu’on puisse imaginer.Toutes les dames y ont sur-tout les yeux d’une beauté admirable.J’en connois pourtant quelque part dans ce pays-ci d’aussi beaux,mais ils sont rares ; car ce sont des astres brillans, dontl’éclat ébloüit, des soleils d’où partent mille traits de flammequi embrasent tous les cœurs. à leur aspect on voit fondre lafroide indifférence comme la glace exposée aux ardeurs du soleil.L’amour y fait sa demeure pour lancer plus sûrement ses traits.Aussi n’y a-t-il aucun coup perdu : eh ! Quel cœurpourroit y résister ? On ne peut pas s’en défendre : tôtou tard il faut se rendre, et céder de bonne grace à de si puissansvainqueurs. Mais ce qui acheve de faire des habitans de la romancieles plus belles personnes qu’on puisse voir, c’est qu’avec tous cestraits de beauté ils ont tous un air fin, une physionomie noble,quelque chose de majestueux et de gracieux tout ensemble, de fieret de doux, d’ouvert et de réservé, quelque chose de charmant, jene sçais quoi d’engageant, un tour de visage si attrayant, uncertain agrément dans les manieres, une certaine grace dans lediscours, un sourire si doux, des charmes qu’on ne sçauroit dire,mille choses qu’on ne sçauroit exprimer, en un mot mille je nesçais quoi qui vous enchantent je ne sçais comment. Ce n’estpourtant pas encore tout. Car comme si la nature se plaisoit àépuiser tous ses dons pour former les habitans de la romancie auxdépens de tout le reste du genre humain, on les voit joindre à tantd’avantages naturels toutes les perfections de corps et d’espritqu’on peut desirer. Ils dansent tous admirablement bien ; ilschantent à ravir ; ils jouent des instrumens dans la grandeperfection ; ils sont d’une adresse infinie à tous lesexercices du corps : s’il y a une joûte, ils remportenttoûjours le prix, et s’il y a un combat, ils en sortent toûjoursvainqueurs : que l’on juge après cela s’il n’y a pas sanscomparaison beaucoup plus d’avantage de naître citoyen romancien,que de naître aujourd’hui prince ou duc, et autrefois citoyenromain.

J’avouë que ce ne fut pas sans une extrêmeconfusion que je me vis d’abord au milieu d’un peuple si bien fait.Car quoique je ne sois pas difforme, je me rendois pourtant lajustice de penser qu’auprès de personnes si bien faites, je devoisparoître un homme fort disgracié de la nature. Cette pensée mefrappa même tellement, que dans la crainte d’être un objet derisée, je me retirai dans un lieu écarté pour me dérober aux yeuxdes passans. Là, comme je déplorois le désagrément de ma situation,mes réflexions me porterent naturellement à tirer de ma poche unpetit miroir pour m’y regarder. Mais quel fut mon étonnement de mevoir changé au point que je ne me reconnoissois plusmoi-même ! Mes cheveux qui étoient presque roux, étoient duplus beau blond ; mon front s’étoit agrandi, mes yeux devenusvifs et brillans, s’étoient avancés à fleur de tête, mon nés tropélevé s’étoit rabaissé à une juste proportion ; ma bouche tropgrande s’étoit rappetissée ; mon menton trop plat, s’étoitarrondi, toute ma phisionomie étoit charmante. Je compris tout d’uncoup que c’étoit à l’air du pays que j’étois redevable d’un siheureux changement ; mais j’eus la foiblesse…l’avouerai-je ? Mes lecteurs me le pardonneront-ils ? …n’importe ; il faut l’avouer : il sied mal à un ecrivainromancien de n’être pas sincere, et j’ai promis de l’être. J’avoüedonc que je fus transporté de joye de me voir si beau et si bienfait. Beauté, frivole avantage, méritez-vous l’estime deshommes ? Non sans doute ; mais alors ces réfléxions ne mevinrent point à l’esprit. Je ne pouvois me lasser de me regarder etde m’admirer moi-même ; j’étudiois dans mon miroir millepetites minauderies agréables, je sautois d’aise, et me flattant defaire incessamment quelque conquête importante, je me hatai dejoindre les compagnies d’hommes et de femmes que j’avois laissées.Je me joignis successivement à plusieurs, avec toute la liberté queje sçavois que les loix du pays permettoient de prendre, et jerestai assez long-tems dans ce lieu pour me mettre au fait de leursmœurs, de leur esprit, de leurs manieres, et de tout leurcaractere. Tout ce détail est si curieux, que les lecteurs serontsans doute bien aises de l’apprendre.

On ne voit nulle part briller autant d’espritque dans les conversations romanciennes ; mais c’est moinsl’esprit qu’on y admire que les sentimens, ou plûtôt la façon deles exprimer ; car comme l’amour est le sujet de tous leursentretiens, et qu’ils aiment beaucoup à parler, ils trouvent pourexprimer une chose que nous dirions en quatre mots des tours silongs et si variés, qu’un jour entier ne leur suffisant jamais, ilssont toûjours obligés d’en remettre une partie au lendemain. Ilsont sur-tout le talent de découper et d’anatomiser pour ainsi diresi bien toutes les pensées de l’esprit, et tous les sentimens ducœur qu’on seroit tenté de les comparer à des dentelles, ou à unréseau d’une finesse extrême. Que les goûts des hommes sontdifférens ! Ce que par un effet de notre barbarie, noustraitons ici de verbiage et de galimatias, voilà ce qui brille etce qu’on estime le plus dans les conversations romanciennes,entr’autres ces belles tirades de menuës réfléxions sur tout ce quise passe au dedans d’un cœur amoureux, inquiet, incertain,soupçonneux, jaloux ou satisfait. Tout cela exprimé longuement avecle pour et le contre, le oüi et le non, le vuide et le plein, leclair et l’obscur, fait un discours qui enchante. Ce sont millepetits riens, dont chacun ne dit que très-peu de chose ; maistous ces petits riens, toutes ces petites choses mises bout à boutfont un effet merveilleux. Il est vrai qu’il faut sçavoir la languedu pays, comme je dirai bien-tôt, sans quoi il vous échappebeaucoup de beautés et de traits d’esprit ; mais aussi quandon la possede une fois, on goûte une satisfaction infinie ;c’est du moins mon avis, sauf au lecteur de penser autrement, s’ille juge à propos ; car il ne faut pas, dit-on, disputer desgoûts.

Je passerai légerement sur la nourriture desromanciens : elle est fort simple, comme j’ai ditailleurs ; et en effet quand on aime, et encore plus quand onest aimé, qu’a-t-on besoin de boire et de manger ? Je ne dirairien non plus de leur habillement. Il est pour l’ordinaire asseznégligé, par la raison que dans la romancie, l’habillementrecherché n’ajoûte jamais rien aux charmes d’une personne : cesont toûjours au contraire ses graces naturelles qui relevent sonajustement. Mais quelques princesses ont dans ce pays-là unprivilege assez singulier, c’est de pouvoir s’habiller en hommes,et de courir ainsi le monde pendant des années entieres avec descavaliers et des soldats, dans les cabarets et les lieux les plusdangereux, sans choquer la bienséance. Ces sortes de déguisemensétoient même autrefois estimés, et sur-tout, si la demoiselle sousun habit de cavalier venoit à rencontrer un amant sous un habit dedemoiselle ; cela faisoit un événement si singulier, sinouveau et si ingénieusement imaginé, qu’on ne manquoit jamais d’yapplaudir ; mais ce que les lecteurs seront sans doute bienaises de connoître, c’est le caractere du peuple romancien. Il y aeu de la méchanceté à celui qui le premier a représenté le dieud’amour comme un enfant ; car il semble qu’il ait vouluinsinuer par-là, que l’amour n’est que puérilité, et que les amantsressemblent à des enfans. Mais à qui le persuadera-t-on, lorsqu’ilest si bien prouvé par le témoignage des plus graves auteurs, quede toutes les passions, l’amour est la plus belle et la plushéroïque, jusques-là que depuis long-tems, tous les héros duthéâtre, et même ceux de l’opera, semblent ne connoître aucuneautre passion que pour la forme ; mais on en jugera encoremieux par le caractere des habitans de la romancie, qui sont lesplus parfaits des amants. En voici les principaux traits que jevais rapporter, pour en ébaucher seulement le portrait.

Ils ont le talent de s’occuper fortsérieusement pendant tout un jour, et un mois entier s’il le faut,de la plus petite bagatelle. Ils pleurent volontiers pour lamoindre chose ; un regard indifférent, un mot équivoque lesfait fondre en larmes : c’est qu’ils sont en effet extrêmementdélicats et sensibles. La plûpart sont en même-tems si inquiets,qu’ils ne sçavent pas eux-mêmes ce qu’ils desirent, ni ce qui leurmanque. Ils voudroient et ils ne voudroient pas : on a beauleur assûrer vingt fois une chose ; doivent-ils croire cequ’on leur dit, ou s’en défier ? Doivent-ils s’affliger ou seréjoüir ? Sont-ils satisfaits ou non ? Voilà ce qu’ils nesçavent jamais. Jaloux à l’excès, si quelqu’un par hazard a dit unmot à leur princesse, ou si par malheur elle a jetté un regard surquelqu’un, toute leur tendresse se change en fureur. Adieu toutesles assûrances et tous les sermens passés. Adieu les lettres, lesbillets, les bracelets, les portraits, tout est oublié de part etd’autre, déchiré, mis en pieces ; on ne veut plus se voir, onne veut pas même en entendre parler… à moins pourtant qu’il ne s’enprésente quelque occasion ; et par le plus grand bonheur dumonde, il ne manque jamais de s’en présenter quelqu’une. Commentfaire alors ? Il faut s’éclaircir ; et l’éclaircissementfait, il faut bien se raccommoder : à tout raccommodement il ya toûjours de petits frais ; la princesse les prend sur soncompte ; et voilà la paix faite jusqu’à nouvelle avanture.Mais ce qu’il y a de plus dangereux en cette matiere, c’est lorsquel’un des deux s’obstine malicieusement à cacher à l’autre le sujetde son mécontentement secret, comme la trop crédule et troptaciturne Fanny fit il y a quelque-tems, à son trop mélancolique etsombre amant ; car cela donne toûjours lieu aux plus tragiquesavantures. Il est vrai que sans cela le triste héros auroit eû dela peine à parvenir à son cinquiéme volume ; mais n’est-ce pasaussi acheter trop cher l’avantage de faire un volume deplus ? Je pourrois ajoûter encore ici quelques autres traitsdu caractere des romanciens ; qu’ils sont naturellementréveurs et distraits ; qu’ils aiment beaucoup à jurer, et queles sermens ne leur coûtent rien. Qu’ils les oublient pourtantassez aisément lorsqu’ils ont obtenu ce qu’ils désirent, etd’autres traits semblables ; mais comme j’ai beaucoup de plusbelles choses à dire, je ne m’étendrai pas davantage sur cesujet : aussi bien faut-il que je raconte la merveilleuserencontre que je fis dans la forêt des avantures.

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