Voyage du Prince Fan – Federin dans la romancie

Chapitre 13

 

Arrivée d’une grande flotte. Jugement desnouveaux débarqués.

A peine fûmes-nous arrivés, que nous vîmes leport se remplir d’un grand nombre de vaisseaux qui s’empressoientd’y entrer. Les uns étoient munis de passeports, les autres n’enavoient pas, parce que sans doute ils étoient de contrebande ;mais on n’y regardoit pas de fort près, et je les vis entrer pêlemêle sans qu’on fit presque d’attention à cette différence, pourvûque d’ailleurs ils ne portassent rien de pernicieux. Il y en avoitde petits, de grands et de toutes les tailles. Ils étoient tousdistingués par leurs pavillons comme les vaisseaux d’Europe, etsur-tout par leurs devises et leurs noms différens. J’aurois de lapeine à me les rappeller tous : c’étoient les quatrefacardins, fleur d’epine, les contes mogols, les contes tartares,Madame Barnevelt, la constance des promptes amours, Aurore etPhébus, et plusieurs autres, ce qui faisoit un spectacle fortvarié.

Hélas, me dit le Prince Zazaraph, jen’apperçois pas encore là ma chere Anemone ; mais un douxpressentiment me fait toûjours espérer qu’elle arriveraincessamment ; et ce retardement me laisse du moins le loisirde vous donner des éclaircissemens sur tout ce que vous voyez.

Cette belle flotte, lui dis-je, me ravitd’admiration ; et je doute que celle des grecs qui venoientarracher Hélene d’entre les bras de l’amoureux Paris, fût plusbelle. Mais je ne sçais que penser d’un autre spectacle que je voisqui se prépare à l’entrée du port. Que prétend faire cette gravematrone que je vois affecter un air de magistrat et s’asséoir dansune espece de tribunal, accompagnée d’hommes et de femmes quisemblent lui tenir lieu d’assesseurs ou de conseillers ?

C’est en effet, me répondit-il, un vraitribunal, et peut-être le plus éclairé et le plus équitable de tousles tribunaux. Voici quelle est sa fonction. Nous avons ici desarmateurs qui entreprennent des voyages de long cours pour fairecourir le monde à nos héros et à nos héroïnes. Ils choisissent ceuxqui leur conviennent, et on les laisse diriger leur course comme illeur plaît. Les uns la font longue, les autres la font pluscourte : l’un va à l’orient et l’autre à l’occident. Mais ilfaut revenir enfin, et rendre compte du voyage : or ce compteest toûjours très-rigoureux. Le juge que vous voyez estincorruptible, et son conseil composé d’hommes et de femmes esttrès-éclairé. Il n’est cependant pas impossible de lui en imposerpour un tems, mais il revient bien-tôt de son erreur, et il réformelui-même son jugement. Je suis charmé, repris-je, que du moins dansla Romancie on rende justice aux femmes en les admettant au conseilpublic ; car c’est une honte qu’elles en soient excluës danstous les autres pays du monde. Mais expliquez-moi de grace en quoiconsistent les jugemens de ce tribunal. Ils consistent, merépondit-il, en ce que tous les armateurs sont obligés à leurretour de se présenter à la présidente du conseil pour lui rendrecompte de tout ce qui leur est arrivé. Elle les écoute, et aprèsleur rapport, elle les punit ou les récompense selon la bonne ou lamauvaise conduite qu’ils ont tenuë dans le cours du voyage. S’ilsont conduit et gouverné leur monde avec art et avec sagesse, onleur donne dans la Romancie un des premiers rangs ; si aucontraire ils ont fait faire à leurs passagers un voyagedésagréable, ennuyeux, trop dangereux ; s’ils les ont faitéchoüer, s’ils les ont traités avec trop de rigueur, en un mots’ils leur ont donné de justes sujets de plainte, le juge les puniten les condamnant les uns à la prison, les autres au bannissement,ou à quelque peine plus rigoureuse.

Cette procédure me parut assez curieuse pourmériter que je la visse par moi-même, et je priai le PrinceZazaraph de s’approcher avec moi du tribunal, pour être témoin detout ce qui se passeroit au débarquement des nouveaux venus. Onaura peut-être de la peine à le croire ; mais il est vrai quedans le grand nombre de vaisseaux qui arriverent au port, à peinese trouva-t-il un armateur qui méritât quelque récompense. Les unsn’avoient fait que suivre la route déja tracée par ceux qui lesavoient précédés, sans oser en tenter une nouvelle. Les autresavoient causé une confusion effroyable dans leur équipage, par latrop grande quantité de monde qu’ils avoient prise sur leurvaisseau. D’autres n’avoient mené leurs passagers que dans des paysincultes et arides, où ils avoient beaucoup souffert de la disetteet de l’ennuy. Quelques-uns avoient mis à bout la patience et lecourage de leurs gens, par une trop longue suite de fâcheusesavantures ; quelques autres ne les avoient occupés que dechoses pueriles et extravagantes, de sorte qu’après avoir entenduleur relation, le conseil loin de leur donner aucune récompense,délibéra s’ils ne méritoient pas plûtôt d’être punis, pour avoirinutilement tant perdu de tems, et en avoir tant fait perdre auxautres. Mais il fut conclu à la pluralité des voix, que le peu deconsidération et l’oubli dans lequel ils seroient condamnés à vivrele reste de leurs jours, leur tiendroit lieu de punition.

Un armateur nommé L D F essuya dans cetteoccasion un assez grand procès. Son héroïne dont le nom m’estéchappé, se plaignit amérement au conseil, que sans aucun égard auxbienséances de son sexe, il l’avoit fait courir pendant un temsinfini toûjours habillée en homme, sans lui avoir voulu permettrede prendre des habits de femme, qu’au moment qu’elle arrivoit auport ; ajoûtant que son armateur sans nécessité et par pureméchanceté, avoit abusé de ce déguisement ridicule, tantôt pourl’obliger à se battre contre des cavaliers, tantôt pour la mettredans des situations tout-à-fait indécentes, et pour la conduiredans les lieux les plus suspects, où elle avoit vû mille fois sonhonneur en péril. La plainte de l’héroïne parut d’abord si juste etsi bien fondée, qu’elle révolta tous les esprits contrel’armateur ; et il alloit être condamné tout d’une voix,lorsqu’un des plus anciens conseillers prit sa défense. Ilreprésenta au conseil qu’à considérer les choses en elles-mêmes, ilétoit vrai que L D F méritoit punition, pour avoir fait faire à unehonnête héroïne un voyage si dangereux et si peu décent ; maisque ces déguisemens, tout dangereux et tout indécens qu’ilsétoient, ayant toûjours été tolérés dans la Romancie, comme ilétoit aisé de le prouver par les plus anciennes annales, on devoitmoins s’en prendre à l’armateur, qu’à ceux qui lui avoient donné desi mauvais exemples ; qu’ainsi son avis étoit qu’on secontentât pour cette fois d’admonester sérieusement l’armateur dene plus suivre une pratique si peu conforme aux loix de labienséance, et que cependant pour mettre en sûreté l’honneur desprincesses romanciennes, il falloit faire un nouveau réglement, quiabrogeât l’ancienne tolérance, et défendre à tous les armateurs dedonner dans la suite à leurs héroïnes d’autres habits que ceux deleur sexe, à moins qu’ils ne s’y trouvassent forcés par quelquenécessité indispensable. Cet avis parut si raisonnable que tout lemonde s’y rendit, de sorte que l’armateur en fut quitte pour lapeur. Un de ses confreres ne fût pas si heureux. à peine arrivé deson premier voyage, il en avoit entrepris tout de suite un second,et puis un troisiéme, de sorte qu’il avoit jusques-là échappé auxpoursuites de ses accusateurs et à la sentence du conseil. Mais onle tenoit enfin alors à la fin de son troisiéme voyage, et il futobligé de comparoître. On voulut d’abord incidenter sur ce qu’ils’étoit ingéré dans l’employ d’armateur, qui convenoit mal à saprofession ; mais il se justifia du mieux qu’il put, enalléguant l’exemple de quelques armateurs célébres, qui avoientauparavant exercé à peu près la même profession que lui. Il n’enfût pas de même des autres chefs d’accusation. un homme de qualitéappellé le Marquis De parla le premier, et entre autres griefs ilaccusa l’armateur. 1 de l’avoir trompé en ce qu’il l’avoit obligéde s’embarquer pour courir les risques d’une seconde navigation,après lui avoir promis de le laisser vivre en paix dans la solitudedès la fin de son premier voyage. 2 de l’avoir honteusementdégradé, en ne lui donnant dans le second voyage qu’un employ depédagogue ennuyeux, après lui avoir fait joüer dans le premier lerôle d’un homme de qualité. 3 de l’avoir accablé dans l’un et dansl’autre voyage des malheurs les plus funestes, et dont le détailfaisoit frémir. à ces trois chefs d’accusation l’homme de qualité,en ajoûta quelques autres moins considérables, ausquels on fit peud’attention. Mais l’armateur n’ayant pû répondre aux premiers, ilfût jugé atteint et convaincu de malversation ; et on remit àprononcer sa sentence après qu’on auroit entendu ses autresaccusateurs.

Ce fut une femme qui se présenta ensuite. Onla nommoit Manon Lescot. Quelle femme ! Je n’ai jamais rien vûde si éveillé ; et je n’aurois pas crû qu’un homme ducaractere de pût se charger de la conduite d’une telle princesse.Je ne me souviens pas bien du détail de ses plaintes ; maiselles se réduisoient en général à accuser son armateur de l’avoirtirée de l’obscurité où elle vivoit, et à laquelle elle s’étoitjustement condamnée elle-même, afin de cacher le dérangement de saconduite, pour la produire sur la scêne au grand jour, et lui fairecourir le monde comme une effrontée qui brave toutes les loix de lapudeur et de la bienséance.

Cette seconde plainte fut suivie d’unetroisiéme pour le moins aussi vive, mais beaucoup plus intéressantepar la scene touchante dont elle fut l’occasion. Les deuxcomplaignans étoient le fameux Cleveland et la triste Fanny. Tousdeux faisoient le couple le plus mélancolique qu’on ait peut-êtrejamais vû. La tristesse étoit peinte sur leur visage : à peinepouvoient-ils lever les yeux. De profonds soupirs précédoient,accompagnoient et suivoient toutes leurs paroles ; et à direle vrai, il étoit difficile d’entendre le récit de toutes lesinfortunes que leur armateur leur avoit fait essuyer dans le coursde leur voyage, sans prendre part au juste ressentiment qu’ilsfaisoient éclater contre lui. Barbare, s’écrioit Cleveland, quet’ai-je fait pour m’accabler ainsi des plus cruels malheurs, sansm’avoir donné dans tout le cours de ma vie presqu’un seul moment derelache ? N’étoit-ce pas assez de la triste situation où meréduisoit une naissance malheureuse ? Etois-tu peu satisfaitde m’avoir donné une éducation si sauvage dans une affreusecaverne ? Devois-tu m’en tirer pour me rendre le jouet de lafortune, et rassembler sur ma tête tous les malheurs, toutes lescontradictions, toutes les traverses de la vie humaine. Oüi,mesdames et messieurs, ajoûtoit-il, en s’adressant aux juges, quel’on compte tous les meurtres, toutes les morts funestes, lesnoirceurs, les trahisons, les dangers effroyables, et tous lesévénemens tragiques dont il a noirci le cours de mes avantures, etvous aurez de la peine à comprendre comment je puis survivre à tantd’infortunes, et comment on en peut soutenir même le récit. Encoresi dans les malheurs où il m’a plongé il avoit du moins suivi lesrégles ordinaires. Mais où a-t’on jamais entendu parler d’unetempête pareille à celle qu’il nous fit essuyer en passantd’Angleterre en France ? Qui a jamais vû une amante commeMadame Lalain, joindre ensemble tant de qualités contraires, lamalice avec la bonté du cœur, l’extravagance avec la raison, lapassion la plus violente avec la modération de la simpleamitié ? Que veut dire cette passion ridicule, qu’il me faitconcevoir dans un âge déja mûr, et dans le tems que j’ai le cœurdévoré de mille chagrins ? De quel droit me fait-il parlercomme un homme qui n’a que des principes vagues de religion, sansaucun culte déterminé ? Ah ! Combien d’autres sujets deplainte ne pourrois-je pas ajoûter ici ? Mais, non, je veuxbien les lui pardonner, je consens à oublier même la cruelleépreuve où il a mis ma constance, en faisant brûler à mes yeux, etdévorer par des barbares ma chere fille et l’infortunée MadameRiding. Je ne m’attache qu’à un dernier outrage qui met le comble àtous ses mauvais traitemens. Il a rendu ma femme, ma chere Fanny…dieux ! Peut-on le croire : puis-je le dire ? Oüi,il a rendu ma femme infidele. En achevant ces mots, le malheureuxClevelant outré de douleur et ne pouvant plus se soutenir, futobligé de s’asseoir. Toute l’assemblée attendrie de ses justesplaintes, le regardoit avec compassion, lorsque Fanny se levantavec vivacité, attira sur elle l’attention des juges et desspectateurs. Le crime d’infidélité que son époux venoit de luireprocher la piquoit jusqu’au vif. Ingrat, lui dit-elle avec un airde colere et de fierté, soutenu de cette assurance modeste quel’innocence inspire, fais éclater tes plaintes contre notrearmateur, je partagerai avec toi l’accusation, puisque j’ai partagétes malheurs. Mais ne sois pas assez osé pour l’accuser aux dépensde ma vertu. Il a pû rendre Fanny malheureuse, mais il ne l’ajamais renduë infidéle. C’est toi, ingrat, qui n’a pas rougi de mepréférer une odieuse rivale, et le ciel sans doute l’a permis pourme punir de t’avoir trop aimé. Eh ! Quoi, madame, s’écriaCleveland, avec beaucoup d’émotion, osez-vous nier que vous m’ayezabandonné pour suivre le perfide Gélin ? Il est vrai,repliqua-t-elle, j’ai voulu te laisser renouveller en liberté tesanciennes amours avec Madame Lallain ; mais sçachez que siGélin m’a aidée dans ma fuite ; sa passion pour moi n’a jamaiseu lieu de s’applaudir du service qu’il m’a rendu. Moi, MadameLallain ! S’écria Cléveland avec étonnement : moi,Gélin ! Repartit Fanny avec indignation. Quelle fable !Dit l’un ; quelle imagination ! Dit l’autre. On vous atrompé, madame : vous êtes dans l’erreur, monsieur : leciel m’en est témoin : je jure par les dieux : ah !Je ne vous aimois que trop : hélas ! Je sens bien moi queje vous aime encore : quoi, seroit-il possible ? Rienn’est plus vrai : vous m’avez donc toûjours aimé ? Vousm’avez donc toûjours été fidéle ? Faisons la paix :embrassons-nous. Ah ! Ma chere Fanny :ah ! Cher Cléveland… ils s’embrasserent en effet avecmille transports de tendresse. Les petits enfans se mirent de lapartie, ce qui fit un spectacle pour le moins aussi touchant que lascêne d’Inés De Castro. Et voilà comme après une explication d’unmoment finit la longue broüillerie de ces deux tendres époux. Maisl’armateur n’en parut pas moins coupable. On ne comprenoit pascomment il avoit eu la dureté de les livrer au désespoir pendantdes années entieres, par la cruelle persuasion où il les avoit misl’un et l’autre, qu’ils se trahissoient mutuellement, sans vouloirleur accorder un éclaircissement d’un moment. Il eut beau alléguerpour sa défense qu’il avoit eu besoin de cet expédient pourprolonger son voyage, auquel des vûës de profit l’engageoient àdonner plus d’étenduë. Il ne, fut point écouté, et le conseil, oüile rapport, et toutes les défenses de part et d’autre, condamnaledit D P à un bannissement perpétuel de toutes les terres de laRomancie, avec défense d’y rentrer jamais. L’arrêt fut exécuté surle champ ; et on dit que le pauvre exilé veut se réfugier dansle pays d’Historie, où il a quelques connoissances, et où il esperefaire plus de fortune. à peine cette affaire étoit finie, qu’onannonça dans l’assemblée l’arrivée des princesses malabares.

Ce nom excita la curiosité. On s’empressa deleur faire place ; mais dès qu’elles eurent commencé à vouloirs’expliquer, tout le monde se regarda avec étonnement pour demanderce qu’elles vouloient dire. C’étoit un langage allégorique,métaphorique, énigmatique où personne ne comprenoit rien. Ellesdéguisoient jusqu’à leur nom sous de puériles anagrammes. Ellesparloient l’une après l’autre sans ordre et sans méthode, affectantun ton de philosophe, et une emphase d’enthousiaste pour débiterdes extravagances. On ne laissa pas d’appercevoir au travers de cesobscurités insensées plusieurs impiétés scandaleuses, et desmaximes d’irreligion, qui révolterent toute l’assemblée contre cesprincesses ridicules. Il s’éleva un cri général pour les fairechasser. Elles furent bannies à perpétuité, et le vaisseau qui lesavoit conduites, fut brûlé publiquement. Heureusement pourl’armateur il s’étoit tenu caché depuis son arrivée ; car onl’eût sans doute condamné à un châtiment exemplaire ; mais iltrouva moyen de se dérober aux recherches, et d’éviter ainsi lapunition qu’il méritoit.

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