Voyage du Prince Fan – Federin dans la romancie

Chapitre 12

 

Des ouvriers, métiers et manufactures dela Romancie.

Nous arrivâmes donc à l’entrée d’une grande etmagnifique avenuë qui étoit plantée d’orangers, de grenadiers et demyrthes, entremêlés de buissons charmans d’arbrisseaux fleuris. Lànous descendîmes de nos sauterelles que nous congédiâmes, et nousavançâmes en suivant l’avenuë jusqu’à l’habitation. Le lieu où nousallons entrer, me dit le Prince Zazaraph, n’est pas proprement uneville, puisqu’il n’y a que des ouvriers et des boutiques ;mais vous aurez sans doute de la satisfaction à en parcourir lesdivers quartiers, et c’est un objet digne de la curiosité desnouveaux venus. Eh ! De quelle espece sont-ils, lui dis-je,ces ouvriers ? Vous l’allez voir par vous-même, merépondit-il ; mais je veux cependant bien vous en donnerauparavant une idée générale.

Comme tous ceux qui habitent la Romancie setrouvent toûjours pourvûs de tout ce qui est nécessaire pour leursubsistance, sans qu’ils se donnent seulement la peine d’y penser,vous devez juger que les ouvriers de ce pays-ci ne s’amusent pas àfaire des étoffes, de la toile, des meubles, du pain, ou de lafarine. Leur occupation est beaucoup plus douce ; et il y en adifférentes especes, les enfileurs, les souffleurs, les brodeurs,les ravaudeurs, les enlumineurs, les faiseurs de lanternesmagiques, les montreurs de curiosité, et quelques autresencore.

Vous me dites là, lui dis-je, des noms demétiers dont je ne conçois pas bien l’usage en ce pays-ci. Je vaisvous l’expliquer, me répartit-il.

Nous appellons ici enfileurs des ouvriers quiy sont assez communs depuis un tems. Ces gens-là assemblent dedivers endroits une vingtaine ou une trentaine de petits riens,qu’ils ont l’adresse d’enfiler et de coudre ensemble, et voilà leurouvrage fait. Les souffleurs au contraire ne prennent qu’un de cespetits riens ; mais ils ont l’art de l’enfler, et de l’étendreen le soufflant, à peu près comme les enfans font des bouteilles desavon, en sorte que d’une matiere qui d’elle-même n’est presquerien, ils en font un gros ouvrage. Ces ouvrages comme on voit nepeuvent pas être fort solides ; mais ils ne laissent pasd’amuser des esprits oisifs. Les femmes sur tout et les enfansaiment à voir voltiger en l’air ces petites bouteilles enflées.Mais il est vrai que ce n’est qu’un éclat d’un moment, et qu’on nes’en ressouvient pas le lendemain.

L’ouvrage des brodeurs est d’une autre espece.Ils font venir de quelque pays etranger quelques morceaux rares etcurieux, dont ils ornent le fond d’une broderie de dessein courant,qui ne laisse presque plus distinguer le fond de la broderie même.Les ravaudeurs sont moins ingénieux. Tout leur art consiste àdonner quelque air de nouveauté à des choses déja vieilles etusées ; c’est pourtant aujourd’hui l’espece d’ouvriers qui esten plus grand nombre.

Les vrais peintres sont ici fort rares ;mais en récompense nous avons des enlumineurs admirables, qui sontemployés à enluminer des couleurs les plus brillantes, soit lesportraits, soit les figures, ou les tableaux d’imagination. Il nefaut pas demander à ces gens-là des portraits ressemblans, ni destableaux dans le vrai ; ce n’est pas leur métier. Maispersonne n’entend comme eux, l’art de charger un tableau de rougeet de blanc, à peu près comme les poupées d’Allemagne ; et laseule chose qu’on puisse leur reprocher, c’est que tous leursportraits se ressemblent.

Les lanterniers ou faiseurs de lanternesmagiques, sont encore des ouvriers fort estimés. On les a ainsinommés, parce que les ouvrages qu’ils font ressemblent à desespeces de lanternes magiques, où l’on voit les choses du monde lesplus incroyables, des tours d’airain, des colonnes de diamant, desrivieres de feu, des chariots attelés d’oiseaux ou de poissons, desgéants monstrueux.

Les montreurs de curiosité font une especed’ouvrage assez amusant. C’est un amas de diverses choses curieusesqu’ils font venir de loin. C’est pour cela qu’on leur a donné cenom. Quand la matiere sur laquelle ils travaillent est trop ingratepar elle-même, ils trouvent l’art d’augmenter et d’orner leurtableau de divers objets plus intéressans qu’ils présentent l’unaprès l’autre, comme le plan de Londres, la cour de Portugal, legouvernement de Venise, les temples de Rome, à peu près comme unmontreur de curiosité vous fait voir dans sa boëte la ville deConstantinople, l’impératrice de Russie, la cour de Peking, le portd’Amsterdam. Voilà, me dit le Prince Zazaraph, à peu près lesdifférentes especes d’ouvriers qui travaillent en ce pays-ci ;mais entrons dans leur habitation pour les voir de plus près, carje suis sûr que cette vuë vous amusera.

Effectivement je fus charmé de la propreté etde l’ordre admirable que je vis dans la distribution des boutiques.Les différentes especes d’ouvriers sont partagées en différentesruës, et chaque ruë est formée par de petites boutiques rangées desdeux côtés, les unes auprès des autres, à peu près comme on lepratique dans les foires célébres de l’Europe : cela fait unspectacle fort agréable, et si l’on veut, un lieu de promenade fortamusant. J’admirai sur tout la variété et la singularité desenseignes ; j’en ai même retenu quelques-unes, comme à labarbe bleuë, au chat amoureux, aux bottes de sept lieuës, auportrait qui parle, à la bonne petite souris, au serpentin vert, àl’infortuné napolitain, et quelques autres dans le même goût. Tousles ouvriers sont d’ailleurs extrêmement polis et prévenans, pourattirer chez eux les curieux et les marchands ; et il n’y arien qu’ils ne mettent en usage pour faire valoir leur marchandise.à les en croire, leur ouvrage est toûjours admirable, singulier,curieux. C’est, dit l’un, le fruit d’un long et pénible travail.C’est, dit l’autre, un reste précieux d’un tel ouvrier qui a laisséen mourant une si grande réputation. C’est, dit un autre, uneimitation d’un ouvrage chinois ou indien, ouvrage extrêmementrecherché. Pour moi, dit un marchand plus désintéressé enapparence, je n’avois nulle envie de communiquer mon ouvrage ;mais mes amis et des personnes de bon goût l’ayant vû, m’onttellement pressé d’en faire part au public, que je n’ai pû résisterà leurs sollicitations. Ils accompagnent en même tems ces discoursde manieres si honnêtes et si polies, qu’on ne peut guéres sedéfendre de leur acheter quelque chose, au hazard de payer cher demauvaise marchandise, comme il arrive le plus souvent.

Le hazard nous ayant d’abord adressés auquartier des enfileurs, j’eus la curiosité de parcourir avec lePrince Zazaraph quelques-unes des boutiques ; car il faudroitune année entiere pour les parcourir toutes. J’admiraivéritablement l’adresse avec laquelle je vis ces ouvriers enfilerensemble mille petites babioles. Un petit fil très-mince leursuffit pour cela, et l’habileté consiste à faire durer ce filjusqu’à la fin sans le rompre : car s’il faut le renoüer, ouen ajoûter un autre, l’ouvrage n’a plus le même prix ; laboutique qui me parut la plus achalandée, avoit pour enseigne, auxmille et une nuits. L’ouvrier, dit-on, est un des plus célébres duquartier. Comme son enseigne a eu succès, quelques-autres ouvriersn’ont pas manqué de l’imiter, dans l’espérance de réüssirégalement. L’un a pris les mille et un jours ; l’autre a prisles mille et une heures : un autre, les mille et un quartsd’heure. Leur fil en effet est à peu près le même. Mais il fautqu’ils n’ayent pas été aussi heureux que le premier dans le choixdes babioles.

J’y remarquai encore quelques enseignes desplus distinguées, comme aux soirées bretonnes, aux veillées deThessalie, aux contes chinois, etc.. Mais ces ouvriers, dit-on, ontplus de fécondité que de force d’imagination. Trop foibles pourentreprendre un ouvrage d’un seul sujet, ils n’ont de ressource quedans la multitude, à peu près comme un homme qui n’ayant pointassez d’étoffe pour faire un habit, le compose de diverses piécesrapportées ; bigarrure qui ne peut jamais faire à l’ouvrierqu’un honneur médiocre. Le quartier des souffleurs est presquedésert depuis long-tems, parce qu’il se trouve peu d’ouvriers quiayent l’haleine assez forte pour fournir à ce travail. Il sembleque Cyrus soit leur enseigne favorite, du moins plusieurs se lasont appropriée, et chacun l’a retournée à sa façon. Quelques-unsmême de ces messieurs trouvant que ce prince étoit un sujet propreà achalander leur boutique, l’ont obligé, sans trop consulter soninclination, à courir le monde comme un avanturier, pour leurapporter de tous les pays étrangers des matériaux curieux, propresà être mis en œuvre. Il n’est pas bien décidé s’il en est revenuplus homme de bien ; mais on ne peut pas douter qu’après de silongues courses il n’eut besoin de se mettre quelque tems enretraite ; et il a heureusement trouvé un nouveau maître,homme d’esprit et charitable, qui a retiré le pauvre prince chezlui, uniquement pour lui faire prendre du repos.

Il y a quelque tems, me dit le princeZazaraph, qu’il parut dans ces quartiers-ci un de ces génies rareset sublimes, tels que la nature en produit à peine un dans chaquesiécle. Il conçut que le travail que vous voyez faire à cesouvriers pourroit être de quelque secours pour former le cœur etl’esprit des jeunes princes, s’il étoit bien fait et manié avec artet avec sagesse. Il entreprit d’en donner un modéle. Son enseigneétoit au Prince D’Ithaque, et ce lieu que vous voyez qu’il sembleque l’on ait voulu consacrer par respect pour sa mémoire, étoit lelieu où il travailloit. Il est vrai qu’il fit un chef-d’œuvre qu’onne pouvoit se lasser de voir, et où il trouva l’art de mêlerensemble tout ce qu’il y a de plus riant et de plus gracieux, avectout ce que la sagesse et la religion ont de plus parfait et deplus sublime. C’est cet ouvrage qui devroit aujourd’hui servir demodéle à tous les ouvriers, et quelques-uns en effet se sontefforcés de l’imiter ; mais on est réduit à loüer leursefforts, et toûjours forcé de plaindre leur foiblesse.

Le prince me fit pourtant remarquer dans lemême quartier quelques boutiques qui étoient assez accréditées. Jeme souviens sur-tout de deux. La premiere avoit pour enseigne lePrince Sethos ; et à juger de ce prince par son portrait,c’étoit un homme d’esprit, à qui on ne pouvoit reprocher qu’unetrop forte application à l’étude de l’antiquité. La seconde étoitoccupée par une ouvriere d’un esprit fin et solide qui s’étoit faitdepuis peu de tems beaucoup de réputation. Elle avoit pour enseignela cour de Philippe Auguste, et l’empressement du public à acheterses ouvrages, ayant déja épuisé sa boutique, elle en travailloit denouveaux qu’on attendoit avec impatience. Je ne trouvai rien dansla ruë des brodeurs qui me frappât beaucoup. Ces ouvriers, me ditle Prince Zazaraph, n’ayant point assez de talent pour créereux-mêmes quelque chose de neuf, gagnent leur vie à enjoliver deschoses déja connuës, et qui paroissent trop simples parelles-mêmes. Ainsi ils travaillent sur un fond étranger, et ils ontl’art de le charger tellement de leur broderie, qu’on ne distingueplus le fond de ce qui n’en est que l’ornement ; mais il estassez rare que leur ouvrage fasse fortune. Voilà une boutique qui apour enseigne Dom Carlos, et dont l’ouvrier est estimé ; maisen voilà un autre, qui n’a pas à beaucoup près si bien réüssi dansle dessein d’amuser, quoique son enseigne promette des amusemens h.Mais quoi ! Dis-je au prince, ne vois-je pas-là cet ouvrierdes pays étrangers, qu’on nomme le p. L. Eh ! Que fait-ilici ? Ce qu’il y fait, me répondit-il ; il y figuretrès-bien parmi nos brodeurs, et c’est aujourd’hui un des plusaccrédités. Il est vrai qu’il sembloit d’abord vouloir s’établirdans le pays d’Historie ; et en effet il y a levéboutique ; mais il a mieux trouvé son compte à faire defréquentes excursions dans la Romancie ; il y esteffectivement si souvent, qu’on ne sçait jamais de quel pays sontses ouvrages, et je crois qu’on en peut dire, avec vérité, quec’est marchandise mêlée. Mais j’oubliois, ajoûta-t-il, de vousfaire remarquer une de nos plus belles boutiques. La voici,continua-t-il, en me la montrant ; elle a, comme vous voyez,pour enseigne la Princesse De Cleves ; et l’ouvrier joüit àjuste titre d’une grande réputation pour n’avoir jamais perdu devûë dans un travail extrêmement délicat les régles du devoir et dela plus austere bienséance.

De-là nous passâmes au quartier desravaudeurs. Ce sont, comme j’ai déja dit, les ouvriers les moinsestimés de la Romancie. Quel mérite y a-t-il en effet, à r’habillerpar exemple à la françoise un ouvrage fait par un anglois ou unespagnol ; ou à réduire à un prétendu goût moderne desouvrages faits dans le goût antique ? Aussi est-il assez rareque de tels ouvrages fassent quelque réputation à leurs auteurs.Mais ce n’est pourtant pas pour cette raison que leur quartier estpresque désert ; c’est que faute de police dans la Romanciepour fixer chacun dans les bornes de son mêtier, tous les ouvriersse mêlent d’être ravaudeurs, ensorte qu’il n’y en a presque pas unseul qui dans la marchandise qu’il vous donne pour toute neuve, n’ymêle quelques vieux morceaux qu’il a r’habillés et retournés à safaçon ; c’est ce qui fait que les ravaudeurs en titre n’ontpresque point de pratique, et c’est précisément le cas où setrouvent aussi les enlumineurs. Trop de monde se mêle de leurmêtier, jusqu’aux ouvriers même du pays d’Historie.

Les lanterniers, ou faiseurs de lanternesmagiques, nous amuserent quelque temps. Ces ouvriers ontl’imagination extrêmement féconde : il ne leur manque que del’avoir réglée par le bon sens et la vrai-semblance ; car iln’y a point d’invention si bizarre, dont ils ne s’avisent et qu’ilsn’exécutent, ou ne paroissent exécuter avec une facilitésurprenante. Demandez-leur des chariots volans, des palaisd’argent, des armes qui rendent invulnérable, des secrets poursçavoir tout ce qui se fait, et tout ce qui se dit à mille lieuës àla ronde, des charmes pour se faire aimer, des statuës quis’animent, des ponts, des vaisseaux, des jardins impromptus, desgéans, des bêtes qui parlent, des montagnes d’or, d’argent et depierreries ; rien ne leur coûte ; de sorte qu’en un clind’œil leur boutique est pleine de merveilles. Il est vrai quelorsqu’on considere leurs ouvrages de plus près, il est aisé des’appercevoir que ce ne sont que des colifichets qui n’ont rien desolide ni d’estimable ; et je ne pûs m’empêcher de témoignerau Prince Zazaraph que je ne comprenois pas comment ces ouvrierspouvoient trouver le débit de pareilles marchandises. Mais il medétrompa. Si les marchands d’Europe, me dit-il, qui étalent desboutiques de poupées, de sifflets, de petits moulinets, de petitessonnettes, de marmousets, et de mille autres especes de semblablescolifichets que l’on achete pour les enfans, gagnent leur vie à cenégoce, pourquoi ne voulez-vous pas que ceux-ci fassent aussiquelque fortune ? Car vous voyez que leurs boutiques et leursmarchandises se ressemblent parfaitement. Il faut même observer quela plûpart des personnes qui s’occupent d’ouvrages de Romancie,sont des esprits oisifs et paresseux, qui veulent être amusés commedes enfans, parce qu’ils n’ont pas la force de s’occuper eux-mêmesde leurs propres pensées, ni même de donner une applicationsuffisante aux pensées d’autrui. Proposez-leur quelque chose àméditer, un raisonnement à approfondir, seulement une réflexion àfaire, vous les accablez, vous les ennuyez, comme des enfans à quion propose une leçon à étudier ; au lieu qu’une suite de joliscolifichets qu’on leur fait passer successivement sous les yeux,les divertit et les amuse sans les fatiguer. Voilà ce qui fait legrand débit de cette marchandise ; à peine les ouvrierspeuvent-ils en fournir assez ; et dès qu’il paroît quelquenouvelle lanterne magique, ou colifichet nouveau, on se l’arrachedes mains. Il faut pourtant avoüer une chose ; c’est que dumoment que la premiere curiosité est satisfaite, il arrive de cesouvrages comme des colifichets d’enfans qui sont défaits, oudémontés ; on les laisse traîner dans un appartement, sans quepersonne songe à les conserver, et leur sort ordinaire est d’êtreenfin jettés dehors pêle mêle avec les ordures.

Nous voici, ajoûta le Prince Zazaraph, arrivésau quartier des montreurs de curiosité. Leurs boutiques sont assezbelles, comme vous voyez, et même fort riches. Il est vrai aussiqu’ils ne manquent pas de pratique, mais avec tout cela, ils sontpeu considérés, parce qu’ils ne travaillent qu’en subalternes selonque d’autres ouvriers leur commandent, tantôt un plan de ville,tantôt un portrait, une description, une bataille, un tournois, ouquelque événement singulier pour remplir les vuides de leursouvrages ou pour les grossir.

Mais tandis que nous considerions les diversescuriosités dont les boutiques de ce quartier sont garnies, nousfûmes détournés par une troupe comique de bouffons et de baladinsde toute espece, qui vinrent dans la grande place joüer une espécede comédie. Ce spectacle me divertit, et je trouvai de l’espritdans l’invention, dans la conduite et l’exécution de la piece. Uncertain ragotin y faisoit un des principaux rôles avec un nommé larancune, et il ne parut jamais sur le théâtre sans faire beaucouprire les spectateurs, autant par son air ridicule et comique, quepar les traits de plaisanterie qui lui échappoient. Toute la pieceen général me parût l’ouvrage d’un homme d’esprit, et on me dit quec’étoit aussi ce que cet auteur avoit fait de meilleur. Cespectacle fût suivi d’une petite piece intitulée le diable boiteux,qui eût aussi beaucoup d’applaudissement. Elle étoit en un acte,apparemment qu’elle n’en demandoit pas davantage ; car j’aioüi dire que l’auteur ne l’avoit pas embellie en voulantl’allonger. On promit pour le lendemain une autre piece du mêmeauteur, qui a pour titre, Gilblas De Santillane, mais j’entendisdire à ceux qui étoient auprès de moi, que quoiqu’il y eut del’esprit et d’assez bonnes choses dans cette piece, elle ne valoitpas la premiere. Enfin je vis paroître ensuite une mascarademaussade, composée de gens déguisés en gueux et en avanturiers quej’entendis nommer, Lazarille De Tormes, Dom Guzman D’Alfarache,l’avanturier Buscon, et d’autres noms semblables ; mais lePrince Zazaraph m’avertit qu’il ne restoit ordinairement à cedernier spectacle que de la populace et des gens de mauvais goût.Je remarquai en effet, que tous les honnêtes gens se retiroient, etj’en fis autant avec mon fidéle interpréte. Ce ne fût cependant passans difficulté ; car pendant que nous nous retirions, ilsurvint une si grande multitude d’autres masques, qu’on nomme labande bleuë, et qui ont à leur tête un Gargantua, un Robert LeDiable, Pierre De Provence, Richard Sans Peur, et d’autres héros demême étoffe, que nous eumes de la peine à percer la foule pour noussauver d’une si mauvaise compagnie.

Allons-nous-en au port, me dit le prince, nousy verrons sûrement arriver quelques vaisseaux, et ce spectacle esttoûjours assez curieux : j’ai aussi-bien un grand interêt dene m’en pas éloigner, puisque j’attends, comme vous sçavez, laPrincesse Anemone qui doit arriver incessamment.

Je veux vous y accompagner, répondis-je auprince, et je sens qu’il n’est plus en mon pouvoir de me séparer devous ; mais de grace expliquez-moi auparavant ce que c’est quece bâtiment singulier que j’apperçois dans cette place publique.C’est, me répondit-il, un bâtiment où l’on garde les archives de laRomancie ; assez mauvais ouvrage, comme vous voyez. Le portailqui est aussi grand que le corps même du bâtiment, n’est qu’unassemblage bizarre où l’on ne voit ni méthode, ni principes, et quichoque le bon sens : aussi a-t-il révolté tous les espritssensez. Le corps du bâtiment ne vaut guéres mieux ; c’est unamas de pierres entassées les unes sur les autres sans goût, sansordre ni liaison ; mais on ne devoit après tout rien attendrede mieux de la part de l’entrepreneur. C’est un homme qui sedonnoit auparavant dans le pays d’Historie pour un grand ouvrier,jusques-là qu’il faisoit la leçon à tous les autres, et qu’ils’étoit érigé en censeur général ; mais la forfanterie luiayant mal réussi, il s’est jetté de désespoir dans la Romancie, oùil n’a pû trouver d’autre moyen de subsister, que de s’y donnerpour architecte. C’est sur ce pied-là qu’il a été employé àconstruire le bâtiment dont nous parlons ; mais vous voyez parl’exécution, que le prétendu architecte n’est qu’un médiocremaçon.

O dieux ! M’écriai-je dans cemoment ; quelle affreuse vapeur ! Grand paladin, quellepeste est-ceci ? Ah ! Dit-il, fuyons au plus vîte, etsauvons-nous de l’infection. Nous courumes en effet, et quand nousnous fûmes assez éloignés : j’avois oublié, me dit le prince,qu’il faut éviter le chemin par où nous venons de passer, à moinsqu’on ne veüille s’exposer à être empesté : c’est,ajoûta-t-il, un jeune lanternier magique qui nous cause cetteinfection. On le nomme Tancrebsaï. Fils d’un pere célébre par debeaux ouvrages, il n’a pas rougi d’embrasser le métier delanternier ; et comme il est jeune et sans expérience, envoulant faire une nouvelle composition pour peindre sa lanternemagique, il a fait une drogue si puante, qu’on a été obligé defermer son laboratoire ; et après lui avoir fait faire laquarantaine, on lui a défendu de travailler dans ce genre. Mais,dit-il ensuite, nous voici tout près du port, et je crois voir déjaquelques vaisseaux qui arrivent ; approchons-nous pour lesconsidérer de plus près, et être témoins du débarquement.

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