Voyage du Prince Fan – Federin dans la romancie

Chapitre 2

 

Entrée du Prince Fan-Férédin dans laromancie. Description et histoire naturelle du pays.

La plûpart des voyageurs aiment à vanter labeauté des pays qu’ils ont parcourus, et comme la simple vérité neleur fourniroit pas assez de merveilleux, ils sont obligés d’avoirrecours à la fiction. Pour moi loin de vouloir exaggérer, jevoudrois aucontraire pouvoir dissimuler une partie des merveillesque j’ai vuës, dans la crainte où je suis qu’on ne se défie de lasincérité de ma relation. Mais faisant réflexion qu’il n’est paspermis de supprimer la vérité pour éviter le soupçon de mensonge,je prends généreusement le parti qui convient à tout historiensincere, qui est de raconter les faits dans la plus exacte vérité,sans aucun intérêt de parti, sans exaggération, et sansdéguisement. Je prévois que les esprits forts s’obstineront dansleur incrédulité ; mais leur incrédulité même leur tiendralieu de punition, tandis que les esprits raisonnables auront lasatisfaction d’apprendre mille choses curieuses qu’ils ignoroient.Je reprends donc la suite de mon récit.

A peine fus-je arrivé à la sortie du cheminsouterrain, que jettant les yeux sur la vaste campagne quis’offroit à mes regards, je fus frappé d’un étonnement que je nepuis mieux comparer qu’à l’admiration où seroit un aveugle né quiouvriroit les yeux pour la premiere fois : cette comparaisonest d’autant plus juste, que tous les objets me parurent nouveaux,et tels que je n’avois rien vû de semblable. C’étoient à la véritédes bois, des rivieres, des fontaines ; je distinguois desprairies, des collines, des vergers ; mais toutes ces chosessont si différentes de tout ce que dans ce pays-ci nous appellonsdu même nom, qu’on peut dire avec vérité que nous n’en avons que lenom et l’ombre. La premiere réflexion qui me vint à l’esprit, futde songer qu’il y avoit sous la terre beaucoup de pays que nous neconnoissions pas, ce qui me parut une observation importante pourla géographie et la physique ; mais il est vrai qu’entraînépar la curiosité et l’admiration des objets qui s’offroient à mesyeux, je ne m’arrêtai pas long tems à ces réflexionsphilosophiques.

J’entrai dans la campagne sans trop sçavoir oùje tournerois mes pas, me sentant également attiré de tous côtéspar des beautés nouvelles, et pouvant à peine me donner le loisird’en considérer aucune en particulier. Je me déterminai enfin àsuivre une charmante riviere qui serpentoit dans la plaine. Cetteriviere étoit bordée d’un gazon le plus beau, le plus riant, leplus tendre qu’on puisse imaginer, et ce gazon étoit embelli demille fleurs de différente espece. Elle arrosoit une prairie d’unebeauté admirable, dont l’herbe et les fleurs parfumoient l’aird’une odeur exquise, et si en serpentant elle sembloit quelquefoisretourner sur ses pas, c’est sans doute parce qu’elle avoit unregret sensible de quitter un si beau lieu. La prairie étoit ornéedans toute son étenduë de bosquets délicieux, placés dans de justesdistances pour plaire aux yeux, et comme si la nature aimoit aussiquelquefois à imiter l’art, comme l’art se plaît toûjours à imiterla nature, j’apperçus dans quelques endroits des especes dedesseins réguliers formés de gazon, de fleurs et d’arbrisseaux quifaisoient des parterres charmans ; mais la riviere elle-mêmesembloit épuiser toute mon admiration. L’eau en étoit plus claireet plus transparente que le crystal. Pour peu qu’on voulût prêterl’oreille, on entendoit ses ondes gémir tendrement, et ses eauxmurmurer doucement ; et ce doux murmure se joignant au chantmélodieux des cygnes, qui sont là fort communs, faisoit une musiqueextrêmement touchante. Au lieu de sable on voyoit briller au fondde la riviere des nacres de perle, et mille pierresprécieuses ; et on distinguoit sans peine dans le sein del’onde un nombre infini de poissons dorés, argentés, azurés,pourpre, qui pour rendre le spectacle plus aimable, se plaisoient àfaire ensemble mille agréables jeux. C’est pourtant dommage, dis-jetout bas, qu’on ne puisse point passer d’un bord à l’autre pourjoüir également des deux côtés de la riviere. Le croira-t-on ?Sans doute ; car j’ai bien d’autres merveilles à raconter. àpeine donc eus-je prononcé tout bas ces paroles, que j’apperçus àmes pieds un petit batteau fort propre. Je connoissois trop par meslectures l’usage de ces batteaux, pour hésiter d’y entrer. J’ydescendis en effet, et dans le moment je fus porté à l’autre bordde la riviere. Que les incrédules osent après cela faire valoir demauvaises subtilités contre des faits si avérés. Voici dequoiachever de les confondre, c’est que considérant un certain endroitde la riviere, et trouvant qu’il eût été à propos d’y faire unpont, je fus tout étonné d’en voir un tout fait dans le momentmême ; de sorte qu’on n’a jamais rien vû de si commode.

Cependant je continuai ma route, et je puisdire, sans exagération, qu’à chaque pas je rencontrai de nouveauxsujets d’admiration. J’apperçus entr’autres un endroit dans laprairie qui me parut un peu plus cultivé. J’eus la curiosité d’enapprocher, et je trouvai une fontaine. L’eau m’en parût si pure etsi belle, que ne doutant pas qu’elle ne fût excellente, j’en voulusgoûter ; mais que ne sentis-je pas dans le moment au dedans demoi-même ! Quelle ardeur, quels transports, quels mouvemensinconnus, quels feux ! Ces feux avoient à la vérité quelquechose de doux, et il me semble que j’y trouvois du plaisir ;mais ils étoient en même-tems si vifs et si inquiets, que ne mepossédant plus moi-même, et tombant alternativement de la plus viveagitation dans une profonde rêverie, je marchois au travers de laprairie sans sçavoir précisément où j’allois. Je rencontrai ainsiune seconde fontaine, et je ne sçais quel mouvement me porta àboire aussi de son eau. Mais à peine en eus-je avalé quelquesgouttes, que je me trouvai tout changé. Il me sembla que mon cœurétoit enveloppé d’une vapeur noire, et que mon esprit se couvroitd’un nuage sombre. Je sentis des transports furieux, et desmouvemens confus de haine et d’aversion pour tous les objets qui seprésentoient. Ce changement m’ouvrit les yeux. Je me rappellai ceque j’avois lû des fontaines de l’amour et de la haine, et je nedoutai plus que ce ne fussent celles dont je venois de boire. Alorsme souvenant que j’avois aussi lû que le lac d’indifférence nedevoit pas être éloigné des deux fontaines, je me hâtai de lechercher, et l’ayant rencontré (car dans ce pays-là on rencontretoûjours tout ce qu’on cherche) j’en bus seulement quelques gouttesdans le creux de ma main, et dans l’instant rendu à moi-même, jesentis un calme doux et tranquille succéder au trouble qui m’avoitagité.

Je ne dis rien des plantes singulieres quej’observai. On sçait assez que le pays en est tout couvert. Cen’est que dans la romancie qu’on trouve la fameuse herbe moly, etle célébre lotos. Les plantes mêmes que nous connoissons, et quicroissent aussi dans ce pays-là, y ont une vertu si admirable qu’onne peut pas dire que ce soient les mêmes plantes ; et je nepuis à cette occasion m’empêcher d’admirer la simplicité del’infortuné chevalier de la Manche, qui crût pouvoir avec lesherbes de son pays composer un baume semblable à celui deFierabras. Car il est vrai que nous avons des plantes de mêmenom ; mais il s’en faut beaucoup qu’elles ayent la mêmevertu ; c’est par cette raison que les philtres amoureux, lesbreuvages enchantés, les charmes, et tous les sorts que nosmagiciens entreprennent de composer avec des herbes magiques neréussissent point, parce que nous n’avons que des plantes sansforce et sans vertu ; et je m’imagine que c’est encore ce quifait que nous ne voyons plus de ces baguettes merveilleuses, de cesbagues surprenantes, de ces talismans, de ces poudres, et milleautres curiosités pareilles, qui operent tant d’effets prodigieux,parce que nous n’avons pas dans ce pays-ci la véritable matieredont elles doivent être composées.

Mais ce que je ne dois pas oublier, c’est labonté admirable du climat. Je n’avois jamais compris dans lalecture des romans comment les princes et les princesses, les héroset leurs héroïnes, leurs domestiques mêmes et toute leur suitepassoient toute leur vie, sans jamais parler de boire ni de manger.Car enfin, disois-je, on a beau être amoureux, passionné, avide degloire, et héros depuis les pieds jusqu’à la tête : encorefaut-il quelquefois subvenir à un besoin aussi pressant que celuide la faim. Mais il est vrai que j’ai bien changé d’idée, depuisque j’ai respiré l’air de la romancie. C’est premierement l’air leplus pur, le plus serein, le plus sain et le plus invariable qu’onpuisse respirer. Aussi n’a-t-on jamais oüi dire qu’aucun héros aitété incommodé de la pluye, du vent, de la neige, ou qu’il ait étéenrhumé du serein de la nuit, lorsqu’au clair de la lune il seplaint de ses amoureux tourmens. Mais cet air a sur-tout unepropriété singuliere, c’est de tenir lieu de nourriture à tous ceuxqui le respirent, en sorte qu’on peut dans ce pays-là entreprendrele plus long voyage à travers les déserts les plus inhabités, sansse mettre en peine de faire aucune provision pour soi ni pour seschevaux mêmes.

Voici encore une chose qui me frappaextrêmement. Nos rochers dans tous ces pays-ci sont d’une dureté etd’une insensibilité si grande, qu’on leur diroit pendant une annéeentiere les choses du monde les plus touchantes, qu’ils ne lesécouteroient seulement pas. Mais ils sont bien différens dans laromancie. J’en rencontrai dans mon chemin un amas assezconsidérable, et comme ma curiosité me portoit à tout observer, jem’en approchai pour les considérer de plus près. Je voulus même entâter quelques-uns de la main ; mais quel fut mon étonnementde les trouver si tendres, qu’ils cédoient à l’effort de ma maincomme du gazon ou de la laine. J’avoue que ce phénomene me parût siétrange, que j’en jettai un cri d’étonnement, et je ne l’auroisjamais compris si on ne me l’avoit expliqué depuis. C’est qu’ilétoit venu la veille un amant des plus malheureux et des pluséloquens du pays conter à ces rochers ses tourmens ; et sonrécit étoit si touchant, ses accens douloureux si pitoyables, queles rochers n’avoient pû y résister malgré toute leur dureténaturelle. Les uns s’étoient fendus de haut en bas, les autress’étoient laissés fondre comme de la cire, et les plus durss’étoient attendris et amollis au point que je viens de dire. Siles rochers de la romancie sont si sensibles, il est aisé de jugerquelle doit être en ce pays-là la complaisance des echos pour ceuxqui ont à leur parler. Il n’y a rien de si aimable ni de si docile.Ils répetent tout ce que l’ont veut. Si vous chantez, ilschantent ; si vous vous plaignez, ils se plaignent avec vous.Ils n’attendent pas même pour répondre que vous ayez achevé deparler, et plûtôt que de laisser un pauvre amoureux parler seul,ils s’entretiendront avec lui une journée entiere. C’est une desgrandes ressources qu’on ait dans ce pays-là, quand on n’a personneà qui l’on puisse confier ses peines secretes. Il n’y a qu’à allertrouver un echo, sur-tout si c’est un echo femelle, et en voilàpour aussi long-tems qu’on veut.

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