Voyage du Prince Fan – Federin dans la romancie

Chapitre 9

 

Des voitures et des voyages.

Il y a un pays dans le monde qu’on dit être detous les pays le plus commode pour voyager, parce qu’on y trouvepartout de grands chemins frayés et de bonnes auberges ; maisil paroît bien que ceux qui le croyent ainsi, n’ont jamais voyagédans la Romancie.

Je ne parle pourtant pas de la commoditéadmirable des anciennes voitures, lorsqu’un batteau enchanté venoitvous prendre au bord de la mer, orné de flâmes rouges, et d’unpavillon couleur de feu, pour vous faire faire en moins de deuxheures plus de la moitié du tour du monde ; ou lorsqu’onn’avoit qu’à monter sur la croupe d’un Centaure, ou sur le dos d’unGriffon qui vous transportoit en un instant au-delà de la merCaspienne, dans les grottes du mont Caucase, pour délivrer uneprincesse que le géant Coxigrus avoit enlevée, et vouloit forcer àsouffrir ses horribles caresses. Comme les héros d’aujourd’hui nesont pas tout-à-fait de la même trempe que ceux d’autrefois, il afallu changer l’ancienne méthode, et ne les faire plus voyager queterre à terre, ou dans un bon vaisseau ; encore les vaisseauxne connoissent-ils plus l’ocean. Néanmoins on n’a pas laissé deconserver de l’ancienne méthode de voyager, tous les avantages ettous les agrémens qu’il a été possible. Il faut seulement avant quede se mettre en campagne, se faire donner des lettres romanciennesen bonne forme.

Par exemple ; deux hommes partent dePeking pour aller à Ispahan, ou de Paris pour aller à Madrid ;l’un en partant a pris de bonnes lettres romanciennes ;l’autre malheureusement n’a pris que des lettres de change.Qu’arrive-t-il ? Celui-ci fera tout simplement son voyage, etferoit peut-être tout le tour du monde, sans qu’il lui arrivât lamoindre avanture. Il lui faudra manger toûjours à l’auberge à sesdépens, encore trop heureux quelquefois d’en trouver. Il seramoüillé, fatigué, embourbé, malade, prêt à mourir sanssecours : il ne trouvera que des compagnies de gens ridicules,ou ennuyeux ; pas une belle ne deviendra amoureuse de lui, pasla moindre rencontre singuliere qu’il puisse raconter à son retour.En un mot il reviendra tel qu’il étoit parti. Au lieu qu’un princefils du calife Scha-Schild-Ro-Cam-Full, un chevalier de roseblanche, ou un marquis de roche noire, une fois muni de bonneslettres romanciennes, rencontre à chaque pas les choses du mondeles plus singulieres. Partout où il loge il fait tourner la tête àtoutes les dames et princesses du canton ; c’est un vrai tisond’amour, qui va causant partout un embrasement général. De pluye etde mauvais tems, il n’en est jamais question. Sa chaise romptpourtant quelquefois, et quelquefois il s’égare dans un boiséloigné du grand chemin ; mais le guide qui l’égare sçait bience qu’il fait ; c’est toûjours le plus à propos du monde pourdélivrer à son choix, soit un cavalier attaqué par des assassins,soit une jeune personne qui se trouve dans une chasse, prête à êtredéchirée par un vilain sanglier. Il est aussi-tôt conduit auchâteau qui n’est pas loin, et de tout cela que d’avanturesnouvelles ! Au reste quoiqu’il ait soin de cacher sonvéritable nom, en sorte que des gens mal-avisés pourroient leprendre pour un avanturier ; par la vertu de ses lettresromanciennes il est partout accueilli, caressé, choyé comme unedivinité. Les princes mêmes le veulent voir. Il ne leur a pas ditquatre mots qu’il entre dans leur intime confidence, et il ne sepasse plus rien d’important où il n’ait part. En un mot je trouvecette façon de voyager si agréable et si sûre, que je ne comprendspas comment on peut se résoudre à sortir de chez soi, n’eût-on quecinq ou six lieuës à faire, sans se munir de lettresromanciennes.

On peut même prendre encore une autreprécaution très-avantageuse, qui est d’emporter avec soi sur la foides voyageurs, une bonne liste des princes et des seigneurs chezqui on pourra loger à leur exemple, dans les divers pays qu’onvoudra parcourir. Car il y a dans la Romancie plusieurs de ceslistes imprimées pour la commodité des voyageurs ; et j’endonnerai volontiers ici un échantillon d’après un célébre voyageur.Le voici. Si, par exemple, vous allez en Espagne, vous serezinfailliblement bien reçû. à Madrid chez le Comte De Ribaguora.C’est un grand d’Espagne, âgé de quarante-cinq ans, qui a de fortbelles manieres, et qui reçoit bonne compagnie chez lui. Il aimebeaucoup les chevaux, les chiens, et les françois. Ou chez le DucDe Los Grabos. Il a été ci-devant gouverneur du Pérou, où il aamassé des biens immenses dont il aime à se faire honneur. Il acela de commode, que dès qu’il voit un etranger de bonne mine quis’appelle le Chevalier De Roquefort, ou le Comte De Belle-Forêt, ilse prend tellement d’amitié pour lui, qu’il ne peut plus s’enpasser. à Tolede, chez le Marquis De Tordesillas. La marquise estextrêmement aimable, et ses deux filles sont les deux plus bellespersonnes d’Espagne. Elles sont l’objet des tendres vœux de tout cequ’il y a de plus brillant dans la noblesse espagnole ; maisun jeune etranger inconnu qui sçait se présenter à elles de bonnegrace, ne manque point de captiver le cœur de l’une des deux, surtout de Dogna Diana, qui est la plus aimable. Cependant comme ilfaudra que l’intrigue finisse, parce que le jeune voyageur auraaffaire ailleurs, Dogna Diana mourra de la peste, ou de quelqueautre façon plus honnête si on peut l’imaginer.à Sarragosse, chez DFelix Cartijo. C’est un gentilhomme à qui il est arrivé beaucoupd’avantures, qu’il racontera tout de suite pour servir d’épisode àl’histoire du voyage ; et comme il ne manque jamais d’arriverencore chez lui d’autres personnes qui racontent aussi les leurs,cela fournit insensiblement la matiere d’un volume de justegrosseur. Ce petit échantillon suffit pour donner quelque idée deslistes dont je viens de parler, et il seroit inutile de l’étendred’avantage. Mais une chose dont il faut avertir les voyageurs, eten général tous les héros romanciens, c’est qu’ils doivent avoirune mémoire heureuse, pour se souvenir fidélement de tous ceux avecqui ils ont eû dès le commencement quelque liaison particuliere, ouqui leur ont commencé le récit de leurs avantures sans pouvoirl’achever. Car ce seroit une chose extrêmement indécente d’oublierces gens-là, et de n’en plus faire mention. Un voyageur auroit beaudire qu’il les a laissés à la Chine, ou dans le fond de laTartarie, il faut ou qu’il aille les retrouver, ou qu’ils viennentle chercher, fût-ce des extrêmités du Japon. En un mot il faudroitles faire tomber des nuës plutôt que d’y manquer. Les turcs enparticulier sont fort religieux sur cet article, et j’en connois unqui pour rejoindre son homme, fit tout exprès le voyage d’Amasie enHollande. J’ai aussi été moi-même si scrupuleux sur cela, qu’ayantperdu, comme on a vû, mon cheval la veille de mon entrée dans laRomancie, je n’ai pas manqué de le retrouver à la sortie du pays,comme on verra dans la suite. Il y a pourtant un moyen de sedébarasser de bonne heure de ces importuns qui interviennent dansune histoire, et dont on ne sçait plus que faire ; c’est deles tuer tout aussitôt, ou de les faire mourir de maladie. Mais àdire le vrai, l’expédient est odieux, et on a sçû mauvais gré à undes derniers voyageurs, d’avoir fait inhumainement mourir tant demonde.

Mais à propos de mémoire, je m’apperçois queje parle tout seul, et j’oublie que j’ai un compagnon qui auroit dûpartager avec moi le récit que je viens de faire. J’en demandepardon à mes lecteurs, et je vais réparer ma faute dans le chapitresuivant. Il est pourtant bon d’avertir que nous autres ecrivainsromanciens, ne connoissons aucune de ces belles régles que Lucienet tant d’autres ont données pour écrire l’histoire, par la raisonque nous avons un privilege particulier pour écrire tout ce quinous vient à l’esprit, sans nous mettre en peine de ce qu’onappelle ordre, plan, méthode, précision, vrai-semblance, ni de cequi doit suivre ou de ce qui doit précéder ; d’autant plus quenous avons toûjours à notre disposition la date des faits pourl’avancer, ou la reculer comme il nous plaît. C’est ce qui me faitadmirer la précaution qu’a prise un de nos modernes annalistes, demettre à la tête de son histoire une préface raisonnée, pourjustifier fort sérieusement les faits qu’il y rapporte, comme si onne sçavoit pas qu’en qualité d’annaliste romancien il a droit dedire les choses les moins vrai-semblables, sans qu’on ait celui des’en formaliser.

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