Voyage du Prince Fan – Federin dans la romancie

Chapitre 6

 

De la haute et basse Romancie.

Les diverses réflexions que nous fîmes sur lalangue romancienne, donnerent occasion au Prince Zazaraph dem’apprendre un point de géographie que j’ignorois ; c’estqu’il y avoit une haute et basse Romancie.

Nous sommes ici, me dit-il, dans la hauteRomancie, et elle est aisée à distinguer de la basse par toutes lesmerveilles dont elle est remplie, et que vous avez dû remarquer envenant ici ; au lieu que la basse Romancie est assez semblableà tous les pays du monde. Car par exemple dans la basse Romancieune prairie est une prairie, et un ruisseau n’est qu’unruisseau : mais dans la haute Romancie une prairie estessentiellement émaillée de fleurs, ou du moins couverte d’un beaugazon, et un ruisseau ne manque jamais de rouler des eaux d’argentou de crystal sur de petits cailloux pour leur faire faire un douxmurmure qui endorme les amans, ou qui réveille les oiseaux. Mais,ajoûta-t-il, vous serez peut-être bien aise d’apprendre l’originede cette distinction. Il est vrai, lui dis-je, car tout ce que jevois et ce que j’entends, ne fait qu’exciter de plus en plus macuriosité. Je le conçois aisément, reprit-il, et je crains même quevous ne me fassiez secretement un crime de vous arrêter silong-tems dans cette forêt où vous ne voyez rien de nouveau, aulieu de vous mener à quelque habitation. Levons-nous donc, et nouscontinuerons en marchant notre conversation.

Autrefois, continua-t-il, la Romancie étoit unpays fort borné. Aussi n’y recevoit-on que peu d’habitans, encoreétoient-ils tous choisis entre les princes et les héros les pluscélébres. On se souvient du nom et des avantures de ces premiershabitans de la Romancie, entr’autres d’Artus et des chevaliers dela table ronde, Palmerin d’Olive, et Palmerin d’Angleterre,Primalem de Grece, Perceforêt, Amadis, Roland, Merlusine, etplusieurs autres dont je ne me rappelle pas les noms. Rien n’est sibrillant que leur histoire. On les voyoit se signaler par milleexploits inoüis pêle mêle avec les génies, les fées, lesenchanteurs, les géans, les endryagues, les monstres, toûjourscombattans, jamais vaincus. Aussi le ciel et la terre s’intéressantà leurs succès, leur prodiguoient continuellement les plus grandsmiracles. Ce qui faisoit de la Romancie le plus beau pays du monde.Mais un si grand éclat ne manqua pas d’attirer beaucoup d’étrangersdans le pays, entr’autres Pharamond, Cléopatre, Cassandre, Cyrus,Polexandre, grands personnages à la vérité, mais qui n’étant paspour ainsi dire nés héros comme les premiers, et ne l’étant que parimitation, demeurerent beaucoup au-dessous de leurs modéles.Cependant comme ils avoient une valeur et une vertu vraimentextraordinaire, on leur donna place dans la haute Romancie. Maisles choses dégénérerent bien autrement dans la suite ; car onreçût dans la Romancie jusqu’aux plus vils sujets, des avanturiers,des valets, des gueux de profession, des femmes de mauvaise vie. Cen’est pas que plusieurs zélateurs romanciens n’ayent fait leursefforts pour rétablir toute la gloire et le sublime merveilleux destems passés ; de-là sont venus les héros et les princes desfées, ceux des mille et une nuit, des contes chinois, et beaucoupd’autres semblables ; mais on voit dans leur histoire lesmerveilles mêlées avec tant de choses puériles, communes etvulgaires, qu’on ne sçait dans quelle classe il faut les ranger.Enfin pour éviter la confusion, on a pris le parti de diviser laRomancie en haute et basse. La premiere est demeurée aux princes etaux héros célébres : la seconde a été abandonnée à tous lessujets du second ordre, voyageurs, avanturiers, hommes et femmes demédiocre vertu. Il faut même l’avoüer à la honte du genre humain.La haute Romancie est depuis long-tems presque déserte, comme vousavez pû vous en appercevoir dans ce que vous en avez vû, au lieuque la basse Romancie se peuple tous les jours de plus en plus.Aussi les fées et les génies se voyant abandonnés, et presque sanspratique, ont pris la plûpart le parti de s’en aller, les uns dansles espaces imaginaires, les autres dans le pays des songes. C’estce qui fait que vous ne voyez plus la Romancie ornée comme elleétoit autrefois d’une infinité de châteaux de crystal, de toursd’argent, de forteresses d’airain, ni de palais enchantés.

Que je suis fâché, lui dis-je enl’interrompant, de ne pouvoir pas être témoin d’un si beauspectacle ! Il me seroit fort aisé, reprit-il, de vous fairevoir deux châteaux de cette espéce assez près d’ici, si nous étionsvous et moi assez las de notre liberté, pour consentir à la perdre.à une lieuë d’ici sur la main droite, il y en a un qui est habitépar la fée Camalouca. Rien de si brillant ni de si magnifique queles appartemens, les galeries, les salles qui composent cepalais ; mais rien de si dangereux que d’en approcher. à troiscens pas tout à l’entour, la fée a formé une espéce de tourbilloninvisible, qui entraîne en tournoyant tous ceux qui ont le malheurou la fatale curiosité d’y entrer. Emportés ainsi jusqu’à la courdu château, ils sont à l’instant engouffrés dans de grands vases decrystal pleins d’eau, et au moment qu’ils y entrent, la fée leursouffle sur le dos une grosse bulle d’air qui s’y attache, et quipar sa légéreté les tient suspendus dans l’eau, où ils ne font quetourner, monter et descendre sans cesse. On les voit au travers ducrystal, et cet assemblage de diverses figures fait un assortimentbizarre, dont la méchante fée se divertit : car on y voit pêlemêle des dames et des seigneurs, des pontifes et des prêtresses,des animaux de toute espéce, des monstres grotesques, et millefigures différentes, qui se broüillent et se mêlentcontinuellement. C’est sur ce modele qu’on fait en Europe de ceslongues phioles pleines d’eau, que l’on remplit de petitsmarmouzets d’émail. L’autre palais qui est à main gauche, est lademeure de la fée Curiaca, c’est bien le plus dangereux caracterequ’il y ait dans toute la Romancie. Comme elle a beaucoupd’agrémens, rien ne lui est si aisé que de captiver les cœurs detous ceux qui la voyent, et elle s’en fait un plaisir malin. Elleles mene ensuite promener dans ses jardins, sur le bord d’unefontaine ou d’un canal, et là lorsqu’ils s’y attendent le moins,elle les métamorphose en oiseaux, qu’elle contraint par un effet deson pouvoir magique, à tenir continuellement leur long bec dansl’eau, les laissant des années entiéres dans cette ridiculeattitude. C’est là tout le fruit qu’on retire des soins qu’on lui arendus ; et c’est aussi ce qui a fondé le proverbe de tenirquelqu’un le bec dans l’eau. Mes lecteurs sont des personnes detrop bon goût pour ne pas sentir que ces récits sont extrêmementagréables, et il est par conséquent inutile de les avertir qu’ilsme firent beaucoup de plaisir ; je souhaite qu’ils en trouventautant dans la lecture du chapitre suivant.

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