Voyage du Prince Fan – Federin dans la romancie

Chapitre 1

 

Voyage merveilleux du Prince Fan-Férédindans la romancie. Départ du Prince Fan-Férédin pour laromancie.

Je pourrois, suivant un usage assez reçû,commencer cette histoire par le détail de ma naissance, et de tousles soins que la Reine Fan-Férédine ma mere prit de monéducation ; c’étoit la plus sage et la plus vertueuseprincesse du monde ; et sans vanité, j’ai quelquefois oüidire, que par la sagesse de ses instructions elle avoit sçû merendre en moins de rien un des princes les plus accomplis que l’oneût encore vûs. Je suis même persuadé que ce récit, orné de bellesmaximes sur l’éducation des jeunes princes, figureroit assez biendans cet ouvrage ; mais comme mon dessein est moins de parlerde moi-même, que de raconter les choses admirables que j’ai vuës,j’ai crû devoir omettre ce détail, et toute autre circonstanceinutile à mon sujet.

La Reine Fan-Férédine aimoit assez peu lesromans ; mais ayant lû par hasard dans je ne sçai quelouvrage, composé par un auteur d’un caractere respectable, que rienn’est plus propre que cette lecture pour former le cœur et l’espritdes jeunes personnes, elle se crût obligée en conscience de mefaire lire le plus que je pourrois de romans, pour m’inspirer debonne heure l’amour de la vertu et de l’honneur, l’horreur du vice,la fuite des passions, et le goût du vrai, du grand, du solide, etde tout ce qu’il y a de plus estimable. En effet, comme je suis né,dit-on, avec d’assez heureuses dispositions, je ressentis bien-tôtles fruits d’une si loüable éducation. Agité de mille mouvemensinconnus, le cœur plein de beaux sentimens, et l’esprit rempli degrandes idées, je commençai à me dégoûter de tout ce quim’environnoit. Quelle différence, disois-je, de ce que je vois etde tout ce que j’entends, avec ce que je lis dans les romans !Je vois ici tout le monde s’occuper d’objets d’intérêt, de fortune,d’établissement, ou de plaisirs frivoles. Nulle avanturesinguliere : nulle entreprise héroïque. Un amant, si on l’encroyoit, iroit d’abord au dénouëment, sans s’embarrasser d’aucunpréliminaire. Quel procédé ! Pourquoi faut-il que je sois nédans un climat où les beaux sentimens sont si peu connus ?Mais pourquoi, ajoûtois-je, me condamner moi-même à passertristement mes jours dans un pays où l’on ne sçait point estimerles vertus héroïques ? J’y regne, il est vrai, mais quellesatisfaction pour un grand cœur de regner sur des sujets presquebarbares ? Abandonnons-les à leur grossiereté, et allonschercher quelque glorieux établissement dans ce pays merveilleuxdes romans, où le peuple même n’est composé que de héros.

Telles furent les pensées qui me vinrent àl’esprit, et je ne tardai pas à les mettre en exécution. Aprèsm’être muni secretement de tout ce que je crûs nécessaire pour monvoyage, je partis pendant une belle nuit au clair de la lune, pourtenter, en parcourant le monde, la découverte que je méditois. Jetraversai beaucoup de plaines, je passai beaucoup demontagnes ; je rencontrai dans mon chemin des châteaux et desvilles sans nombre ; mais ne trouvant par-tout que des payssemblables à ceux que je connoissois déja, et des peuples quin’avoient rien de singulier, je commençai enfin à m’ennuyer de lalongueur de mes recherches. J’avois beau m’informer et demander desnouvelles du pays des romans ; les uns me répondoient qu’ilsne le connoissoient pas même de nom : les autres me disoientqu’à la vérité ils en avoient entendu parler, mais qu’ilsignoroient dans quel lieu du monde il étoit situé. La seule chosequi soûtenoit mon courage dans la longueur et la difficulté del’entreprise, c’est la réflexion que je faisois, qu’après tout ilfalloit bien que la romancie fût quelque part, et que ce ne pouvoitpas être une chimere. Car enfin, disois-je, si ce pays n’existoitpas réellement, il faudroit donc traiter de visions ridicules et defables puériles tout ce qu’on lit dans les romans. Quelleapparence ! Eh ! Que faudroit-il donc penser de tant depersonnes si raisonnables d’ailleurs qui ont tant de goût pour ceslectures, et de tant de gens d’esprit qui employent leurs talens àcomposer de pareils ouvrages ? Cependant malgré cesréflexions, j’avoue que je fus quelquefois sur le point de merepentir de mon entreprise, et qu’il s’en fallût peu que je neprisse la résolution de retourner sur mes pas. Mais non, me dis-je,encore une fois à moi-même : après en avoir tant fait, ilseroit honteux de reculer. Que sçais-je si je ne touche pas auterme tant desiré ? J’y touchois en effet sans le sçavoir, etvoici comment la chose arriva par un accident bizare, qui par-toutailleurs m’auroit coûté la vie.

Après avoir monté pendant plusieurs heures lesgrandes montagnes de la Troximanie, j’arrivai enfin avec beaucoupde peine jusqu’à leur cime, conduisant mon cheval par la bride. Là,je sentis tout-à-coup que la terre me manquoit sous lespieds ; en effet mon cheval roula d’un côté de la montagne, etje culbutai de l’autre, sans sçavoir ce que je devins depuis cemoment jusqu’à celui où je me trouvai au fond d’un affreuxprécipice, environné de toutes parts de rochers effroyables. Il estvisible que quelque bon génie me soutint dans ma chûte pourm’empêcher d’y périr ; et je m’en serois apperçû dès-lors sij’avois eû toutes les connoissances que j’ai acquises depuis. Maisla pensée ne m’en vint point, et j’attribuai à un heureux hasard cequi étoit l’effet d’une protection particuliere de quelque fée, dequelque génie favorable, ou de quelqu’une de ces petites divinitésqui voltigent dans le pays des romans en plus grand nombre que lespapillons ne volent au printems dans nos campagnes. On n’auracependant pas de peine à comprendre que dans la situation où je metrouvai, après avoir levé les yeux au ciel pour contempler lahauteur énorme d’où j’étois tombé, et avoir envisagé toutel’horreur des lieux qui m’environnoient, je dûs m’abandonner auxplus tristes réflexions. « pauvre Fan-Férédin, que vas-tudevenir dans cette horrible solitude… par où sortiras-tu de cesantres profonds… tu vas périr… » O que je dis de chosestouchantes, et que je me plaignis éloquemment du destin, de lafortune, de mon étoile, et de tout ce qui me vint à l’esprit !Mais on va voir combien j’avois tort de me plaindre ; et parle droit que j’ai acquis dans le pays des romans de faire desréflexions morales, je voudrois que les hommes apprissent une bonnefois par mon exemple, à respecter les décrets suprêmes qui reglentleur sort, et à ne se jamais plaindre des événemens qui leursemblent les plus contraires à leurs desirs. Cependant la nuit quiapprochoit, redoubloit mon inquiétude, et je me hâtai de profiterdu peu de jour et de forces qui me restoient pour sortir, s’ilétoit possible, de l’abîme où j’étois. En vain aurois-je essayé degagner les hauteurs : elles étoient trop escarpées. Il ne merestoit qu’à chercher dans les fonds une issuë pour me conduire àquelque endroit habité, ou du moins habitable. Nul vestige desentier ne s’offrit à ma vûë. Sans doute j’étois le premier hommequi fût descendu dans ce précipice. Je fûs ainsi réduit à me faireune route à moi-même, et en effet je fis si bien, en grimpant etsautant de rocher en rocher, tantôt m’accrochant aux brossailles,tantôt me laissant couler sur le dos ou sur le ventre, qu’aprèsavoir fait quelque chemin de cette maniere, j’arrivai à un endroitplus découvert et plus spatieux.

Le premier objet qui me frappa la vûë, fût uneespece de cimetiere, un charnier, ou un tas d’ossemens d’une especesinguliere. C’étoient des cornes de toutes les figures, de grandsongles crochus, des peaux seches de dragons ailés, et de longs becsd’oiseaux de toute espece. Je me rappellai aussi-tôt ce que j’avoislû dans les romans, des griffons, des centaures, des hippogriffes,des dragons volans, des harpies, des satyres, et d’autres animauxsemblables, et je commençai à me flatter que je n’étois pas loin dupays que je cherchois. Ce qui me confirma dans cette idée, c’estqu’un moment après je vis sortir de l’ouverture d’un antre uncentaure, qui venant droit à l’endroit que j’observois, y jetta unegrande carcasse d’hippogriffe qu’il avoit apportée sur son dos,après quoi il se retira, et s’enfonça dans l’antre d’où il étoitsorti. Quoique je connusse parfaitement les centaures, par leslectures que j’avois faites, et que d’ailleurs je ne manque pointde courage, j’avoue que cette premiere vûë me causa quelqueémotion ; je me cachai même derriere un rocher pour observerle centaure jusqu’à ce qu’il se fût retiré ; mais alorsreprenant mes esprits, et m’armant de résolution : qu’ai-je àcraindre, dis-je en moi-même, de ce centaure ? J’ai lû danstous les romans que les centaures sont les meilleures gens dumonde. Loin d’être ennemis des hommes, ils sont toûjours disposés àleur rendre service, et à leur apprendre mille secrets curieux,témoin le centaure Chiron. Peut-être celui-ci me portera-t-il aupays des romans ; du moins il ne refusera pas de me tirer deces horribles lieux. Je marchai aussi-tôt vers l’antre, etm’arrêtant à l’entrée, je l’appellai à haute voix en cestermes : « charitable centaure, si votre cœur peut êtretouché par la pitié, soyez sensible au malheur d’un prince quiimplore votre générosité. C’est le Prince Fan-Férédin qui vousappelle ». Mais j’eus beau appeller et élever ma voix,personne ne parut.

Plein d’inquiétude et d’une frayeur secrete,j’entrai dans la caverne, et je vis que c’étoit un cheminsoûterrain qui s’enfonçoit beaucoup sous la montagne. Quel partiprendre ? Je n’en trouvai pas d’autre que de suivre lecentaure, jugeant qu’il n’étoit pas possible que je ne lerencontrasse, ou que je ne me fisse bien-tôt entendre à lui. Maisavouerai-je ici ma foiblesse, ou ne l’avouerai-je pas ?Faut-il parler ou me taire ? Voilà une de ces situationsdifficiles, où j’ai souvent vû dans les romans les héros quiracontent leurs avantures, et dont on ne connoît bien l’embarrasque lorsqu’on l’éprouve soi-même. Après tout, comme j’ai remarquéque tout bien considéré, ces messieurs prennent toûjours le partid’avouer de bonne grace, j’avoue donc aussi qu’à peine j’eus faitcent pas dans ce profond souterrain, en suivant toûjours le rocherqui servoit de mur, que saisi d’horreur de me voir dans un lieu siaffreux sans sçavoir par quelle issuë j’en pourrois sortir, je melaissai tomber de foiblesse, et presque sans connoissance. Il m’enresta cependant assez pour me souvenir que dans une situation à peuprès semblable, le célebre Cleveland avoit eu l’esprit des’endormir ; et trouvant l’expédient assez bon, je ne balançaipas à l’imiter. Mais après un tel aveu, il est bien juste que je medédommage par quelque trait qui fasse honneur à mon courage. Je merelevai donc bien-tôt après, et considérant qu’il falloit merésoudre à périr dans ces profondes ténebres des entrailles de laterre, ou trouver le moyen d’en sortir, je résolus de continuer maroute jusqu’où elle me pourroit conduire. Qu’on se représente unhomme marchant sans lumiere dans un boyau étroit de la terre à deuxlieuës peut-être de profondeur, obligé souvent de ramper, de sereplier, de se glisser comme un serpent dans des passages serrés,sans pouvoir avancer qu’en tâtant de la main, et qu’en sondant dupied le terrain.

Telle étoit ma situation, et on aura sansdoute de la peine à en imaginer une plus affreuse. Le souvenir decette avanture me fait encore tant d’horreur, que j’en abrége lerécit. Mais ce que je ne puis m’empêcher de dire, c’est que je n’aijamais mieux reconnu qu’alors la vérité de ce que j’ai vû dans tousles romans, qu’on n’est jamais plus près d’obtenir le bien qu’ondésire, qu’au moment que l’on en paroît le plus éloigné : carvoici ce qui m’arriva. Après avoir marché long-tems de la façon queje viens de raconter, je crus que je commençois à appercevoirquelque foible lumiere. J’eus peine d’abord à me le persuader, etje l’attribuai à un effet de mon imagination inquiéte et troublée.Cependant j’apperçus bien-tôt que cette lumiere augmentoitsensiblement, et je n’en pûs plus douter, lorsque je vis que jecommençois à distinguer les objets. ô quelle joye je ressentis dansce moment ! Tout mon corps en tressaillit, et je ne connoispoint de termes capables de l’exprimer. Je ne comprends pas encorecomment ce passage subit d’une extrême tristesse à un si grandexcès de joye, ne me causa pas une révolution dangereuse. Quoiqu’ilen soit, voyant que le jour augmentoit toûjours, et jugeant que lasortie que je cherchois ne devoit pas être éloignée, je doublai lepas, ou plûtôt je courus avec empressement pour y arriver. Je latrouvai en effet, et je vis… le dirai-je ? Oüi, je vis leschoses les plus étonnantes, les plus admirables, les pluscharmantes qu’on puisse voir. Je vis en un mot le pays des romans.C’est ce que je vais raconter dans le chapitre suivant.

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