Assez ! Extrait du journal d’un peintre défunt

Assez ! Extrait du journal d’un peintre défunt

d’ Ivan Sergeyevich Turgenev

Chapitre 1

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Chapitre 2

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Chapitre 3

« Assez ! » me disais-je à moi-même, en gravissant péniblement le flanc d’une montagne escarpée qui s’élevait depuis les rives d’un fleuve paisible. « Assez ! » me répétai-je, en humant l’haleine résineuse d’un bosquet de sapins, particulièrement odorante dans la fraîcheur du crépuscule… « Assez ! » me dis-je de nouveau en m’asseyant sur un tertre moussu qui surplombait le fleuve, les yeux fixés sur les vagues sombres et paresseuses que dominaient les tiges vert clair des joncs… Assez,assez remué, assez erré : il est temps de rentrer en soi-même, de se prendre la tête à deux mains, et d’ordonner à son cœur de ne plus battre.

Suffit de se laisser griser par la caresse des sensations troubles et captivantes, de poursuivre chaque forme nouvelle du Beau, d’essayer de saisir le frisson par ses ailes puissantes et ténues… J’ai tout goûté…, vécu toutes les sensations… Je suis las…

Que me fait, à moi, le soleil levant, qui, à chaque instant,conquiert de nouveaux espaces du ciel et s’embrase comme une passion triomphante ? Que me fait le rossignol, qui se cache dans un buisson tout couvert de rosée, à deux pas de moi, dans le silence, dans la paix et dans l’éclat du soir, et me révèle sa présence par un chant magique ? On pourrait croire, à l’entendre, qu’il n’y a encore jamais eu de rossignol et qu’il est le premier qui chante le premier chant du premier amour… Toutes ces choses ont existé, pourtant, et se sont répétées des milliers de fois… Quand je songe qu’il en sera de même jusqu’à la fin des siècles, qu’il y a une règle immuable, une loi, eh bien, le dépit me gagne. Mais oui, le dépit !

 

Chapitre 4

Ah ! j’ai bien vieilli ! Autrefois, rien de tel ne meserait venu à l’esprit… Je dis : autrefois, entendez aux joursheureux où je m’embrasais comme le soleil et chantais comme lerossignol.

Allons, il faut l’avouer : tout est devenu bien terne autour demoi et la vie n’a plus de couleur. Et d’ailleurs, la lumière quiéclaire tout et lui donne force et signification, la lumière quirayonne du cœur de l’homme, cette lumière-là s’est éteinte enmoi-même… Pas encore tout à fait, à vrai dire : elle est enveilleuse, elle sommeille à peine, sans éclat, sans chaleur.

Une fois, à Moscou, je me suis approché de la fenêtre grillagéed’une petite église vétuste et me suis appuyé contre elle : Ilfaisait nuit sous les voûtes basses ; une veilleuse oubliéeclignotait faiblement de sa petite lumière rougeâtre devant unevieille icône. À peine distinguait-on les lèvres du saint visage,des lèvres sévères, douloureuses : une morne obscurité régnait toutautour, prête à étouffer sous sa pénombre le faible rayonnement del’inutile lumière… À présent, mon cœur est comme cette lumière,comme ces ténèbres…

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