La Caravane – Contes orientaux

La Caravane – Contes orientaux

de Wilhelm Hauff

AVERTISSEMENT

Né le 29 novembre 1802, à Stuttgart, Wilhelm Hauff, l’auteur de ces contes, mourut dans la même ville, le 18novembre 1827.

Il n’avait pas vingt-cinq ans, et sa carrière littéraire, commencée vers 1825, en avait duré à peine deux !

Son trop court passage à travers le monde des lettres ne laissa pas cependant d’être remarqué, et ses poésies,ses romans, ses contes, ses fantaisies, ses nouvelles, ses esquisses, dont le recueil entier a été publié, en 1840, à Stuttgart, par les soins de M. Gustave Schwab, son ami,faisaient présager le plus brillant avenir.

Ce n’est pas ici le lieu d’apprécier dans son ensemble cet esprit fin et délicat, qui savait allier à la fois,dans un mélange non moins piquant que rare, la fraîcheur de sentiment la plus exquise à la verve comique la plus franche. Plus tard, peut-être essayerons-nous de faire quelque nouvel emprunt à Hauff, et nous aurons alors occasion de revenir plus longuement sur cet auteur et sur ses mérites divers. Qu’il nous suffise aujourd’hui, nous bornant à ses contes d’enfants, de constater ce simple fait, qui en dit à lui seul plus que de longs éloges :le calife Gigogne, le petit Mouck, le tailleur Labakan et son aiguille qui coud toute seule, sont, parmi la population enfantine de l’Allemagne, des personnages non moins célèbres que, chez nous,Barbe-Bleue, le Petit-Poucet, Peau-d’Âne, ou Riquet à la Houppe.

Si nous avons réussi à ne pas trop défigurer notre auteur en l’habillant à la française, nous espérons qu’il pourra obtenir du jeune public auquel nous le présentons comme un ami un peu de cette sympathie dont il est en possession depuis longtemps déjà de l’autre côté du Rhin.

A.T.

Chapitre 1 LA CARAVANE

Un jour, une grande caravane traversait ledésert. Rien n’apparaissait encore sur la plaine immense que lesable et le ciel, mais déjà l’on entendait vaguement résonner dansle lointain les clochettes et les grelots d’argent des chameaux etdes chevaux. Un épais nuage de poussière soulevé par la marche desvoyageurs ne tarda pas du reste à annoncer leur approche, querévélait en même temps, chaque fois qu’un souffle d’air venaitbalayer la plaine, une sorte de fourmillement lumineux produit parle reflet du soleil sur les armes et les costumes.

Ainsi se présenta la caravane aux yeux d’unpersonnage qui, de son côté, s’avançait à sa rencontre monté sur uncheval magnifique. Les flancs du noble animal étaient recouvertsd’une large peau de tigre, autour de laquelle cliquetaient,suspendus à des courroies de couleur amarante, des grelots de métalet des croissants d’ivoire entremêlés de grosses houppes de soie,tandis que sa tête balançait avec fierté un élégant panache deplumes de héron. Le costume du cavalier répondait au splendideharnachement de sa monture : un turban blanc brodé d’ortranchait vivement sur sa pelisse et ses larges pantalonsrouges ; des bottes de maroquin chamarrées de dessinsmulticolores protégeaient ses jambes, et la ceinture de cachemirequi ceignait ses reins supportait, en le laissant voir à demi, unriche yatagan au fourreau ciselé, au pommeau d’agate, et dont lalame devait être à coup sûr du plus fin acier de Damas. Quant aucavalier lui-même, il avait quelque chose d’étrange et de faroucheà la fois. Son turban profondément enfoncé sur son front, ses yeuxqui reluisaient d’un feu sombre sous ses sourcils touffus, salongue barbe descendant à flots épais sur sa poitrine, enfin sonnez recourbé comme le bec d’un oiseau de proie, tout contribuait àlui donner une mine fière et sombre devant laquelle il étaitimpossible de se défendre d’une certaine émotion.

Lorsque le cavalier ne fut plus qu’à cinquantepas de l’avant-garde de la caravane, il rendit les rênes à soncheval, qui le porta en un clin d’œil à la tête du convoi. C’étaitun événement si extraordinaire de voir chevaucher un homme seul àtravers le désert que les éclaireurs, craignant une surprise,abaissèrent aussitôt la pointe de leurs lances.

« À qui en avez-vous ? cria lecavalier en se voyant reçu si belliqueusement. Croyez-vous doncqu’un homme seul puisse arrêter votre caravane ? »

Les éclaireurs, confus de leur précipitation àse mettre en défense, relevèrent leurs lances, tandis que leur chefs’approchait de l’étranger pour savoir de lui ce qu’ildésirait.

« Quel est le maître de cettecaravane ? demanda le cavalier.

– Elle n’appartient pas à une seule personne,répondit celui auquel il s’adressait, mais à plusieurs marchandsqui reviennent de la Mecque dans leur patrie, et que nousaccompagnons à travers le désert, afin de les protéger contre toutemauvaise rencontre.

– Conduis-moi donc auprès de tes marchands,demanda l’étranger.

– Je ne le puis en ce moment, répondit leguide. Il nous faut pousser plus loin sans retard ; etd’ailleurs les marchands sont au moins à un quart d’heure enarrière de nous ; mais, si vous voulez cheminer avec moijusqu’à ce que nous nous arrêtions pour le repos de midi, il mesera possible alors de vous satisfaire. »

L’étranger ne fit aucune réflexion. Il pritune longue pipe qui était attachée à l’arçon de sa selle, et se mità fumer à larges bouffées, tout en marchant à côté du conducteur del’avant-garde.

Celui-ci, fort intrigué par la soudaineapparition de l’inconnu, ne savait pas trop comment se comporter àson égard. Il aurait bien voulu savoir son nom ; mais iln’osait pas le lui demander directement et s’efforçait d’engageradroitement la conversation. Après avoir longuement ruminé, il crutenfin avoir trouvé une entrée en matière assez convenable. Setournant donc tout à coup vers l’étranger en esquissant un souriregracieux : « Vous fumez là de bon tabac !s’écria-t-il.

– Oui, » fit l’inconnu d’un ton bref, encontinuant d’aspirer à intervalles égaux la vapeur dulatakieh ; et ce fut tout.

Ce oui tout sec déconcerta un peu notrecurieux, mais il ne voulut pas cependant se tenir pour battu.Pendant un gros quart d’heure encore il martela donc son cerveau,d’où il tira enfin cette phrase, qui lui paraissait tout à faittriomphante et d’un effet irrésistible sur l’esprit d’unArabe : « Votre cheval a une fameuse allure,seigneur !

– Oui ! » répondit l’inconnusouriant imperceptiblement ; et secouant la cendre de sa pipe,il la laissa retomber à ses côtés sans ajouter une syllabe.

Deux fois repoussé avec perte dans sestentatives de dialogue, le pauvre guide comprit qu’il devait serésigner à ne rien savoir. Aussi bien n’avait-il plus le temps dechercher quelque autre moyen d’en venir à ses fins : on étaitarrivé à l’endroit où se devait faire la halte de midi.

Après avoir posé ses gens en sentinelles, leguide s’arrêta lui-même avec l’étranger pour laisser arriver legros de la caravane.

Trente chameaux pesamment chargés etaccompagnés de leurs conducteurs se présentèrent d’abord, et furentbientôt suivis des cinq marchands dont avait parlé le guide.C’étaient pour la plupart des hommes d’un âge déjà avancé et d’unextérieur sérieux et grave, un seul excepté, qui paraissaitbeaucoup plus jeune que les autres, comme aussi plus vif et plusgai. Une grande quantité de chameaux et de chevaux de transportfermait la marche.

Le campement fut établi aussitôt : lesmarchands au centre ; autour d’eux, les gens de leursuite ; un peu plus loin, les chameaux et les chevaux, et plusloin encore, formant le cercle, les gens de l’escorte, avec leurslongues lances, dont le fer se détachait aigu et menaçant sur lebleu du ciel.

Une vaste tente de soie rayée de rouge et deblanc se dressait au milieu des autres et se distinguait entretoutes par son ampleur et sa magnificence. Au moment où leconducteur de la caravane en souleva le rideau, afin d’y introduirel’étranger, les cinq marchands, accroupis sur de riches coussins,venaient de commencer leur repas ; des esclaves éthiopiens lesservaient et circulaient autour d’eux, silencieux et rapides commedes ombres.

 

« Qu’y a-t-il ? » s’écria l’undes marchands en apercevant le guide.

Mais avant que celui-ci eût trouvé une formuled’introduction convenable, l’étranger prit la parole etdit :

« Je me nomme Sélim Baruch, je suis deBagdad. Je revenais d’un pèlerinage à la Mecque en compagnie deplusieurs de mes compatriotes, lorsqu’à deux journées d’ici environune bande de voleurs nous attaqua et me fît prisonnier. J’ai réussià tromper la vigilance de mes gardiens et à m’échapper de leurcamp ; mais perdu au milieu du désert, seul, sans ressourcesd’aucune sorte, sans aliments, sans eau, sans guide, j’errais auhasard, et je n’aurais pas tardé à périr sans doute ou à tomberdans quelque nouvelle embuscade, lorsque le Prophète a permis quej’entendisse dans le lointain les clochettes de votre caravane, etje me suis avancé alors à votre rencontre. Permettez-moi de voyagerdans votre société ; vous n’aurez pas secouru un ingrat, jevous le jure ! Et si jamais vous venez à Bagdad, peut-être mesera-t-il donné de pouvoir vous obliger à mon tour. Je suis leneveu du grand vizir.

– Sélim Baruch, dit le plus vieux desmarchands d’un ton à la fois cordial et grave, sois le bienvenusous notre tente ! C’est une grande joie pour nous de pouvoirte venir en aide. Assieds-toi donc, et mange et bois avecnous. »

Et Sélim Baruch prit place à côté desmarchands, et il mangea et but avec eux.

Après le repas, les esclaves apportèrent dessorbets et des pipes, et les marchands se mirent à fumer,silencieux et graves. Rangés autour de la tente, immobiles, lesjambes croisées, le dos enfoncé dans de moelleux coussins, les yeuxdemi-voilés, leur esprit paraissait entièrement absorbé dans lacontemplation des nuages de fumée bleuâtre que rejetait leur bouchemuette, et qui montaient et se perdaient dans l’air en se tordanten spirales capricieuses. Aucun bruit ne s’élevait au dehors, si cen’est, à de longs intervalles, le hennissement plaintif de quelquecavale cherchant l’air et n’aspirant que le sable embrasé. Le plusjeune des marchands rompit enfin ce silence méditatif, ets’adressant à ses compagnons :

« Voici trois jours déjà, s’écria-t-ilaprès un long bâillement, que nous sommes ainsi, à cheval ou àtable, en marche ou au repos, sans distraction, sans plaisirsd’aucune sorte ; pour ma part, cela commence, je vousl’avouerai, à m’ennuyer furieusement, et d’autant plus que j’aimeassez, après le repas, à me procurer quelque divertissement. Danseou musique, n’importe ! cela aide à la digestion et reposel’esprit des sérieuses pensées, Voyons, mes chers amis, je périsd’ennui si vous ne venez à mon aide. Ne savez-vous donc rien,dites-moi, qui puisse rompre un peu la monotonie de nosjournées ? »

Les quatre vieux marchands fumèrent plus fortet parurent se plonger plus profondément encore dans leursméditations.

Mais l’étranger prenant la parole :« Permettez-moi, dit-il au jeune homme, de vous faire uneproposition. Les plaisirs que nous pouvons nous procurer ici nesauraient être très variés, sans doute ; mais si l’un de nousvoulait bien cependant raconter aux autres, à chaque halte, quelquehistoire, quelque aventure de sa vie, ou mieux encore, quelqu’un deces contes naïfs et plaisants qui se transmettent de génération engénération, qui ont amusé l’enfance de nos grands-pères avant lanôtre et qui égayeront après nous nos arrière-neveux, peut-être quecet intermède pourrait déjà, faute de mieux, nous apporter un peude distraction.

– Sélim Baruch, tu as bien parlé ! ditAchmet, le plus vieux des marchands ; nous agréons taproposition. Je ne sais rien, pour ma part, de plus amusant que lescontes d’enfants : l’action y est vive toujours, et jamais nes’attarde et ne se noie en de longs verbiages ; les événementsqui s’y déroulent sont faux, impossibles, absurdes souvent, si l’onveut, mais les sentiments des personnages sont réels, humains, etc’est là l’essentiel, à mon sens, et la seule vérité dont on doives’inquiéter en matière de contes. Enfin, et pour considérationdernière, la vertu s’y trouve toujours récompensée, et cela reposeun peu du spectacle du monde, où malheureusement il n’en est pastoujours ainsi !

– Je suis heureux que vous approuviez monidée, reprit Sélim, et, pour payer ma bienvenue, jecommencerai. »

Les cinq marchands se rapprochèrentjoyeusement les uns des autres et firent asseoir l’étranger aumilieu d’eux. Attentifs au moindre signe, les esclaves accoururent.Aussitôt les tasses furent remplies, les pipes chargées, l’eau desnarguilehs renouvelée, et des charbons ardents apportés pour lesallumer. Pendant ce temps, et pour s’éclaircir la voix, Sélimbuvait à petites gorgées un sorbet au cédrat. Après qu’il eut fini,il passa légèrement sa main dans sa longue barbe pour l’écarter deses lèvres et commença ainsi : « Je vais donc vousraconter l’histoire du calife Cigogne. »

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