Les Contes de nos pères

Les Contes de nos pères

de Paul Féval (père)

LE PETIT GARS.

I. – L’HOSPITALITÉ.

La paroisse de Cournon se cache au fond d’une riante vallée qu’arrose le lent et tortueux courant de la rivière d’Oust. Son petit clocher dépasse à peine les toits de chaume de ses cabanes, lesquelles, au nombre de trente au plus, se groupent au hasard sur un microscopique mamelon. De loin, on les prendrait pour un troupeau de brebis qu’une panique aurait rassemblées en ce lieu ; on s’attend presque à les voir tout à coup redescendre la colline et bondir par les hautes herbes, le long des bords aplatis de la rivière.

Les vieilles gens de la paroisse de Cournon savent de belles histoires de revenants qu’ils content aux veillées d’été, dans la grange de M. le recteur, – aux veillées d’hiver, sous le vaste manteau de la cheminée d’une ferme, en faisant rôtir des châtaignes sous la cendre, pour les manger ensuite, arrosées de bon cidre. Ils savent aussi de longues légendes où figurent les nobles filles des ducs, les chevaliers de la cour de Bretagne, et ces nains hideux que recélaient jadis les cavernes des Montagnes Noires, au duché de Penthièvre. Mais, ce qu’ils savent le mieux, ce sont ces drames héroïques que jouèrent les paysans bretons au temps de la chouannerie. En les contant, ils se passionnent, parce que leurs frères, leurs pères, y furent acteurs, parce que souvent eux-mêmes y jouèrent un rôle.

Le héros de Cournon, l’homme dont les conteurs de veillées aiment surtout à rappeler les hauts faits, se nommait Janet Legoff. Il était connu de ses amis, et davantage de ses ennemis sous le nom du Petit Gars. Sur ce chapitre, les bardes de la vallée de l’Oust ne tarissent point : on feraitune épopée avec leurs récits ; mais nous nous bornerons pouraujourd’hui à une simple anecdote, en demandant pardon au PetitGars d’en user ainsi avec sa gloire.

Vers la fin de l’année 1790, Armand deThélouars, capitaine aux gardes françaises, épousa par amourHenriette-Élise de Lanno-Carhoët, nièce de M. de Carhoët,baron de Saulnes, qui s’en était allé mourir en Amérique pourdéfendre les marchands du nouveau monde contre les marchands del’ancien : bataille où, par parenthèse, une noble épée commela sienne n’avait que faire ; mais c’était la mode alors, etcette guerre, à tout prendre, devait immortaliser le cheval blancde M. de Lafayette.

Henriette était belle de visage et plus belleencore de cœur. C’était une de ces simples et pures filles deBretagne, qui aiment et se dévouent sans faste, par nature, commeles autres vivent et respirent. Son mari l’appréciait à sa valeur,et la chérissait tendrement. Elle n’avait plus de famille depuis lamort du baron de Saulnes, son oncle, qui l’avait élevée. Le seulparent qui lui restât était M. le marquis de Graives, austèrevieillard, qui vivait fort retiré en son manoir, et que Henrietteconnaissait à peine. Les deux fils de ce marquis de Graivesservaient le roi, et passaient pour être dignes en tout du nom deleur père.

Armand de Thélouars quitta Paris au mois deseptembre de l’année 1792. Il revenait en Bretagne pour se joindreà l’association royaliste, fondée par son fameux homonyme, ArmandTuffin de la Rouarie.

Ce dernier était, lui aussi, un ancien soldatd’Amérique, où il avait acquis une grande renomméed’intrépidité ; mais, à la différence deM. de Saulnes, il avait revu son pays sain et sauf. Onsait le résultat de ses patients efforts pour soutenir le trône enruines. Mal secondé par les uns, trahi par un misérable, dont lenom, comme celui d’Érostrate, ne devrait être jamais prononcé, lemarquis de la Rouarie mourut à la tâche, et sa conspiration futétouffée. Mais l’œuvre d’un esprit de cette trempe ne peut pointêtre anéantie d’un seul coup. Il faut, pour ainsi dire, la tuerplus d’une fois pour en faire un cadavre. L’organisation que laRouarie avait imprimée à la résistance bretonne était si vivace etsi puissante, que, la tête coupée, force resta aux membres ou dumoins à quelques-uns. Dans le Morbihan, MM. de Silz et deLantivy demeurèrent en armes ; dans le Finistère,M. d’Amphernay ne remit que longtemps après sa loyale épée aufourreau. Boishardy, Caradeuc, du Bernard, Palierne, du Bois-Guy,etc., combattirent même après avoir perdu l’espoir devaincre ; le prince de Talmont, enfin, au milieu de sesdomaines héréditaires, préluda dès lors aux chevaleresques travauxqui devaient remplir sa brillante et courte carrière.

Un instant découragé par la mort de celui queles royalistes de Bretagne regardaient à bon droit comme leur chef,M. de Thélouars s’était retiré à son château, situé audelà de la Vilaine, non loin de la Roche-Bernard, avec sa femme etson enfant, âgé d’un an ; mais bientôt il reçut du Morbihandes nouvelles qui l’engagèrent à reprendre les armes.

Il partit un soir, sans suite, accompagnéseulement d’un adolescent, nommé Janet Legoff, qui était né àCournon, sur les terres de Lanno-Carhoët, et qu’Armand tenait ensingulière affection. Comme nulle retraite n’était sûre, en cestemps de malheur, il fut convenu queMme de Thélouars rejoindrait son mari,quelques jours après, aux environs de Ploërmel. Janet Legoffn’avait jamais quitté jusqu’alors sa jeune maîtresse, qu’il aimaitavec une sorte de respectueuse adoration. Il se montra fort tristede ce départ, bien que son chagrin fût combattu par ce charmeirrésistible qui attire le premier âge vers les dangereusesaventures. Il avait, à cette époque, quatorze ou quinze ans tout auplus. C’était un enfant au visage doux, timide et rêveur ; sataille était petite, mais merveilleusement prise, et l’on devinaitla force sous la grâce nonchalante de chacun de ses mouvements.Janet, comme on voit, ne ressemblait guère au commun des rudesenfants des campagnes bretonnes. Il était pourtant fils de paysanset des plus pauvres. C’était par charité que la mère d’Henriettelui avait jadis donné un asile.

Ce fut un vendredi du mois d’avril 1795, queMme de Thélouars se mit en route pourrejoindre son mari. Voyager en carrosse eût été s’exposer à desdangers presque certains. Henriette confia le petit Alain, sonfils, à une servante montée sur un mulet bâté ; elle-mêmes’assit sur un fort cheval, et le pèlerinage commença.

Aucun accident n’en troubla le début. Lapetite caravane traversa la Vilaine sans encombre au-dessus deRedon, et prit la direction de Malestroit, afin de gagner Ploërmel.Henriette avait fait dessein de passer la nuit à son manoir deCarhoët, situé dans la vallée de l’Oust, à une demi-lieue du bourgde Cournon ; mais, à la tombée de la nuit, et au moment où lacavalcade atteignait la lisière des grandes landes qui sont entreRenac et la Gacilly, un orage épouvantable éclata tout à coup.C’était un de ces ouragans mêlés de grêle qui suivent presquetoujours de près les équinoxes dans le voisinage des côtes. Lefracas de la tourmente était si fort, et l’obscurité si opaque, quela suite de Mme de Thélouars se dispersa. Elledemeura seule, au milieu de la lande, avec Marguerite, la servantequi s’était chargée du petit Alain. En plein jour, les gens du payseux-mêmes s’égarent parfois dans cet inextricable écheveau dessentiers que trace, à travers les hauts ajoncs des landes,l’insouciance du paysan morbihannais. Ces sentiers, en effet,tournent, reviennent, se bifurquent, rayonnent, se rejoignent, toutcela sans but, et probablement par hasard. Nous voudrions parierque le fameux labyrinthe de Crète n’était qu’un jeu d’enfantsauprès de la lande de Renac. Qu’on juge de la position d’Henriette,perdue dans ce désert, par une nuit de tempête, avec un pauvreenfant qui pleurait d’épouvante, et n’ayant d’autre boussole queles éblouissants éclairs qui déchiraient incessamment lesténèbres.

Effrayée et prise de cette fièvre del’inquiétude qui conseille le mouvement et ne permet pointd’attendre, la jeune femme poussa son cheval, et se recommanda à laProvidence. La servante la suivit, à demi folle de terreur.Longtemps elles errèrent ainsi dans une forêt d’ajoncs, dont lestêtes épineuses éperonnaient leurs montures. – La nuit était déjàfort avancée, lorsqu’un éclair leur montra une masse noire quiempruntait à la fugitive lueur de l’orage une effrayante et sombremajesté. Quand l’éclair se fut éteint dans l’ombre, Henrietteaperçut devant elle une lumière. La masse noire était une demeurehumaine, et, à en juger par ses dimensions, ce devait être un noblechâteau. Henriette ordonna à Marguerite de frapper à lagrand’porte, et de réclamer l’hospitalité.

On ne se pressa point d’ouvrir. – Lorsqu’onouvrit enfin, ce fut un vieux serviteur à mine revêche qui semontra sur le seuil. Au lieu de souhaiter la bienvenue aux pauvresvoyageuses, il dirigea sur elles l’âme d’une lanterne sourde,tandis que son autre main élevait, par précaution pure, le canonoctogone d’un massif pistolet. L’examen ne parut pas satisfaire levieux valet.

– Si j’avais su, grommela-t-il entre sesdents, du diable si j’aurais ouvert… Il y a un village à unehuchée[1] sur la droite, ajouta-t-il touthaut ; m’est avis que vous y passerez une bonne nuit comme jele souhaite.

Et il attira sur lui le lourd battant de laporte.

– Mon brave homme, s’écria Henriette, jesuis accablée de fatigue, et j’ignore la route. Au nom de Dieu, neme repoussez pas !

 

Le vieillard eut un instant d’hésitation.

– Le fait est que c’est un fait !murmura-t-il enfin. La jeune dame a l’air fatiguée, et la nuit estnoire comme la joue du diable… Allons !… entrez, madame…monsieur le marquis n’en saura rien.

Nos deux voyageuses ne se firent point répétercette permission. Tandis que le vieux valet refermait soigneusementla porte, Henriette regardait autour d’elle, et il lui semblait quece lieu ne lui était pas étranger.

– Monsieur n’en saura rien, répétait lebonhomme en poussant de son mieux les verrous ; il sefâcherait… Et Pierre-Paul qui ne revient pas ! faut qu’il yait du nouveau là-dessous !… Entrez, ma jeune dame, etchauffez-vous. Jésus Dieu ! il y a un enfant… pauvre innocentecréature !… Ah ! dame ! j’ai vu le temps où vousauriez été mieux reçue que cela ; mais faut se méfier, au jourd’aujourd’hui… L’enfant est joli, tout de même, et je lui souhaitedu bonheur… Mais ce Pierre-Paul qui ne revient pas !

Henriette et sa servante s’approchèrentavidement du feu de bois vert qui brûlait dans la vaste cheminée dela cuisine. Leurs vêtements étaient trempés de pluie, et le petitAlain, qui tremblait de froid et de peur, reprit son sourired’enfant joyeux en retrouvant la chaleur et la lumière. Henriettele baisa au front avec une tendresse passionnée.

– Chez qui sommes-nous, mon bravehomme ? demanda-t-elle.

– Pierre-Paul ne revient pas !répéta tristement le vieux valet, qui se nommait Bernard : –pour sûr, il y a du nouveau… Et Dieu sait ce que c’est que lenouveau, par le temps qui court !

– Madame vous demande chez qui noussommes, dit Marguerite étonnée qu’on tardât à satisfaire samaîtresse.

– Ça, c’est une autre affaire, réponditBernard sans se presser. La prudence est la mère de toutes lesvertus, et vous êtes peut-être la femme de quelque maudit… respectde vous tout de même !… de quelque maudit bleu.

 

– Je suis Henriette de Lanno-Carhoët,femme de monsieur de Thélouars.

– Jésus Dieu ! s’écriaBernard ; – la nièce de monsieur le marquis !… Et moi quine la reconnaissais pas !…

– Serais-je donc ici à Graives… chez mononcle ? demanda Henriette.

– Notre bonne dame, dit humblementBernard, je me fais vieux ; mes yeux se perdent, et puis, il ya si longtemps que je ne vous avais vue !… Sans mentir, vousavez fièrement grandi… Mais j’y pense, je vais prévenir monsieur lemarquis.

Henriette l’arrêta.

– Ne troublez point le sommeil de mononcle, dit-elle.

– Son sommeil ! répéta Bernard avecmystère et tristesse ; – il ne dort pas… il ne dortplus ! On dit que les serviteurs de Sa Majesté… je prie Dieude les bénir… lui ont confié un dépôt, quelque chose de précieux…de plus précieux que l’argent et que l’or… Il garde, il veille, lanuit, le jour, sans cesse… Ah ! notre bonne dame, c’est unrude travail pour un homme de l’âge de monsieur lemarquis !

Henriette ne comprenait pas parfaitement, maiselle n’eut pas le temps de demander des explications. Bernard, eneffet, prit la résine qui brûlait, retenue par un bâton fendu,fiché dans la paroi intérieure de la cheminée, et se dirigea versla porte. D’un geste respectueux, il invita la jeune dame à lesuivre.

 

Blaise Houdé de Bellissant, marquis deGraives, était seul dans un grand salon carré, tapissé de hautelisse, et meublé avec cette magnificence ample, opulente, un peutrop cossue, qui caractérise le luxe breton. C’était un homme degrande taille, mais courbé par l’âge ; il atteignait alors lesplus extrêmes limites de la vieillesse, et comptait près de centans. Des deux côtés de son front large et fier tombaient lesmèches, touffues encore, d’une chevelure blanche comme la neige.Ses yeux éteints et voilés semblaient nager dans un milieu terne,sans reflets ; mais l’arc audacieusement dessiné de ses épaissourcils et les lignes sévères de sa bouche annonçaient que letemps n’avait point dompté l’inébranlable détermination de soncaractère. Il était assis dans un fauteuil dont le haut dossier,renversé en forme de bateau, portait, brodé, l’écusson deBellissant, burelé d’or et de gueules, au chef d’azur, chargé d’unbuste de carnation issant d’un nuage d’argent. Auprès delui, sur une table, reposaient son épée, un livre d’heures et uncornet acoustique. Le marquis de Graives était sourd. Dès queBernard parut, le marquis se tourna vers lui avec une vivacité quene promettait point son grand âge :

– Pierre-Paul est-il de retour ?demanda-t-il en appliquant le cornet à son oreille.

Bernard, tout en faisant un signe négatif,s’effaça et donna passage à Mme de Thélouars.Un nuage couvrit le front du vieillard qui, néanmoins, se levaaussitôt et fit quelques pas à la rencontre d’Henriette, qu’il nereconnaissait pas.

– Mademoiselle de Lanno-Carhoët !prononça distinctement Bernard.

– Madame ma nièce ! dit le vieillardavec étonnement.

– Monsieur mon oncle, balbutia Henriette,à qui M. de Graives avait toujours inspiré un respectmêlé d’une forte dose de crainte, – je vous prie de m’excuser… maprésence inattendue est peut-être un embarras.

 

Le marquis lui mit au front un grave etcourtois baiser.

– La fille de feu ma bonne et estiméecousine est toujours la bienvenue au château de Graives,interrompit-il ; néanmoins, ma nièce, je ne puis dire que jesois aise de vous voir. Nous vivons dans un temps malheureux etplein de périls, et ma maison, entre toutes, est une retraitedangereuse… Asseyez-vous, madame ma nièce… du moins ytrouverez-vous, durant tout le temps qu’il vous plaira d’ydemeurer, une hospitalité franche et empressée.

– Je partirai demain, dit Henriette,glacée par ce froid accueil. En attendant, afin de ne vous pointtroubler, permettez que je me retire.

Le marquis, en guise de réponse, lui baisa lamain et s’inclina.

Au moment où Henriette se dirigeait vers laporte, des coups violents et précipités retentirent au dehors.Bernard tressaillit, et M. de Graives, qui n’avait pasentendu, devina.

– Pierre-Paul ! dit Bernard.

– Va !… mais va donc vite !cria le marquis avec une vivacité inquiète. Pardon, madame manièce, ajouta-t-il, en réprimant tout signe extérieurd’émotion.

Henriette demeurait immobile et ne songeaitplus à sortir. Un instinct secret, instinct de mère, l’avertissaitqu’un événement important allait avoir lieu.

M. de Graives s’était rassis, calme,grave, impassible comme devant. La porte s’ouvrit violemment, et unhomme, trempé de sueur, de pluie et de boue, s’élança dans lesalon. C’était Pierre-Paul.

– Ils viennent ! s’écria-t-il enentrant.

– Ils viennent ? répéta froidementle marquis.

– De Redon et de Vannes à la fois.

– Sont-ils loin encore ?

– Sur mes talons !… Au moment où jevous parle, le château doit être investi déjà.

– Combien sommes-nous ?

– Dix, répondit Bernard.

– Combien sont-ils ?

– Deux cents, répondit Pierre-Paul.

 

M. le marquis de Graives se leva. Sataille avait retrouvé toute sa hauteur, son regard la flammeperçante et dominatrice des jours de la jeunesse.

– Que tout le monde quitte le château surl’heure, dit-il d’une voix vibrante ; il en est temps encore.Quant à moi, mon poste est ici ; je resterai à mon poste.

– Seul ? demanda Bernard à voixbasse.

Le marquis comprit. Un éclair d’orgueil brillasous l’ombre de ses épais sourcils.

– Pour mourir, dit-il en souriant,Bellissant eut-il jamais besoin de compagnie ?…

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