Voyage du Prince Fan – Federin dans la romancie
ÉPÎTRE
A Madame C B.
Non, madame, je ne connois point de méchanceté pareille à celle que vous m’avez faite. Il faut que le public en soit juge ; je ne puis souffrir les romans, vous le sçavez. Je vois que vous les aimez, et je vous en fais la guerre. Vous me demandez pourquoi : je vous dis mes raisons ; et comme si vous étiez disposée à vous laisser persuader, finement vous m’engagez à les mettre par écrit.
Mais quoi ! Faire une dissertation raisonnée, une controverse de casuiste ou de philosophe pédant ? Non, dis-je en homme d’esprit ; il faut donner à mes raisons un tour agréable, les envelopper sous quelque idée riante, sous quelque fiction qui amuse ; et pour cela j’imagine le voyage merveilleux du Prince Fan-Férédin. Le voilà fait : c’est un roman ; et c’est moi qui l’ai fait. O ciel ! C’est-à-dire, que vous avez trouvé le moyen de me fairefaire un roman, à moi l’ennemi déclaré des romans, et cela dans letems que je vous reproche de les aimer. Avouëz-le, madame :c’est-là ce qu’on appelle une trahison, une noirceur.
Mais je serai vengé. Vous n’aimez pas les loüanges ; privilege bien singulier pour une femme. Vous abhorrez une epître dédicatoire, vous me l’avez dit. Eh bien, vousaurez l’un et l’autre. Car je le déclare ici à tout le public.C’est à vous, et à vous toute seule, c’est à Madame C B que jedédie cet ouvrage ; et comme jamais dédicace ne va sanséloges, il ne tient qu’à moi de vous en accabler ; c’est unebelle occasion de satisfaire l’envie que j’en ai depuis long-tems.Non, je crois vous entendre me demander grace, et je n’ai pas lecourage de vous refuser. Pour rendre ma vengeance complette, ilsuffiroit de vous nommer ; mais je m’en garderai bien, parceque vous ne manqueriez pas de me rendre la pareille ; et àdire le vrai, je ne vous hais pas assez pour acheter à mes propresdépens le plaisir de me venger. Gardez-moi donc le secret, je vousprie, comme je vous le garderai ; et je vous promets de plusque si ce petit ouvrage répond à mes intentions, en vous inspirantvous et à ceux qui le liront un juste dégoût de la lecture desromans, je vous pardonnerai de me l’avoir fait écrire. J’ail’honneur d’être, madame, votre très-humble et très-obéïssantserviteur.