Bérénice

Scène II

 

Titus, Paulin

Titus

Eh bien! de mes desseins Rome encore incertaine

Attend que deviendra le destin de la reine,

Paulin; et les secrets de son cœur et du mien

Sont de tout l’univers devenus l’entretien.

Voici le temps enfin qu’il faut que je m’explique.

De la reine et de moi que dit la voix publique?

Parlez: qu’entendez-vous?

Paulin

J’entends de tous côtés

Publier vos vertus, Seigneur, et ses beautés.

Titus

Que dit-on des soupirs que je pousse pour elle?

Quel succès attend-on d’un amour si fidèle?

Paulin

Vous pouvez tout: aimez, cessez d’être amoureux;

La cour sera toujours du parti de vos vœux.

Titus

Et je l’ai vue aussi cette cour peu sincère,

A ses maîtres toujours trop soigneuse de plaire,

Des crimes de Néron approuver les horreurs;

Je l’ai vue à genoux consacrer ses fureurs.

Je ne prends point pour juge une cour idolâtre,

Paulin: je me propose un plus noble théâtre;

Et sans prêter l’oreille à la voix des flatteurs,

Je veux par votre bouche entendre tous les cœurs.

Vous me l’avez promis. Le respect et la crainte

Ferment autour de moi le passage à la plainte;

Pour mieux voir, cher Paulin, et pour entendre mieux,

Je vous ai demandé des oreilles, des yeux;

J’ai mis même à ce prix mon amitié secrète:

J’ai voulu que des cœurs vous fussiez l’interprète,

Qu’aux travers des flatteurs votre sincérité

Fît toujours jusqu’à moi passer la vérité.

Parlez donc. Que faut-il que Bérénice espère?

Rome lui sera-t-elle indulgente ou sévère?

Dois-je croire qu’assise au trône des Césars

Une si belle reine offensât ses regards?

Paulin

N’en doutez point, Seigneur: soit raison, soit caprice,

Rome ne l’attend point pour son impératrice.

On sait qu’elle est charmante, et de si belles mains

Semblent vous demander l’empire des humains.

Elle a même, dit-on, le cœur d’une Romaine;

Elle a mille vertus, mais, Seigneur, elle est reine.

Rome, par une loi qui ne se peut changer,

N’admet avec son sang aucun sang étranger,

Et ne reconnaît point les fruits illégitimes

Qui naissent d’un hymen contraire à ses maximes.

D’ailleurs, vous le savez, en bannissant ses rois,

Rome à ce nom si noble et si saint autrefois

Attache pour jamais une haine puissante;

Et quoiqu’à ses Césars fidèle, obéissante,

Cette haine, Seigneur, reste de sa fierté,

Survit dans tous les cœurs après la liberté.

Jules, qui le premier le soumit à ses armes,

Qui fit taire les lois dans le bruit des alarmes,

Brûla pour Cléopâtre; et sans se déclarer,

Seule dans l’Orient la laissa soupirer.

Antoine, qui l’aima jusqu’à l’idolâtrie,

Oublia dans son sein sa gloire et sa patrie,

Sans oser toutefois se nommer son époux.

Rome l’alla chercher jusques à ses genoux,

Et ne désarma point sa fureur vengeresse,

Qu’elle n’eût accablé l’amant et la maîtresse.

Depuis ce temps, Seigneur, Caligula, Néron,

Monstres dont à regret je cite ici le nom,

Et qui ne conservant que la figure d’homme,

Foulèrent à leurs pieds toutes les lois de Rome,

Ont craint cette loi seule, et n’ont point à nos yeux

Allumé le flambeau d’un hymen odieux.

Vous m’avez commandé sur tout d’être sincère.

De l’affranchi Pallas nous avons vu le frère,

Des fers de Claudius Félix encor flétri,

De deux reines, Seigneur, devenir le mari;

Et s’il faut jusqu’au bout que je vous obéisse,

Ces deux reines étaient du sang de Bérénice.

Et vous croiriez pouvoir, sans blesser nos regards,

Faire entrer une reine au lit de nos Césars,

Tandis que l’Orient dans le lit de ses reines

Voit passer un esclave au sortir de nos chaînes?

C’est ce que les Romains pensent de votre amour,

Et je ne réponds pas, avant la fin du jour,

Que le sénat, chargé des vœux de tout l’empire,

Ne vous redise ici ce que je viens de dire;

Et que Rome avec lui tombant à vos genoux,

Ne vous demande un choix digne d’elle et de vous.

Vous pouvez préparer, Seigneur, votre réponse.

Titus

Hélas! à quel amour on veut que je renonce!

Paulin

Cet amour est ardent, il le faut confesser.

Titus

Plus ardent mille fois que tu ne peux penser,

Paulin. Je me suis fait un plaisir nécessaire

De la voir chaque jour, de l’aimer, de lui plaire.

J’ai fait plus; je n’ai rien de secret à tes yeux:

J’ai pour elle cent fois rendu grâces aux dieux

D’avoir choisi mon père au fond de l’Idumée,

D’avoir rangé sous lui l’Orient et l’armée,

Et soulevant encor le reste des humains,

Remis Rome sanglante en ses paisibles mains.

J’ai même souhaité la place de mon père,

Moi, Paulin, qui cent fois si le sort moins sévère

Eût voulu de sa vie étendre les liens,

Aurais donné mes jours pour prolonger les siens.

Tout cela (qu’un amant sait mal ce qu’il désire!)

Dans l’espoir d’élever Bérénice à l’empire,

De reconnaître un jour son amour et sa foi,

Et de voir à ses pieds tout le monde avec moi.

Malgré tout mon amour, Paulin, et tous ses charmes,

Après mille serments appuyés de mes larmes,

Maintenant que je puis couronner tant d’attraits,

Maintenant que je l’aime encor plus que jamais,

Lorsqu’un heureux hymen, joignant vos destinées,

Peut payer en un jour les vœux de cinq années,

Je vais, Paulin… O ciel! puis-je le déclarer?

Paulin

Quoi, Seigneur?

Titus

Pour jamais je vais m’en séparer.

Mon cœur en ce moment ne vient pas de se rendre.

Si je t’ai fait parler, si j’ai voulu t’entendre,

Je voulais que ton zèle achevât en secret

De confondre un amour qui se tait à regret.

Bérénice a longtemps balancé la victoire;

Et si je penche enfin du côté de ma gloire,

Crois qu’il m’en a coûté, pour vaincre tant d’amour,

Des combats dont mon cœur saignera plus d’un jour.

J’aimais, je soupirais, dans une paix profonde:

Un autre était chargé de l’empire du monde.

Maître de mon destin, libre dans mes soupirs,

Je ne rendais qu’à moi compte de mes désirs.

Mais à peine le ciel eut rappelé mon père,

Dès que ma triste main eut fermé sa paupière,

De mon aimable erreur je fus désabusé:

Je sentis le fardeau qui m’était imposé;

Je connus que bientôt, loin d’être à ce que j’aime,

Il fallait, cher Paulin, renoncer à moi-même,

Et que le choix des dieux, contraire à mes amours,

Livrait à l’univers le reste de mes jours.

Rome observe aujourd’hui ma conduite nouvelle.

Quelle honte pour moi, quel présage pour elle,

Si dès le premier pas, renversant tous ses droits,

Je fondais mon bonheur sur le débris des lois!

Résolu d’accomplir ce cruel sacrifice,

J’y voulus préparer la triste Bérénice.

Mais par où commencer? Vingt fois depuis huit jours

J’ai voulu devant elle en ouvrir le discours;

Et dès le premier mot ma langue embarrassée

Dans ma bouche vingt fois a demeuré glacée.

J’espérais que du moins mon trouble et ma douleur

Lui feraient pressentir notre commun malheur;

Mais sans me soupçonner, sensible à mes alarmes,

Elle m’offre sa main pour essuyer mes larmes,

Et ne prévoit rien moins dans cette obscurité,

Que la fin d’un amour qu’elle a trop mérité.

Enfin j’ai ce matin rappelé ma constance:

Il faut la voir, Paulin, et rompre le silence.

J’attends Antiochus pour lui recommander

Ce dépôt précieux que je ne puis garder:

Jusque dans l’Orient je veux qu’il la remène.

Demain Rome avec lui verra partir la reine.

Elle en sera bientôt instruite par ma voix,

Et je vais lui parler pour la dernière fois.

Paulin

Je n’attendais pas moins de cet amour de gloire

Qui partout après vous attacha la victoire.

La Judée asservie, et ses remparts fumants,

De cette noble ardeur éternels monuments,

Me répondaient assez que votre grand courage

Ne voudrait pas, Seigneur, détruire son ouvrage,

Et qu’un héros vainqueur de tant de nations

Saurait bien, tôt ou tard, vaincre ses passions.

Titus

Ah! que sous de beaux noms cette gloire est cruelle!

Combien mes tristes yeux la trouveraient plus belle,

S’il ne fallait encore qu’affronter le trépas!

Que dis-je? Cette ardeur que j’ai pour ses appas,

Bérénice en mon sein l’a jadis allumée.

Tu ne l’ignores pas: toujours la renommée

Avec le même éclat n’a pas semé mon nom.

Ma jeunesse, nourrie à la cour de Néron,

S’égarait, cher Paulin, par l’exemple abusée

Et suivant du plaisir la pente trop aisée.

Bérénice me plut. Que ne fait point un cœur

Pour plaire à ce qu’il aime, et gagner son vainqueur!

Je prodiguai mon sang: tout fit place à mes armes;

Je revins triomphant. Mais le sang et les larmes

Ne me suffisaient pas pour mériter ses vœux:

J’entrepris le bonheur de mille malheureux;

On vit de toutes parts mes bontés se répandre,

Heureux, et plus heureux que tu ne peux comprendre,

Quand je pouvais paraître à ses yeux satisfaits

Chargé de mille cœurs conquis par mes bienfaits!

Je lui dois tout, Paulin. Récompense cruelle!

Tout ce que je lui dois va retomber sur elle.

Pour prix de tant de gloire et de tant de vertus,

Je lui dirai: « Partez, et ne me voyez plus. »

Paulin

Hé quoi! Seigneur, hé quoi! cette magnificence

Qui va jusqu’à l’Euphrate étendre sa puissance,

Tant d’honneurs dont l’excès a surpris le sénat

Vous laissent-ils encor craindre le nom d’ingrat?

Sur cent peuples nouveaux Bérénice commande.

Titus

Faibles amusements d’une douleur si grande!

Je connais Bérénice, et ne sais que trop bien

Que son cœur n’a jamais demandé que le mien.

Je l’aimai, je lui plus. Depuis cette journée,

(Dois-je dire funeste, hélas! ou fortunée?)

Sans avoir en aimant d’objet que son amour,

Etrangère dans Rome, inconnue à la cour,

Elle passe ses jours, Paulin, sans rien prétendre

Que quelque heure à me voir, et le reste à m’attendre.

Encor, si quelquefois un peu moins assidu

Je passe le moment où je suis attendu,

Je la revois bientôt de pleurs toute trempée.

Ma main à les sécher est longtemps occupée.

Enfin tout ce qu’Amour a de nœuds plus puissants,

Doux reproches, transports sans cesse renaissants,

Soin de plaire sans art, crainte toujours nouvelle,

Beauté, gloire, vertu, je trouve tout en elle.

Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois,

Et crois toujours la voir pour la première fois.

N’y songeons plus. Allons, cher Paulin: plus j’y pense,

Plus je sens chanceler ma cruelle constance.

Quelle nouvelle, ô ciel! je lui vais annoncer!

Encore un coup, allons, il n’y faut plus penser.

Je connais mon devoir, c’est à moi de le suivre:

Je n’examine point si j’y pourrai survivre.

 

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