Bérénice

Scène IV

 

Bérénice, Antiochus, Phénice

Bérénice

Enfin je me dérobe à la joie importune

De tant d’amis nouveaux que me fait la fortune;

Je fuis de leurs respects l’inutile longueur,

Pour chercher un ami qui me parle du cœur.

Il ne faut point mentir: ma juste impatience

Vous accusait déjà de quelque négligence.

Quoi? cet Antiochus, disais-je, dont les soins

Ont eu tout l’Orient et Rome pour témoins,

Lui que j’ai vu toujours constant dans mes traverses

Suivre d’un pas égal mes fortunes diverses,

Aujourd’hui que le ciel semble me présager

Un honneur qu’avec vous je prétends partager,

Ce même Antiochus, se cachant à ma vue,

Me laisse à la merci d’une foule inconnue?

Antiochus

Il est donc vrai, Madame? et selon ce discours,

L’hymen va succéder à vos longues amours?

Bérénice

Seigneur, je vous veux bien confier mes alarmes.

Ces jours ont vu mes yeux baignés de quelques larmes:

Ce long deuil que Titus imposait à sa cour

Avait même en secret suspendu son amour;

Il n’avait plus pour moi cette ardeur assidue

Lorsqu’il passait les jours attachés sur ma vue;

Muet, chargé de soins, et les larmes aux yeux,

Il ne me laissait plus que de tristes adieux.

Jugez de ma douleur, moi dont l’ardeur extrême,

Je vous l’ai dit cent fois, n’aime en lui que lui-même,

Moi qui, loin des grandeurs dont il est revêtu,

Aurais choisi son cœur et cherché sa vertu.

Antiochus

Il a repris pour vous sa tendresse première?

Bérénice

Vous fûtes spectateur de cette nuit dernière,

Lorsque, pour seconder ses soins religieux,

Le sénat a placé son père entre les dieux.

De ce juste devoir sa piété contente

A fait place, Seigneur, au soin de son amante;

Et même en ce moment, sans qu’il m’en ait parlé,

Il est dans le sénat par son ordre assemblé.

Là, de la Palestine il étend la frontière,

Il y joint l’Arabie et la Syrie entière,

Et si de ses amis j’en dois croire la voix,

Si j’en crois ses serments redoublés mille fois,

Il va sur tant d’Etats couronner Bérénice,

Pour joindre à plus de noms le nom d’impératrice.

Il m’en viendra lui-même assurer en ce lieu.

Antiochus

Et je viens donc vous dire un éternel adieu.

Bérénice

Que dites-vous? Ah! ciel! quel adieu! quel langage!

Prince, vous vous troublez et changez de visage?

Antiochus

Madame, il faut partir.

Bérénice

Quoi? ne puis-je savoir

Quel sujet…

Antiochus

Il fallait partir sans la revoir.

Bérénice

Que craignez-vous? parlez: c’est trop longtemps se taire.

Seigneur, de ce départ quel est donc le mystère?

Antiochus

Au moins souvenez-vous que je cède à vos lois,

Et que vous m’écoutez pour la dernière fois.

Si, dans ce haut degré de gloire et de puissance,

Il vous souvient des lieux où vous prîtes naissance,

Madame, il vous souvient que mon cœur en ces lieux

Reçut le premier trait qui partit de vos yeux.

J’aimai. J’obtins l’aveu d’Agrippa votre frère;

Il vous parla de moi. Peut-être sans colère

Alliez-vous de mon cœur recevoir le tribut;

Titus, pour mon malheur, vint, vous vit, et vous plut.

Il parut devant vous dans tout l’éclat d’un homme

Qui porte entre ses mains la vengeance de Rome.

La Judée en pâlit. Le triste Antiochus

Se compta le premier au nombre des vaincus.

Bientôt de mon malheur interprète sévère

Votre bouche à la mienne ordonna de se taire.

Je disputai longtemps, je fis parler mes yeux;

Mes pleurs et mes soupirs vous suivaient en tous lieux.

Enfin votre rigueur emporta la balance:

Vous sûtes m’imposer l’exil ou le silence,

Il fallut le promettre, et même le jurer.

Mais puisqu’en ce moment j’ose me déclarer,

Lorsque vous m’arrachiez cette injuste promesse,

Mon cœur faisait serment de vous aimer sans cesse.

Bérénice

Ah! que me dites-vous?

Antiochus

Je me suis tu cinq ans,

Madame, et vais encor me taire plus longtemps.

De mon heureux rival j’accompagnai les armes;

J’espérai de verser mon sang après mes larmes,

Ou qu’au moins, jusqu’à vous porté par mille exploits,

Mon nom pourrait parler, au défaut de ma voix.

Le ciel sembla promettre une fin à ma peine:

Vous pleurâtes ma mort, hélas! trop peu certaine.

Inutiles périls! Quelle était mon erreur!

La valeur de Titus surpassait ma fureur.

Il faut qu’à sa vertu mon estime réponde.

Quoique attendu, Madame, à l’empire du monde,

Chéri de l’univers, enfin aimé de vous,

Il semblait à lui seul appeler tous les coups,

Tandis que, sans espoir, haï, lassé de vivre,

Son malheureux rival ne semblait que le suivre.

Je vois que votre cœur m’applaudit en secret,

Je vois que l’on m’écoute avec moins de regret,

Et que trop attentive à ce récit funeste,

En faveur de Titus vous pardonnez le reste.

Enfin, après un siège aussi cruel que lent,

Il dompta les mutins, reste pâle et sanglant

Des flammes, de la faim, des fureurs intestines,

Et laissa leurs remparts cachés sous leurs ruines,

Rome vous vit, Madame, arriver avec lui.

Dans l’Orient désert quel devint mon ennui!

Je demeurai longtemps errant dans Césarée,

Lieux charmants où mon cœur vous avait adorée.

Je vous redemandais à vos tristes Etats;

Je cherchais en pleurant les traces de vos pas.

Mais enfin succombant à ma mélancolie

Mon désespoir tourna mes pas vers l’Italie.

Le sort m’y réservait le dernier de ses coups.

Titus en m’embrassant m’amena devant vous;

Un voile d’amitié vous trompa l’un et l’autre,

Et mon amour devint le confident du vôtre.

Mais toujours quelque espoir flattait mes déplaisirs:

Rome, Vespasien, traversaient vos soupirs;

Après tant de combats Titus cédait peut-être.

Vespasien est mort, et Titus est le maître.

Que ne fuyais-je alors! J’ai voulu quelques jours

De son nouvel empire examiner le cours.

Mon sort est accompli: votre gloire s’apprête.

Assez d’autres sans moi, témoins de cette fête,

A vos heureux transports viendront joindre les leurs;

Pour moi, qui ne pourrais y mêler que des pleurs,

D’un inutile amour trop constante victime,

Heureux dans mes malheurs d’en avoir pu sans crime

Conter toute l’histoire aux yeux qui les ont faits,

Je pars plus amoureux que je ne fus jamais.

Bérénice

Seigneur, je n’ai pas cru que, dans une journée

Qui doit avec César unir ma destinée,

Il fût quelque mortel qui pût impunément

Se venir à mes yeux déclarer mon amant.

Mais de mon amitié mon silence est un gage:

J’oublie en sa faveur un discours qui m’outrage.

Je n’en ai point troublé le cours injurieux;

Je fais plus: à regret je reçois vos adieux.

Le ciel sait qu’au milieu des honneurs qu’il m’envoie,

Je n’attendais que vous pour témoin de ma joie.

Avec tout l’univers j’honorais vos vertus;

Titus vous chérissait, vous admiriez Titus.

Cent fois je me suis fait une douceur extrême

D’entretenir Titus dans un autre lui-même.

Antiochus

Et c’est ce que je fuis. J’évite, mais trop tard,

Ces cruels entretiens où je n’ai point de part.

Je fuis Titus: je fuis ce nom qui m’inquiète,

Ce nom qu’à tous moments votre bouche répète.

Que vous dirai-je enfin? Je fuis des yeux distraits,

Qui me voyant toujours ne me voyaient jamais.

Adieu. Je vais, le cœur trop plein de votre image,

Attendre, en vous aimant, la mort pour mon partage.

Surtout ne craignez point qu’une aveugle douleur

Remplisse l’univers du bruit de mon malheur,

Madame: le seul bruit d’une mort que j’implore

Vous fera souvenir que je vivais encore.

Adieu.

 

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