Black Coffee d’ AGATHA CHRISTIE

— Bizarre, confia-t-il à Raynor, j’aurais pourtant juré avoir entendu quelque chose. Bon, je me suis trompé. Voilà qui ne m’arrive pas si souvent. À votre santé, mon ami.

Il vida le contenu de son verre.

— Ouf ! s’exclama Raynor avant de boire à son tour.

— Je vous demande pardon ? interrogea Poirot.

— Rien. Je me sens soulagé, c’est tout.

Poirot s’approcha de la table et posa son verre.

— Vous savez, monsieur Raynor, confessa-t-il, pour être tout à fait honnête avec vous, je ne me suis jamais vraiment habitué à votre boisson nationale, le whisky. Ce goût ne me plaît guère. C’est amer.

Il alla s’asseoir dans le fauteuil.

— Vraiment ? s’étonna Raynor. Vous m’en voyez navré. Amer, le mien ne l’est pas du tout.

Il posa son verre sur la table basse et continua :

— Je crois que vous étiez sur le point de me dire quelque chose, à l’instant ?

Poirot parut s’arracher à un songe :

— Moi ? Qu’est-ce donc que cela pouvait être ? Aurais-je déjà oublié ? Il est possible que j’aie souhaité vous expliquer comment je procède dans mes enquêtes. Comment fais-je, à propos ? Oui, c’est cela. Un fait avéré, voyez-vous, me mène à un autre et je remonte la piste. Ce fait nouveau peut-il s’intégrer au reste ? Oui ? À merveille ! Parfait ! Je suis en mesure de poursuivre. Et ce petit détail, là ? Non ? Tiens, c’est curieux ! Il manque quelque chose… un maillon de la chaîne. J’examine, je pèse le pour et le contre, je cherche. Et ce petit détail bizarre, ce fait peut-être dérisoire qui ne veut pas cadrer, je le mets… là !

Poirot fit un extravagant geste de la main :

— Et il devient significatif, ce petit détail dérisoire ! Il devient énorme !

— Euh… oui, articula Raynor d’une voix dubitative.

Poirot agita son index si frénétiquement devant le visage du secrétaire que celui-ci recula presque.

— En revanche, attention ! Malheur au détective qui décrète : « Il est tellement petit, ce détail. Peu importe qu’il ne cadre pas. Oublions-le. » C’est le meilleur moyen de se tromper. Tout a de l’importance.

Poirot s’arrêta soudain et se frappa le front :

— Ah ! je me souviens, maintenant, de quoi je voulais vous parler. D’un de ces petits détails dérisoires. Je voulais vous parler de poussière, monsieur Raynor.

Celui-ci eut un sourire poli :

— De poussière ?

— Exactement. De poussière, répéta Poirot. Mon ami Hastings me rappelait il y a peu que je suis détective et pas femme de ménage. Il se croyait très futé de faire une telle distinction, mais je ne partage pas son avis. Une femme de ménage et un détective ont après tout nombre de points communs. À quoi s’échine la femme de ménage ? À explorer tous les recoins sombres avec son balai. Elle ramène au grand jour toutes les petites crasses et saletés cachées qui ont opportunément glissé hors de vue. Le travail du détective n’est-il pas très voisin ?

— Fort intéressant, monsieur Poirot, parvint à articuler Raynor en dépit de son ennui apparent.

Il approcha la chaise de la table et s’assit :

— Est-ce là tout ce que vous vouliez me dire ?

— Pas tout à fait, avoua Poirot.

Il se pencha en avant :

— Vous ne m’avez pas jeté de poudre aux yeux, monsieur Raynor, vous ne m’avez pas aveuglé avec de la poussière et ceci pour l’excellente raison qu’il n’y avait pas de poussière. Vous comprenez ?

Le secrétaire le fixa intensément :

— Pas très bien, non.

— Il n’y avait pas de poussière sur cette boîte de produits pharmaceutiques. Mademoiselle Barbara me l’a fait remarquer. Or, il aurait dû y en avoir. L’étagère du haut, sur laquelle elle est rangée…

Il la lui montra du doigt en parlant :

— Cette étagère en est couverte d’une couche épaisse. C’est là que j’ai su…

— Que vous avez su quoi ?

— Que quelqu’un avait déjà descendu cette boîte récemment, continua Poirot. Que l’assassin de sir Claud n’avait pas eu besoin de s’approcher des produits hier soir puisqu’il s’était servi à loisir auparavant, à un moment où il savait qu’il ne serait pas dérangé. Vous ne vous êtes pas approché de la boîte, la nuit dernière, parce que vous aviez déjà pris la scopolamine qu’il vous fallait. En revanche, le café, vous l’avez bel et bien eu entre les mains, monsieur Raynor.

Le secrétaire eut un sourire patient :

— Grands dieux ! Vous m’accusez d’avoir assassiné sir Claud ?

— Niez-vous l’avoir fait ? lui rétorqua Poirot.

Raynor prit un temps avant de répondre. Quand il parla, ce fut avec, dans la voix, une dureté nouvelle :

— Oh ! non, je ne le nie pas. Pourquoi le ferais-je ? Je suis plutôt satisfait de la manière dont j’ai mené ma petite affaire. Mon plan aurait dû se dérouler sans accroc. C’est la malchance seule qui a voulu que sir Claud rouvre son coffre hier soir. Il ne l’avait jamais fait par le passé.

— Pourquoi me racontez-vous tout cela ? demanda Poirot sur un ton assoupi.

— Pourquoi ne le ferais-je pas ? Vous m’êtes tellement sympathique ! C’est un plaisir que de bavarder avec vous.

Il rit et continua :

— Oui, les choses ont failli mal tourner. Mais c’est de cela que je tire fierté : d’avoir transformé un échec en succès.

Une expression de triomphe se peignit sur son visage :

— Trouver ainsi de but en blanc une cachette, ce n’est pas à la portée du premier venu. Vous voulez que je vous dise où se trouve la formule en ce moment ?

Sa somnolence paraissant s’accentuer, Poirot montra de la difficulté à s’exprimer clairement.

— Je… je ne vous comprends pas, murmura-t-il.

— Vous avez commis une bévue, monsieur Poirot, fit Raynor avec un rictus de mépris. Vous m’avez sous-estimé. Je ne me suis pas laissé prendre, tout à l’heure, à votre ingénieuse diversion sur ce pauvre minable de Carelli. Un homme de votre intelligence ne pouvait pas sérieusement imaginer que Carelli… allons ! ça ne tenait pas debout. Moi, voyez-vous, je ne joue que gros jeu. Ce morceau de papier porté où il faut, c’est cinquante mille livres pour moi.

Il s’appuya au dossier de sa chaise :

— Imaginez ce qu’un homme de ma trempe peut faire avec cinquante mille livres.

— Je… je préfère… ne pas y penser, parvint à articuler Poirot d’une voix de plus en plus pâteuse.

— Peut-être, en effet. Bah ! je comprends ça, concéda Raynor. Chacun son point de vue.

Poirot se pencha en avant et parut faire effort pour se ressaisir.

— Ça ne se… passera pas… comme ça, haleta-t-il. Je vous… je vous dénoncerai. Moi, Hercule Poirot…

Il s’interrompit soudain.

— Hercule Poirot ne fera rien du tout, articula Raynor tandis que le détective s’affaissait en arrière dans son fauteuil.

Il poursuivit avec un rire qui était presque un ricanement :

— Vous ne vous doutiez de rien, hein, même quand vous avez trouvé le whisky amer ? Vous voyez, mon cher monsieur Poirot, je n’avais pas seulement pris un, mais plusieurs tubes de scopolamine dans cette boîte. Vous en avez avalé autant sinon plus que sir Claud.

— Mon Dieu ! s’étrangla Poirot en se débattant pour se lever. Hastings ! Has…

Sa voix, déjà affaiblie, s’estompa tout à fait. Il retomba dans son fauteuil. Ses paupières se fermèrent.

Raynor se remit debout, poussa sa chaise de côté et vint se placer au-dessus de Poirot.

— Essayez de rester éveillé, monsieur Poirot. Je suis sûr que vous aimeriez savoir où la formule est cachée, n’est-pas ?

Il attendit un instant, mais les yeux du détective demeurèrent clos.

— Un assoupissement rapide, suivi d’un sommeil sans rêves mais dont vous ne vous réveillerez pas, comme le dit si bien notre cher ami Carelli, commenta sèchement Raynor en allant vers le manteau de la cheminée.

Il prit les allume-feu en papier, les plia et les mit dans sa poche. Puis il se dirigea vers la porte-fenêtre, ne s’arrêtant que pour lancer par-dessus son épaule :

— Au revoir, cher monsieur Poirot.

Il allait sortir dans le parc lorsque la voix de Poirot, joviale et naturelle, l’arrêta net :

— Ne souhaiteriez-vous pas également l’enveloppe ?

Raynor pivota sur lui-même. À ce moment précis, l’inspecteur Japp arrivait du jardin. Le secrétaire recula de quelques pas, hésita un instant puis opta pour la fuite. Il se rua vers la porte-fenêtre, juste pour se faire cueillir par l’inspecteur et par Johnson qui apparut soudain sur le seuil.

Poirot se leva de son fauteuil en s’étirant.

— Eh bien, mon cher Japp, demanda-t-il, vous avez tout entendu ?

— Jusqu’au moindre mot, grâce au billet que vous m’aviez fait parvenir, Poirot, répondit le policier qui ramenait de force Raynor au milieu de la pièce avec l’aide de Johnson. On entend parfaitement bien depuis cette terrasse, là, à deux pas de la porte-fenêtre. Maintenant, voyons un peu ce que nous pouvons trouver sur lui.

Il sortit les allume-feu de la poche de Raynor et les jeta sur la table basse. Puis un petit tube :

— Et voilà ! Scopolamine ! Vide !

— Ah, Hastings ! s’écria Poirot pour saluer l’entrée de son ami qui arrivait par la porte du hall en portant un verre de whisky soda qu’il tendit au détective. Vous voyez, fit-il à Raynor avec la plus grande amabilité, je n’ai pas marché dans votre petite comédie. Vous, en revanche, vous avez foncé tête baissée dans la mienne. Mon message donnait mes instructions à Japp et à Hastings. Après quoi je vous ai tendu la perche en me plaignant de la chaleur. Je savais que vous me proposeriez un verre. Vous n’attendiez qu’une occasion. Ensuite, tout a marché comme sur des roulettes. Quand je suis allé à la porte, mon brave Hastings attendait dehors avec un autre whisky soda. J’ai changé de verre et je suis revenu. Et en avant pour la grande scène du III !

Il rendit le verre à Hastings :

— Pour ma part, je ne suis pas réellement mécontent de la façon dont j’y ai tenu ma partie.

Il y eut un silence pendant lequel Poirot et Raynor se jaugèrent du regard. Puis le secrétaire parla :

— J’ai eu peur de vous dès que vous avez mis le pied dans cette maison. Mon plan aurait pu fonctionner. J’aurais pu assurer le restant de mes jours avec les cinquante mille livres – peut-être même plus – que j’aurais obtenues en revendant cette maudite formule. Mais après votre arrivée, je n’ai plus été aussi sur de m’en tirer pour le meurtre de ce vieux fou pontifiant et pour le vol de son précieux morceau de papier.

— Je vous ai déjà fait remarquer que je vous trouvais intelligent, répliqua Poirot qui se rassit dans son fauteuil, l’air manifestement satisfait de lui-même.

— Edward Raynor, énonça rapidement Japp, je vous arrête pour homicide volontaire sur la personne de sir Claud Amory, et je vous avertis que tout ce que vous direz désormais pourra être retenu contre vous.

Et il fit signe à l’agent Johnson de l’emmener.

20

Lorsque Raynor sortit sous la garde de Johnson, les deux hommes croisèrent miss Caroline Amory qui entrait au même moment dans la bibliothèque. Elle se retourna sur eux d’un air tourmenté puis se précipita vers Poirot.

— Monsieur Poirot, haleta-t-elle tandis qu’il se levait pour la saluer, puis-je en croire mes yeux ? Serait-ce monsieur Raynor qui a tué mon pauvre frère ?

— Hé oui, mademoiselle.

Miss Amory en fut abasourdie.

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