Black Coffee d’ AGATHA CHRISTIE

— Je vous demande pardon, s’excusa l’Italien.

— De rien, répondit Poirot, toujours courtois mais sans pour autant lui dégager la sortie.

— Si vous vouliez bien me laisser passer…

— Impossible, susurra Poirot, doucereux. Tout à fait impossible.

— J’insiste.

— Vous ne devriez pas, murmura Poirot avec son plus aimable sourire.

Soudain, Carelli le chargea, tête baissée. Le petit détective esquissa un pas de côté et, d’un mouvement aussi vif qu’inattendu, le déséquilibra. L’Italien tomba dans les bras de Japp qui arrivait comme à point nommé sur les traces de Poirot.

— Tiens donc ! Mais que se passe-t-il ici ? s’exclama l’inspecteur. Ma parole, mais c’est Tonio !

— Ah ! fit Poirot avec un petit rire en s’écartant des deux hommes. Il me semblait bien, mon cher Japp, que vous seriez sans doute capable de donner un nom à ce monsieur.

— Je le connais comme si je l’avais fait faire, confirma le policier. Tonio, c’est quasiment un personnage public. Pas vrai, Tonio ? Je parie que vous ne vous attendiez pas à la prise de moussiou Poirot, hein ? Comment appelez-vous ça, Poirot ? Du jiu-jitsu, un truc de ce genre ? Pauvre vieux Tonio !

— Vous n’avez rien contre moi, gronda Carelli tandis que Poirot plaçait la valise de l’Italien sur la table et l’ouvrait. Vous ne pouvez pas me retenir.

— C’est à voir, rétorqua l’inspecteur. Je parie que nous n’aurons plus à chercher bien loin l’homme qui a volé la formule secrète et qui a fait la peau de son proprio.

Se tournant vers Poirot, il ajouta :

— Le chapardage de cette formule, c’est en plein dans le style Tonio, et comme nous l’avons surpris en train d’essayer de filer, je ne serais pas étonné qu’il ait la marchandise avec lui à l’heure qu’il est.

— Je suis bien d’accord avec vous, acquiesça Poirot.

Japp palpa Carelli sous toutes les coutures cependant que Poirot fouillait la valise.

— Alors ? s’enquit le policier.

— Rien, répondit le détective en refermant le bagage. Rien. Vous me voyez déçu, très cher.

— Vous vous croyez très malins, n’est-ce pas ? gronda Carelli. Mais je pourrais vous dire…

Poirot l’interrompit avec calme mais non sans une menace au fond de la voix :

— Vous pourriez peut-être, mais ce serait très maladroit.

— Comment ça ? s’écria Carelli dans un sursaut.

— Moussiou Poirot a raison, décréta Japp. Vous feriez mieux de la boucler.

Il se dirigea vers la porte du hall, l’ouvrit et appela :

— Johnson !

Le jeune agent passa la tête.

— Rassemblez-moi la famille, je vous prie. Je veux tout le monde ici.

— Très bien, monsieur, répondit Johnson en se retirant.

— Je proteste ! Je… haleta Carelli, apparemment effondré.

Mais, attrapant soudain sa valise, il se rua vers la porte-fenêtre. Japp se précipita, le saisit au collet et le projeta sur le canapé tout en lui arrachant sa fameuse valise.

— Personne ne vous a encore fait de mal, alors inutile de brailler ! aboya-t-il à l’intention de l’Italien à présent maté.

Poirot, cependant, s’était dirigé à petits pas vers la porte-fenêtre.

— S’il vous plaît, ne partez pas tout de suite, mon bon Poirot ! le rappela Japp en posant la valise de Carelli sur la table basse. Ce qui va suivre devrait être très intéressant.

— Oh ! non, Japp, mon très cher, je ne m’en vais pas, assura Poirot. Je ne bougerai pas d’ici. Comme vous dites, cette réunion de famille promet d’être des plus intéressantes.

17

Quand la famille Amory commença à se rassembler dans la bibliothèque quelques minutes plus tard, Carelli rongeait toujours son frein sur le canapé cependant que Poirot restait cantonné près de la porte-fenêtre. Barbara Amory, avec Hastings sur les talons, rentra du jardin et s’en alla rejoindre Carelli sur le canapé tandis que le capitaine se rangeait au côté de Poirot.

— Il me serait fort utile, murmura ce dernier à son compagnon, que vous preniez note – mentalement, j’entends – de l’endroit où tous vont s’asseoir.

— Utile ? Comment cela ? brûla aussitôt de savoir Hastings.

— Psychologiquement, mon bon ami, fut la seule réponse qu’il obtint.

Quand Lucia entra dans la pièce, Hastings la regarda s’asseoir sur une chaise à droite de la table. Richard arriva avec sa tante, miss Caroline Amory, qui prit place sur le tabouret tandis que Richard s’installait derrière la table afin de garder un œil protecteur sur sa femme. Edward Raynor fut le dernier à venir et se positionna derrière le fauteuil. Il fut suivi dans la pièce par l’agent Johnson qui referma la porte et resta debout à proximité immédiate.

Richard Amory présenta à l’inspecteur Japp les deux membres de sa famille qu’il n’avait pas encore rencontrés :

— Ma tante, miss Caroline Amory, et ma cousine, miss Barbara Amory.

— Pourquoi tout ce remue-ménage, inspecteur ? demanda cette dernière après une petite inclinaison de tête.

Japp éluda la question.

— Nous sommes maintenant tous là, je crois ? observa-t-il en se dirigeant vers la cheminée.

Miss Amory semblait tout à la fois tomber des nues et nourrir une certaine appréhension.

— Je crains de ne pas comprendre, souffla-t-elle à Richard. Que… que fait ce… ce monsieur ici ?

— Peut-être serait-il bon que je vous mette au courant, répondit le jeune homme. Tante Caroline… et vous tous, ajouta-t-il en regardant autour de lui, le Dr Graham a découvert que mon père est… est mort empoisonné.

— Quoi ? s’étrangla Raynor cependant que miss Amory lâchait un cri d’horreur.

— Empoisonné à la scopolamine, poursuivit Richard.

Raynor eut un sursaut :

— À la scopolamine ? Mais au fait, j’ai vu…

Il s’arrêta net en regardant Lucia.

L’inspecteur Japp fit un pas dans sa direction :

— Vous avez vu quoi, Mr Raynor ?

Le secrétaire parut embarrassé :

— Rien… ou du moins…

Sa voix, hésitante de prime abord, s’éteignit dans un murmure indistinct.

— Je suis désolé, insista Japp, mais il faut que je connaisse la vérité. Allons, tout le monde sait maintenant que vous taisez un renseignement.

— Ce n’est rien, je vous assure, balbutia le secrétaire. Il y a sans doute une explication logique…

— Une explication à quoi, Mr Raynor ? demanda Japp.

Le secrétaire hésitait toujours.

— Eh bien ? J’attends !

— C’est seulement que…

Raynor s’interrompit de nouveau, puis sembla se décider à aller jusqu’au bout de sa phrase :

— J’ai vu Mrs Amory verser de ces petits comprimés dans sa main.

— Quand cela ? s’enquit Japp.

— Hier soir. Je sortais du cabinet de travail de sir Claud. Les autres étaient tous affairés autour du phonographe. J’ai remarqué qu’elle prenait un tube – le tube de scopolamine, m’a-t-il semblé – et versait la plupart des comprimés dans la paume de sa main. Puis sir Claud m’a rappelé dans son cabinet de travail pour vérifier un point de détail et…

— Pourquoi n’en avez-vous rien dit jusqu’à présent ?

Lucia commença à parler mais l’inspecteur la fit taire :

— Une minute, je vous prie, Mrs Amory. J’aimerais d’abord entendre Mr Raynor.

— Je n’y pensais plus du tout. C’est seulement quand Mr Amory a dit, à l’instant, que sir Claud avait été empoisonné à la scopolamine que ça m’est revenu. Je me doute bien sûr qu’il n’y a aucun rapport. C’est seulement la coïncidence qui m’a surpris. Les comprimés pouvaient fort bien ne pas être du tout de la scopolamine. C’est peut-être un des autres tubes qu’elle manipulait.

Japp se tourna enfin vers Lucia.

— Eh bien, madame ? demanda-t-il. Qu’avez-vous à opposer à cela ?

Lucia, quand elle répondit, sembla parfaitement à son aise :

— Je voulais quelque chose qui me fasse dormir.

Japp s’adressa de nouveau à Raynor :

— Elle a pratiquement vidé le tube, avez-vous dit ?

— C’est ce que j’ai cru voir.

Le policier se retourna vers Lucia :

— Vous n’aviez pas besoin de tant de comprimés pour dormir. Un ou deux auraient suffi. Qu’avez-vous fait du reste ?

Elle réfléchit un moment avant de répondre :

— Je… Oh ! et puis, non, je ne me rappelle pas. Je…

Elle était sur le point de continuer lorsque Carelli se dressa sur ses pieds comme pour mieux cracher son venin :

— Vous n’avez pas encore compris, inspecteur ? La voilà, votre meurtrière !

Scandalisée, Barbara se leva du canapé et s’éloigna de Carelli. Hastings se précipita au côté de la jeune fille.

— La vérité, vous allez l’avoir, inspecteur, poursuivit l’Italien. Si je suis ici, c’est que j’y suis spécialement venu pour voir cette femme. Elle m’avait convoqué. Elle affirmait pouvoir s’emparer de la formule de sir Claud et se proposait de me la vendre. J’admets bien volontiers m’être adonné dans le passé à des trafics de ce genre, mais…

— Vous ne nous apprenez pas grand-chose, nous le savions déjà, le coupa Japp en s’interposant entre Lucia et lui.

Il se tourna vers Lucia Amory :

— Qu’avez-vous à répondre à tout cela, madame ?

Lucia se dressa, le visage blême. Richard vint se placer à son côté.

— Je ne permettrai pas… commença-t-il.

Japp l’interrompit :

— S’il vous plaît, monsieur.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer