Black Coffee d’ AGATHA CHRISTIE

— Oui, répondit à tout hasard son ami.

— Quoi ? demanda Poirot.

Hastings prit un air hébété.

— Quoi ? répéta-t-il, mortifié.

— Une marge de sécurité. Voilà ce que cela donne au voleur. Il peut se défaire de son butin tranquillement, quand il le veut. Aucune pression sur lui. Même si l’existence de la formule est connue, il aura eu tout le temps de brouiller sa piste.

— Évidemment, c’est une idée… oui, j’en ai bien l’impression, commenta Hastings, point trop convaincu.

— Et comment, c’est une idée ! vociféra Poirot. Ne suis-je pas Hercule Poirot ? Mais observons à présent où cette idée nous mène. Elle nous dit que le meurtre de sir Claud n’a pas été effectué au petit bonheur la chance ni au hasard du moment. Il a été prémédité. Prémédité. Vous voyez où nous sommes à présent ?

— Non, reconnut Hastings dans un élan de vertueuse franchise. Vous savez très bien que je ne vois jamais ces choses-là. Tout ce que je suis à même de voir, c’est que nous nous trouvons actuellement vous et moi dans la bibliothèque de la maison de sir Claud, c’est là mon maximum.

— Oui, mon tout bon, et vous avez mille fois raison. Nous nous trouvons en effet dans la bibliothèque de la maison de sir Claud. Seulement ce n’est pas le matin, mais le soir. Les lumières viennent juste de s’éteindre. Les plans du voleur ont mal tourné.

Poirot s’assit tout droit et agita son index avec emphase pour appuyer ses arguments :

— Sir Claud, qui dans le cours normal des choses n’aurait pas dû aller à son coffre avant le lendemain, a par pur hasard découvert la perte de sa formule. Et comme il le dit lui-même, cet endroit est une ratière. Le voleur est pris au piège, fait comme un rat. Seulement voilà, notre voleur, qui est aussi l’assassin, connaît un détail que sir Claud ignore. Il sait que, dans quelques instants, le savant sera à jamais réduit au silence. Il – ou elle – a un problème à résoudre, et un seul : tirer profit de ces quelques minutes d’obscurité pour mettre le papier en sécurité. Fermez les yeux, Hastings, comme je ferme les miens. Les lumières se sont éteintes, nous ne voyons plus rien. Mais nous pouvons entendre. Répétez-moi aussi exactement que possible les paroles de miss Amory quand elle nous a décrit cette scène.

Hastings ferma les yeux. Puis il commença à parler. À parler lentement, en faisant un effort de mémoire et en s’interrompant souvent.

— Des halètements, articula-t-il. Ou des soupirs, si vous préférez…

Poirot acquiesça de la tête.

— Plein de petits halètements, poursuivit Hastings tandis que Poirot confirmait encore de la tête.

Hastings se concentra un moment avant de reprendre :

— Le bruit d’une chaise qui tombe… une sorte de tintement métallique. Le bruit de la clé, j’imagine.

— Exact, fit Poirot. Continuez.

— Un cri. Celui de Lucia. Elle appelait sir Claud. Puis les coups frappés à la porte… Oh ! attendez un moment… Tout au début, un bruit de soie qui se déchire.

Hastings rouvrit les yeux.

— Oui, de la soie qui se déchire ! s’écria Poirot.

Il se leva, se dirigea vers la table-bureau puis traversa la pièce jusqu’à la cheminée :

— Tout se passe là, Hastings, dans ces quelques instants d’obscurité. Tout. Et pourtant, nos oreilles ne nous disent… rien.

Il s’arrêta devant le manteau de cheminée et redressa machinalement les allume-feu en papier dans leur vase.

— Ah ! de grâce, laissez ces satanés tortillons de papier tranquilles, Poirot ! maugréa Hastings. Vous êtes toujours à les tripoter.

Son attention soudain captée, Poirot retira sa main.

— Que dites-vous ? demanda-t-il. Mais oui, c’est vrai.

Il regarda fixement le vase d’allume-feu :

— Je me rappelle les avoir redressés il y a une heure à peine. Et maintenant, il faut encore que je les remette d’aplomb.

L’excitation le gagnait :

— Eh bien, Hastings, pourquoi ?

— Parce qu’ils sont tordus, je suppose, bâilla le capitaine. Encore votre fichue manie de la symétrie.

— De la soie qu’on déchire ! s’exclama Poirot. De la soie ? Non, Hastings, mon tout bon ! Et pourtant le bruit est le même.

Il fixa de nouveau les allume-feu en papier et empoigna le vase qui les contenait :

— C’est du papier qu’on déchire… continua-t-il en s’éloignant de la cheminée avec sa proie.

Son excitation se communiqua à Hastings.

— Mais qu’est-ce qui vous prend ? demanda ce dernier en bondissant sur ses pieds et en s’approchant de son ami.

Planté devant le canapé, Poirot y avait renversé les allume-feu et les examinait attentivement. De temps à autre, il en tendait un à Hastings en marmonnant entre ses dents :

— En voilà un… Ah ! un autre…

Hastings dépliait les tortillons et les parcourait des yeux avec soin.

— C 19, N 23, commença-t-il à lire dans l’un d’eux.

— Oui ! C’est ça ! s’exclama Poirot. C’est la formule !

— Mais c’est fantastique !

— Vite ! Retordez-les ! ordonna Poirot, ce que Hastings commença à faire. Ah ! que vous êtes lent, mon bon ! Vite ! Vite !

Arrachant les allume-feu des mains de Hastings, il les remit dans le vase qu’il se hâta de reposer sur le manteau de cheminée. Abasourdi, Hastings vint le rejoindre.

Poirot jubilait :

— Ce que je fais là vous intrigue, hein ? Dites-moi, Hastings, qu’avons-nous ici dans ce vase ?

— Des allume-feu, pardi, répondit le capitaine, nuançant son propos de toute l’ironie dont il était capable.

— Non, mon bon ami, c’est du fromage.

— Du fromage ?

— Exactement, mon tout bon. Du fromage. Un beau morceau de fromage.

— Dites-moi, Poirot, s’enquit Hastings, vous êtes sûr que vous vous sentez bien ? Vous ne souffririez pas de violente migraine, par hasard ?

Poirot ignora les sarcasmes de son compagnon :

— À quoi utilise-t-on couramment du fromage, Hastings ? Je vais vous le dire. Comme appât dans une ratière. Nous n’attendons plus qu’une chose, à présent : le rat.

— Et le rat…

— Il va venir, mon très cher, assura Poirot. Soyez-en certain. Je lui ai envoyé un message. Il ne manquera pas d’y répondre.

Avant que Hastings n’ait eu le temps de réagir à la déclaration sibylline de Poirot, la porte s’ouvrit et Edward Raynor entra dans la pièce.

— Ah ! vous êtes ici, monsieur Poirot, constata le secrétaire. Et vous aussi, capitaine Hastings. L’inspecteur Japp est en haut, à l’étage, et souhaiterait vous parler à tous les deux.

19

— Nous arrivons tout de suite, répondit Poirot.

Suivi de Hastings, il se dirigea vers la porte tandis que Raynor traversait la bibliothèque en direction de la cheminée. Sur le point de sortir, Poirot pivota soudain sur ses talons pour s’adresser au secrétaire.

— Au fait, Mr Raynor, demanda le détective en revenant au centre de la pièce, sauriez-vous par hasard si le Dr Carelli est venu ici, ce matin ?

— Oui, acquiesça Raynor. Je l’y ai en effet trouvé.

— Ah ! commenta Poirot, en se frottant les mains. Et que faisait-il ?

— Il téléphonait, je crois.

— Il était en train de le faire quand vous êtes arrivé ?

— Non, il revenait tout juste du cabinet de travail de sir Claud.

Poirot évalua un instant la valeur du renseignement, puis demanda à Raynor :

— Où vous trouviez-vous exactement, à ce moment-là ? Vous vous rappelez ?

— Oh ! quelque part par ici, répondit Raynor, toujours debout à côté de la cheminée.

— Avez-vous entendu une quelconque partie de sa conversation au téléphone ?

— Non, répondit le secrétaire. Il m’avait assez bien fait comprendre qu’il voulait être seul pour que je préfère m’esquiver.

— Je comprends.

Poirot hésita, puis sortit un calepin et un crayon de sa poche. Il écrivit quelques mots sur une page qu’il arracha.

— Hastings ! appela-t-il.

Celui-ci, qui était resté du côté de la porte, s’approcha de lui et Poirot donna à son ami le feuillet plié :

— Auriez-vous la gentillesse de monter cela à l’inspecteur Japp ?

Raynor regarda Hastings quitter la pièce pour porter son message et s’enquit :

— De quoi s’agissait-il ? Vous avez du nouveau ?

Poirot répondit en remettant carnet et crayon dans sa poche :

— J’ai signalé à Japp que je le rejoindrais d’ici à quelques minutes et que je serais peut-être en mesure de lui donner le nom de l’assassin.

— Vraiment ? Vous savez qui c’est ? s’enthousiasma Raynor.

Il y eut un moment de silence. Poirot semblait tenir le secrétaire sous le charme de sa personnalité. Fasciné, Raynor fixa le détective tandis que ce dernier commençait lentement à parler.

— Oui, je crois savoir – enfin – qui est l’assassin, annonça Poirot. Cela me rappelle une autre affaire, il n’y a pas si longtemps. Jamais je n’oublierai le meurtre de sir Edgware. J’ai presque été battu – moi, Hercule Poirot ! — par la naïve astuce d’une créature sans foi ni loi mais qui n’était, à tout prendre, qu’une tête de linotte. Voyez-vous, monsieur Raynor, les individus primaires ont souvent le génie de commettre des crimes d’une redoutable simplicité et de ne plus y toucher. Espérons que l’assassin de sir Claud, au contraire, est un être intelligent, supérieur, foncièrement satisfait de lui-même et incapable de s’empêcher de… — comment dire ? — de rajouter des fioritures au tableau.

Une vive excitation illuminait les yeux de Poirot.

— Je ne suis pas sûr de vous comprendre, fit Raynor. Vous voulez dire que ce ne serait pas Mrs Amory ?

— Non, ce n’est pas Mrs Amory, répondit-il. C’est pour cela que j’ai rédigé mon petit message. Cette infortunée jeune femme a suffisamment souffert jusqu’ici. Il faut lui épargner tout nouvel interrogatoire.

Raynor sembla réfléchir.

— Alors je parie que c’est Carelli ! s’exclama-t-il. Je ne me trompe pas ?

Poirot agita plaisamment son doigt devant lui :

— Monsieur Raynor, il faut me laisser garder mes petits secrets jusqu’au dernier moment.

Il sortit son mouchoir et s’épongea le front.

— Mon Dieu, qu’il fait donc chaud, aujourd’hui ! se plaignit-il.

— Voulez-vous boire quelque chose ? demanda Raynor. Je manque à tous mes devoirs. J’aurais dû vous le proposer plus tôt.

Le visage de Poirot s’illumina.

— Vous êtes très aimable, fit-il avec un grand sourire. Je prendrai un whisky, si vous le voulez bien.

— Certainement. Juste un instant.

Il sortit de la pièce cependant que Poirot s’en allait flâner du côté de la porte-fenêtre et regardait un moment dans le jardin. Puis le petit Belge se dirigea vers le canapé et secoua les coussins avant de revenir examiner les bibelots sur le manteau de la cheminée.

Quelques instants plus tard, Raynor revint avec deux whiskies soda sur un plateau. Il vit Poirot lever la main vers un des objets de la tablette.

— Voici une antiquité de valeur, j’imagine, commenta ce dernier en soulevant un pot.

— Ah bon ? fit Raynor avec un total manque d’intérêt. Je ne connais rien à ces babioles. Venez boire un verre, proposa-t-il en posant le plateau sur la table basse.

Poirot le rejoignit :

— Merci.

Raynor prit un verre.

— À votre santé, fit-il en buvant.

Avec une petite inclinaison de la tête, Poirot porta l’autre verre à ses lèvres.

— À la vôtre, mon excellent ami. Et maintenant, laissez-moi vous faire part de mes soupçons. Tout d’abord, je me suis aperçu que…

Il s’interrompit soudain et tourna brusquement la tête comme s’il venait de surprendre un bruit. Jetant un regard d’abord à la porte, puis à Raynor, il mit un doigt sur ses lèvres pour indiquer que quelqu’un était sans doute en train d’écouter.

D’un hochement de tête, Raynor montra qu’il avait compris. Les deux hommes s’approchèrent de la porte sur la pointe des pieds et Poirot fit signe au secrétaire de rester à l’intérieur. Il ouvrit le battant à la volée et bondit à l’extérieur, mais ce fut pour rentrer immédiatement, le front bas et la mine dépitée.

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