Black Coffee d’ AGATHA CHRISTIE

— Bon, ne nous préoccupons pas de cela, éluda Poirot. Maintenant, passons à autre chose. Qui a versé le café de sir Claud ?

— Moi.

— Et vous l’avez posé sur cette table, à côté de votre tasse à vous ?

— Oui.

Poirot se leva, se pencha vers Lucia au travers de la table et lui demanda de but en blanc :

— Dans quelle tasse avez-vous mis la scopolamine ?

Elle le dévisagea d’un air hagard.

— Comment avez-vous su ? balbutia-t-elle.

— C’est mon métier que de savoir. Dans quelle tasse, madame ?

Elle poussa un soupir :

— Dans la mienne.

— Pourquoi ?

— Parce que je voulais… je voulais mourir. Richard soupçonnait quelque chose entre Carelli et moi… une liaison. Il ne pouvait pas être plus loin de la vérité. Je haïssais Carelli ! Je le haïrai toujours. Mais comme j’avais échoué à lui fournir la formule, j’étais sûre qu’il allait tout révéler sur moi à Richard. Me tuer était une façon de m’en sortir… ma seule issue. Un assoupissement rapide, suivi d’un sommeil sans rêves… dont je ne me réveillerais pas… C’est ce qu’il avait dit.

— Qui vous avait dit ça ?

— Le Dr Carelli.

— Je commence à comprendre… oui, je commence à comprendre, murmura Poirot.

Il montra la tasse qui se trouvait encore sur la table :

— Celle-ci est bien la vôtre, en ce cas ? Une tasse pleine dont vous n’avez rien bu ?

— Oui.

— Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

— Richard est venu me parler. Il m’a dit qu’il voulait m’emmener au loin, à l’étranger, qu’il se débrouillerait pour trouver l’argent nécessaire. Il m’a rendu… l’espoir.

— Maintenant, écoutez-moi avec toute votre attention, madame, fit-il gravement. Ce matin, le Dr Graham a emporté la tasse qui était à côté du fauteuil de sir Claud.

— Oui ?

— Ses confrères ne devraient donc rien y relever d’autre que des traces de café ?

Les yeux obstinément rivés sur le sol, Lucia répondit :

— Bien… bien sûr.

— Nous sommes vous et moi d’accord sur ce point, n’est-ce pas ? insista-t-il.

Lucia regarda droit devant elle sans répondre. Puis elle leva les yeux sur lui.

— Pourquoi me fixez-vous ainsi ? s’écria-t-elle. Vous me faites peur !

— J’ai dit, répéta Poirot, qu’ils avaient emporté la tasse qui se trouvait à côté du fauteuil de sir Claud ce matin. Supposons qu’à la place, ils aient emporté celle qui se trouvait à côté de son fauteuil hier au soir ?

Il se dirigea vers la table voisine de la porte et sortit une tasse du cache-pot :

— Celle-ci, par exemple !

Lucia se leva d’un bond et porta les mains à son visage.

— Vous savez ! fit-elle dans un souffle.

Poirot s’approcha d’elle.

— Madame ! fit-il d’une voix redevenue sévère. La tasse en leur possession, ils vont l’analyser, s’ils ne l’ont déjà fait, et ne trouveront… rien. Mais cette nuit, j’ai prélevé quelques gouttes du fond de café de la tasse d’origine. Que diriez-vous si je vous annonçais qu’il y avait de la scopolamine dans ce qu’a bu sir Claud ?

Lucia vacilla comme si elle avait reçu un coup, puis elle se ressaisit. L’espace d’un instant, elle demeura silencieuse.

— Vous avez raison, murmura-t-elle enfin. Tout à fait raison. Je l’ai tué.

Sa voix se haussa soudain jusqu’au cri :

— Je l’ai tué ! J’ai mis de la scopolamine dans sa tasse.

Elle se dirigea vers la table et s’empara de la tasse pleine :

— Celle-ci ne contient que du café !

Elle l’approcha de ses lèvres, mais Poirot bondit et s’interposa pour l’arrêter dans son geste.

— Madame ! s’écria-t-il.

Ils se dévisagèrent pendant quelques secondes comme si chacun cherchait à sonder l’autre jusqu’au fond de son âme, puis Lucia éclata en sanglots. Poirot lui prit la tasse des mains et la reposa sur la table.

— Pourquoi m’avez-vous empêchée de mourir ? murmura-t-elle.

— Le monde est si beau, lui rétorqua-t-il. Pourquoi voudriez-vous le quitter ?

— Je… oh !

Elle s’effondra sur le canapé en pleurant à petits sanglots qui semblaient ne jamais devoir s’interrompre.

Quand Poirot reprit la parole, il le fit d’une voix douce et avec chaleur :

— Vous m’avez dit la vérité. C’est dans votre propre tasse que vous avez mis la scopolamine. Je vous crois. Seulement il y en avait également dans l’autre. Alors dites-moi encore une fois la vérité. Qui a mis la scopolamine dans le café de sir Claud ?

Lucia ouvrit sur Poirot des yeux terrorisés :

— Non, non, vous vous trompez. Il n’a rien fait. C’est moi qui l’ai tué, cria-t-elle comme une hystérique.

— Qui, n’a rien fait ? Qui protégez-vous ? Dites-le moi, ordonna Poirot.

— Il n’a rien fait, je vous assure, sanglota-t-elle.

On entendit frapper à la porte.

— Ce doit être la police ! estima Poirot. Il ne nous reste que très peu de temps. Je vais vous faire deux promesses, madame. Promesse numéro un, je vais vous sauver…

La voix de Lucia se fit hurlement suraigu :

— Mais puisque je vous dis que c’est moi qui l’ai tué !

— Promesse numéro deux, continua-t-il, imperturbable, je vais sauver votre mari !

— Oh ! s’étrangla-t-elle en le regardant avec ahurissement.

Tredwell, le vieux majordome, apparut sur le seuil et s’adressa à Poirot.

— L’inspecteur Japp, de Scotland Yard, annonça-t-il.

15

Un quart d’heure plus tard, l’inspecteur principal Japp, secondé par le jeune agent Johnson, en avait terminé de son inspection préliminaire de la pièce. Entre deux âges, jovial, rougeaud, court sur pattes et le verbe haut, Japp se remémorait présentement le bon vieux temps en compagnie de Poirot et de Hastings, rentré de son exil dans le jardin.

— Oui, confiait-il à son agent, entre moussiou Poirot et moi…

Se piquant de prononciation à la française, il avait toujours hésité entre le môssieu et le moussiou :

— Entre moussiou Poirot et moi, ça remonte à loin. Et ce n’est pas d’hier que vous m’avez entendu parler de lui. Il appartenait encore à la police belge quand nous avons travaillé pour la première fois ensemble. C’était l’affaire Abercrombie, une histoire de faux, hein, Poirot ? Nous l’avons coincé à Bruxelles, ce salopard. Ah ! c’étaient des temps héroïques. Et le « baron » Altara, vous vous rappelez ? Comme escroc, il se posait un peu là ! Il avait filé entre les doigts de la moitié des polices d’Europe mais on l’a épinglé à Anvers… grâce à moussiou Poirot, ici présent.

Il se détourna de Johnson pour s’adresser à Poirot :

— Et puis c’est en Angleterre qu’on s’est retrouvés, pas vrai ? Vous aviez pris votre retraite, à ce moment-là, bien sûr. Vous avez résolu cette mystérieuse affaire de Styles, vous vous souvenez ? La dernière fois que nous avons collaboré ensemble, c’était il y a deux ans, je crois bien. L’histoire de ce noble Italien, à Londres. Ça fait vraiment plaisir de vous revoir. J’ai failli tomber à la renverse, tout à l’heure, quand j’ai reconnu votre bonne vieille bobine.

— Ma bobine ? s’inquiéta Poirot, que l’argot anglais ne manquait jamais de dérouter.

— Votre bouille, mon vieux, votre tête ! expliqua Japp avec un large sourire. Bon alors, on va travailler main dans la main sur ce coup-ci ?

Poirot sourit :

— Mon cher Japp, vous connaissez mes petits travers et mes humbles faiblesses !

— Sacré vieux filou ! s’attendrit le policier en décochant à Poirot une bourrade amicale. Sale cachottier, va ! Dites donc, cette Mrs Amory à qui vous parliez quand je suis arrivé, c’est un joli petit lot. La femme de Richard Amory, je suppose ? Je parie que vous ne vous ennuyez pas, vieille fripouille !

L’inspecteur émit un rire tonitruant puis s’installa sur une chaise à côté de la table.

— De toute façon, poursuivit-il, c’est le genre d’affaire qui vous va comme un gant. Qui convient à votre cerveau tortueux. Tandis que moi, j’ai horreur des histoires d’empoisonnement. On n’a rien sur quoi s’appuyer. Il faut trouver ce que les gens ont mangé, ce qu’ils ont bu, qui a servi – et quasiment qui est venu renifler au-dessus de la nourriture ! Je dois reconnaître que le Dr Graham a bien clarifié la situation. Il dit que le poison doit avoir été mis dans le café. D’après lui, une dose aussi costaud aura eu un effet quasi instantané. Bien entendu, nous saurons tout avec certitude quand nous obtiendrons le rapport d’analyse, mais je pense que nous avons de quoi avancer.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer