Black Coffee d’ AGATHA CHRISTIE

— Aucune, Richard. Mettez-vous bien ça dans la tête.

La nervosité du jeune homme grimpa d’un cran :

— Mais pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu que…

— Allons, Richard, l’interrompit Graham, reprenez-vous. Je me suis borné à prendre les mesures que j’estimais impératives, comprenez-le. Dans les affaires de ce genre, on ne saurait se permettre la moindre perte de temps.

— Mon Dieu ! grinça encore Richard.

Le Dr Graham poursuivit d’une voix radoucie :

— Je sais, Richard. Je vous comprends. Le traumatisme que vous a causé la mort de votre père à quoi s’ajoute le nouveau choc de cette révélation… Tout cela doit être terrible pour vous. Mais il est certains détails que je suis en devoir de vous demander. Vous sentez-vous en état de répondre à quelques questions ?

Richard effectua sur lui-même un effort manifeste :

— Que voulez-vous savoir ?

— Primo, quels éléments solides et quelles boissons votre père a-t-il absorbés au cours du dîner d’hier soir ?

— Attendez… nous avons tous mangé la même chose. Potage, sole grillée, côtelettes… et nous avons fini par une salade de fruits.

— Et qu’avez-vous bu ? continua le Dr Graham.

Richard réfléchit un moment avant de répondre :

— En ce qui concerne mon père et ma tante : du bourgogne. Raynor aussi, je crois. Moi, je suis resté au whisky soda. Quant au Dr Carelli… oui, il s’en est tenu au vin blanc pendant tout le repas.

— Ah ! oui, le mystérieux Dr Carelli, marmonna Graham. Excusez-moi, Richard, mais que savez-vous au juste de ce monsieur ?

Curieux d’entendre la réponse de Richard Amory, Hastings se rapprocha des deux hommes.

— Je ne sais strictement rien sur son compte, déclara Richard. Pas plus tard qu’hier matin, j’ignorais jusqu’à son existence.

— Mais c’est un ami de votre femme ? demanda le médecin.

— Ça en a tout l’air.

— Le connaît-elle intimement ?

— Oh ! non, j’ai l’impression que c’est une simple connaissance.

Graham émit un petit clappement de langue et secoua la tête :

— Vous ne l’avez pas laissé quitter la maison, j’espère ?

— Bien évidemment non. J’ai pris soin de lui signifier hier soir que, tant que cette histoire ne serait pas tirée au clair – celle de la formule volée, veux-je dire –, il serait préférable pour lui de rester auprès de nous. J’ai même envoyé quelqu’un chercher ses bagages à l’auberge où il était descendu pour les lui rapporter ici.

— Et il n’a pas le moins du monde protesté ? s’étonna quelque peu Graham.

— Non. Il a même, au contraire, accepté avec empressement.

— Hum ! se borna à commenter Graham.

Il regarda autour de lui :

— Bon, et cette pièce, maintenant ?

Poirot rejoignit les deux hommes.

— Les portes ont été verrouillées hier au soir par Tredwell, le majordome, assura-t-il à Graham, et les clés m’ont été remises. Rien n’a été bougé, à l’exception des chaises, comme vous pouvez le constater.

Graham regarda la tasse à café, sur la table, et la désigna du doigt :

— C’est celle-là ?

Il s’approcha, prit la tasse et la renifla :

— Richard, c’est là-dedans que votre père a bu son café ? Je vais l’emporter. Elle devra être analysée.

Il revint vers la table basse avec la tasse incriminée et ouvrit sa sacoche.

Richard bondit sur ses pieds :

— Vous n’allez tout de même pas supposer…

Le souffle court, il ne put achever.

— Il paraît fort improbable, lui expliqua Graham, que le poison ait été administré pendant le dîner. L’explication la plus plausible est que la scopolamine ait été ajoutée à son café.

— Je… Je… tenta d’articuler Richard en faisant un pas vers le jeune médecin.

Puis il s’arrêta avec un geste de désespoir, pivota sur ses talons et sortit brusquement par la porte-fenêtre pour gagner le jardin.

Graham extirpa de sa sacoche une petite boîte en carton garnie d’ouate et y rangea avec précaution la tasse tout en s’adressant à Poirot :

— Sale affaire. Mais la réaction de Richard ne m’étonne qu’à moitié. Les journaux vont faire des gorges chaudes de l’amitié de sa femme pour ce médecin italien. Et la boue, ça vous colle aux basques, monsieur Poirot, ça vous colle aux basques. La pauvre femme ! Elle est sans doute innocente comme l’agneau qui vient de naître. C’est à coup sûr cet individu qui aura trouvé un motif crédible pour entrer en relation avec elle. Ces étrangers… Ils connaissent toutes les ficelles. Je sais que je ne devrais pas parler ainsi et m’en tenir en somme a des idées préconçues, mais qu’envisager d’autre ?

— Vous estimez que c’est là une évidence et qu’elle saute aux yeux, n’est-ce pas ? lui demanda Poirot tout en échangeant un regard avec Hastings.

— Oui, expliqua Graham, car enfin l’invention de sir Claud était de grande valeur et l’est encore plus que jamais. Cet étranger, dont personne ne sait rien, débarque ici comme en terrain conquis. Un Italien… Sir Claud est mystérieusement empoisonné…

— Ce n’est que trop vrai ! Où donc avais-je la tête ? sourit Poirot. Les Borgia !

— Je vous demande pardon ? fit le médecin, interloqué.

— Oh ! rien, rien, éluda Poirot.

Le Dr Graham ramassa sa sacoche et s’apprêta à partir :

— Bon, il faut que je me dépêche. Mes patients…

Il tendit la main à Poirot qui la lui serra avec effusion :

— Au revoir, mon cher docteur… Et ce « revoir » ne saurait sans doute tarder.

Sur le seuil, Graham se retourna :

— À bientôt, monsieur Poirot. Vous voudrez bien veiller à ce que personne ne touche quoi que ce soit dans cette pièce jusqu’à l’arrivée de la police, n’est-ce pas ? C’est de la plus extrême importance.

— Très volontiers. J’en fais une affaire personnelle, lui assura Hercule Poirot.

Le médecin sortit en refermant la porte derrière lui.

— Entre nous, Poirot, commenta Hastings mi-figue mi-raisin, je n’aimerais pas être malade dans cette maison. D’abord parce qu’il semble qu’un empoisonneur s’y promène, et puis parce que ce jeune toubib ne m’inspire guère confiance.

Poirot adressa à Hastings une œillade amusée :

— Espérons que nous serons partis avant que de tomber malades, mon tout bon.

Puis il marcha vers la cheminée et pressa le bouton de sonnette.

— Et maintenant, Hastings, au travail ! lança-t-il en rejoignant son compère qui contemplait la table basse d’un œil hébété.

— Que comptez-vous faire ? demanda le capitaine.

— Vous et moi, mon excellent ami, décréta Poirot avec un pétillement dans les yeux, allons passer César Borgia à la question.

Tredwell entra en réponse au coup de sonnette de Poirot :

— Vous m’avez appelé, monsieur ?

— Oui, Tredwell. Pourriez-vous, je vous prie, demander à ce monsieur italien, le Dr Carelli, d’avoir la gentillesse de venir jusqu’ici ?

— Certainement, monsieur, répondit Tredwell.

Le majordome quitta la pièce et Poirot se dirigea vers la table pour y prendre la boîte aux produits pharmaceutiques.

— Il serait bon, je crois, confia-t-il à Hastings, de remettre ces médicaments si dangereux à leur place. De l’ordre et de la méthode, avant toute chose.

Tendant la boîte en fer-blanc à Hastings, Poirot approcha une chaise de la bibliothèque et grimpa dessus.

— Toujours cette soif de symétrie et de rangement, hein ? s’exclama Hastings. Mais je veux croire qu’en l’occurrence vous avez autre chose en tête.

— Et quoi donc ? s’enquit Poirot.

— Je sais de quoi il retourne. Vous ne voulez pas effaroucher Carelli. Après tout, qui donc a manipulé ces produits, hier au soir ? Lui, entre autres. S’il les voyait en évidence sur la table, cela pourrait lui mettre la puce à l’oreille, n’est-ce pas ?

Toujours juché sur sa chaise, Poirot appliqua au capitaine une chiquenaude sur le sommet du crâne.

— Finaud, l’ami Hastings, hein ? gloussa-t-il en lui prenant la boîte des mains.

— Je vous connais trop bien, insista ce dernier, ce n’est pas à moi que vous jetterez de la poudre aux yeux.

Tandis que Hastings prononçait cette phrase malheureuse, Poirot passa un index fureteur sur le fronton de la bibliothèque, ce qui souleva un nuage de poussière qui s’en vint retomber en pluie sur le visage levé de son ami.

— En fait de poudre aux yeux, je crois que vous voilà servi, très cher ! s’esclaffa-t-il en passant de nouveau délicatement son doigt sur l’étagère avant de le retirer avec une grimace. Il semble que j’aie trop vite chanté les louanges de la domesticité. C’est plein de poussière, là-dessus. Je regrette de n’avoir pas un bon chiffon humide pour enlever tout ça !

— Mon cher Poirot, rit de bon cœur Hastings, vous n’êtes pas femme de ménage !

— Hélas non, répondit tristement Poirot. Le sort a voulu que je ne sois que détective !

— Oui, eh bien il n’y a rien à détecter là-haut, alors redescendez.

— Vous l’avez dit, il n’y a rien à…

Poirot s’interrompit net et resta figé debout sur sa chaise, comme si la foudre divine l’avait changé en pierre.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’impatienta Hastings. Descendez. Le Dr Carelli va arriver d’une minute à l’autre. Vous ne voulez pas qu’il vous trouve là-haut, n’est-ce pas ?

— Vous avez raison, acquiesça Poirot en descendant lentement de sa chaise, le visage grave.

— Mais enfin, que se passe-t-il ? tempêta Hastings.

— Il se passe que je viens de penser à quelque chose, répondit Poirot, le regard lointain.

— Vous venez de penser à quoi ?

— À de la poussière, Hastings. À de la poussière, répéta-t-il, énigmatique.

Il n’avait pas plus tôt achevé sa phrase que la porte s’ouvrit, livrant passage au Dr Carelli. Poirot et lui se saluèrent avec force courbettes et salamalecs, chacun mettant par politesse un point d’honneur à s’exprimer dans la langue natale de son vis-à-vis.

— Ah ! monsieur Poirot, commença Carelli dans son plus beau français, vous voulez me questionner ?

— Si, signor Dottore, si lei permette, répondit Poirot.

— Ah, lei parla italiano ?

— Si, ma preferisco parlare in francese.

— Dans ce cas, trancha Carelli revenant aussitôt à la langue de Molière, que souhaitez-vous me demander ?

— Dites donc ! tonna soudain Hastings, plus cockney que réellement oxfordien, que diable signifie tout ce charabia ?

— Ah ! ce pauvre Hastings n’a rien d’un linguiste, je l’avais oublié, s’émut Poirot. Je crois que nous ferions mieux tous deux de nous cantonner à l’anglais.

— Je vous demande mille pardons. Il en ira comme vous le souhaitez, consentit Carelli.

Il s’adressa à Poirot avec toutes les apparences de la plus grande franchise :

— Je suis heureux que vous m’ayez envoyé chercher, monsieur Poirot. Ne l’auriez-vous pas fait que j’aurais moi-même sollicité une entrevue.

— Vraiment ? fit Poirot en lui désignant une chaise à côté de la table.

Carelli s’installa cependant que Poirot s’asseyait dans le fauteuil et que Hastings prenait confortablement place sur le canapé.

— Absolument, poursuivit le médecin italien. Car il se trouve que des affaires urgentes m’appellent à Londres.

— Je vous en prie, continuez, l’encouragea Poirot.

— Oui. J’ai évidemment fort bien compris la situation, hier au soir. Un document précieux avait été volé. J’étais le seul étranger présent. Aussi ai-je volontiers accepté de rester pour permettre qu’on me fouille, voire même pour insister qu’on le fasse. L’homme d’honneur que je suis ne pouvait agir autrement.

— Tout à fait, convint Poirot. Mais aujourd’hui ?

— Aujourd’hui, c’est différent, répondit Carelli. Comme je vous l’ai signalé, des affaires urgentes m’appellent à Londres.

— Et vous souhaiteriez par conséquent pouvoir vous retirer ?

— Tout juste.

— Cela semble après tout fort naturel, commenta Poirot. Qu’en pensez-vous, Hastings ?

Lequel Hastings se garda bien de répondre cependant que son expression prouvait éloquemment qu’il ne trouvait pas cela naturel du tout.

— Peut-être qu’un mot de vous à Mr Amory, monsieur Poirot, réglerait la question, suggéra Carelli. J’aimerais éviter toute contestation.

— Mes bons offices vous sont acquis, docteur, lui assura Poirot. En attendant, peut-être pourrez-vous m’aider à éclaircir un ou deux points de détail ?

— Je ne serai que trop heureux de vous être utile.

Poirot réfléchit quelques instants avant de poser sa première question :

— Mrs Richard Amory est-elle pour vous une amie de longue date ?

— De très longue date, répondit Carelli.

Il poussa un soupir :

— Ce fut pour moi une délicieuse surprise que de la rencontrer de façon aussi inopinée dans ce coin perdu.

— Inopinée, dites-vous ?

— Tout à fait, confirma Carelli en jetant un bref regard au détective.

— Tout à fait inopinée, répéta Poirot. Voyez-vous ça !

Une certaine tension s’était insinuée dans l’atmosphère. Carelli adressa un regard acéré à Poirot mais ne releva pas.

— Vous vous intéressez aux dernières découvertes de la science ? lui demanda ce dernier.

— Cela va de soi. Je suis médecin.

— Ah ! mais l’un ne sous-entend pas obligatoirement l’autre. Que vous soyez fasciné par un nouveau vaccin, un nouveau rayon, un nouveau virus, je le conçois sans peine. Un nouvel explosif, en revanche, est-ce là vraiment du ressort d’un docteur en médecine ?

— La science sous ses multiples aspects devrait nous intéresser tous autant que nous sommes, insista Carelli. Elle représente le triomphe de l’homme sur la nature à qui il arrache ses secrets en dépit de l’opiniâtre résistance qu’elle lui oppose.

Poirot hocha la tête en signe d’acquiescement :

— C’est très beau, ce que vous dites là. C’est même admirable et infiniment poétique ! Mais, comme mon précieux ami Hastings vient juste de me le rappeler, je ne suis qu’un détective. Je n’atteins pas ces hauteurs de vue. J’évalue les choses d’un point de vue plus matériel. Cette découverte de sir Claud… elle valait une grosse somme, hein ?

— Possible, fit Carelli d’un air dédaigneux. Je n’ai guère réfléchi à cet aspect de la question.

— Vous êtes à l’évidence un homme qui a de grands principes, observa Poirot, et sans doute également de gros moyens. Voyager, par exemple, est un passe-temps onéreux.

— Il faut bien voir le monde dans lequel on vit, objecta Carelli, pince-sans-rire.

— Certes, admit Poirot. Et aussi les gens qui y vivent. Des gens bien souvent à la limite de l’étrange. Le voleur, par exemple : quelle curieuse mentalité il doit avoir !

— Très curieuse, je suis bien de votre avis, acquiesça le médecin.

— Et le maître-chanteur, donc ! renchérit Poirot.

— Qu’entendez-vous par là ? s’offusqua Carelli.

— Que le maître-chanteur, lui aussi, doit avoir une mentalité très particulière, s’expliqua bien volontiers Poirot.

Il y eut de part et d’autre un silence contraint avant que le petit Belge ne reprenne :

— Mais nous nous écartons de notre sujet : la mort de sir Claud Amory.

— La mort de sir Claud Amory ? En quoi serait-ce notre sujet ?

— Ah ! c’est vrai… Vous ne le savez pas encore. Navré de vous apprendre que sir Claud n’est pas décédé d’une crise cardiaque. Il a été empoisonné.

Poirot observa attentivement la réaction de l’Italien.

— Tiens ! murmura ce dernier avec un hochement de tête.

— Cela ne vous surprend pas outre mesure ? demanda Poirot.

— Franchement, non, répondit Carelli. Je l’avais subodoré hier au soir.

— Vous conviendrez que ce fait nouveau soit de nature à rendre la situation beaucoup plus sérieuse, déclara Poirot.

Son ton se durcit :

— Vous ne pourrez pas quitter la maison aujourd’hui, docteur Carelli.

Se penchant vers Poirot, le médecin s’enquit :

— Vous établissez un lien entre la mort de sir Claud et le vol de la formule ?

— Bien évidemment, répondit Poirot. Pas vous ?

Carelli reprit à voix pressée et insistante :

— N’y aurait-il d’après vous personne dans cette maison qui, indépendamment du vol de la formule, ait pu désirer la mort de sir Claud ? Que va apporter sa disparition à la plupart des membres de sa famille ? Je vais vous le dire, moi. Elle va leur apporter la liberté, monsieur Poirot. La liberté, à quoi vous ajouterez ce que vous avez cru bon de mentionner il y a peu : l’argent. Ce vieil homme était un tyran. Et, pour ce qui n’avait pas trait à son cher travail, un grigou.

— Vous avez observé tout cela en une seule et unique soirée, docteur ? demanda ingénument Poirot.

— Et si cela était ? répliqua Carelli. J’ai des yeux. Des yeux dont je sais me servir. Trois personnes au moins, sous son propre toit, souhaitaient sa disparition.

Il se leva et consulta la pendule, sur la cheminée :

— Mais ce n’est pas pour moi le problème de l’heure.

Hastings se pencha en avant, captivé, cependant que Carelli poursuivait :

— Ce qui me contrarie au-delà de toute expression, c’est de ne pouvoir honorer mon rendez-vous de Londres.

— Désolé, docteur, compatit Poirot, mais qu’y puis-je ?

— Bon, en tout état de cause, j’imagine que vous n’avez plus besoin de moi ?

— Dans l’immédiat, non.

Carelli se dirigea vers la porte.

— Je vais vous signaler encore une bonne chose, monsieur Poirot, annonça-t-il au moment de quitter la pièce et en se retournant pour foire face au détective. Il y a des femmes qu’il est dangereux de pousser à bout.

Poirot plongea dans une de ses courtoises courbettes habituelles, à quoi Carelli répondit non sans ironie en se prosternant plus bas encore avant d’effectuer sa sortie.

12

Quand Carelli eut quitté les lieux, Hastings demeura quelques instants le regard fixé sur la porte.

— Il y a des femmes qu’il est dangereux de pousser à bout… Saperlipopette, Poirot, qu’a-t-il bien pu vouloir dire par là ? demanda-t-il enfin.

Poirot haussa les épaules.

— C’était une remarque en l’air, affirma-t-il.

— Mais voyons, Poirot, insista Hastings, je suis sûr que Carelli essayait de vous faire passer un message.

— Sonnez à votre tour, Hastings, voulez-vous ? fut la seule réponse du petit détective.

Le capitaine fit comme il lui était demandé mais ne put se retenir d’une nouvelle interrogation :

— Que comptez-vous faire maintenant ?

La réplique de Poirot fut typique de sa veine la plus énigmatique :

— Patience est mère de toutes les vertus. Vous le verrez bien, mon très cher.

Tredwell se présenta de nouveau avec son habituel « Oui, monsieur ? » plein d’un infini respect et que Poirot accueillit avec un grand sourire affable :

— Ah ! Tredwell… Voudriez-vous être assez bon pour présenter mes compliments à miss Caroline Amory et lui demander si elle aurait la bonté de m’accorder quelques-uns de ses précieux instants ?

— Certainement, monsieur.

— Je vous remercie, Tredwell.

Sitôt le majordome parti, Hastings explosa :

— Mais cette malheureuse vieillarde est au lit ! Vous n’allez quand même pas la faire lever si elle se sent mal.

— Mon ami Hastings-Je-sais-tout ! Alors elle est au lit, hein ?

— D’après vous, elle n’y serait donc pas ?

Poirot donna au capitaine une tape affectueuse sur l’épaule :

— C’est très précisément ce que je désire vérifier.

— Mais enfin ! s’entêta Hastings, vous ne vous rappelez pas ? Richard Amory nous l’a pourtant bien dit.

Le détective regarda son ami sans ciller :

— Un homme a été tué dans cette maison, Hastings. Sous son propre toit, au sein de sa famille. Et comment réagit-elle, cette famille ? En débitant des mensonges, encore des mensonges, toujours des mensonges ! Pourquoi Mrs Amory veut-elle que je parte ? Pourquoi Mr Amory veut-il également que je lève le siège ? Pourquoi tient-il à m’empêcher de voir sa tante ? Que peut-elle me révéler qu’il ne veut pas que j’entende ? Je vous le dis, Hastings, nous sommes confrontés à un drame ! Il ne s’agit pas ici d’un simple petit crime sordide, mais bel et bien d’un drame. D’un drame poignant, d’un drame humain !

Il se serait sans doute volontiers étendu sur ce thème si miss Amory n’avait fait irruption à ce moment précis.

— Monsieur Poirot, s’adressa-t-elle aussitôt à lui tout en refermant la porte, Tredwell me dit que vous êtes désireux de me voir ?

— C’est exact, mademoiselle, confirma-t-il en s’approchant. Mais ne vous alarmez pas, je souhaite tout au plus vous poser quelques questions. Vous ne voulez pas vous asseoir ?

Il la guida vers une chaise à côté de la table. Elle s’y installa et leva sur lui un regard empreint de nervosité.

— J’avais cru comprendre, poursuivit-il en prenant place de l’autre côté de la table et en la considérant avec une expression de sollicitude inquiète, que vous étiez malade… prostrée, peut-être ?

— Le choc pour moi a été effroyable, cela va sans dire, soupira Caroline Amory. Je ne m’en remettrai jamais ! Mais il faut bien que quelqu’un garde la tête froide, c’est ce que je dis toujours. Les domestiques, pour leur part, sont sens dessus dessous. Vous savez comment il en va invariablement avec eux, monsieur Poirot, ajouta-t-elle en s’animant. Ils n’aiment rien tant que les enterrements ! Ils préfèrent cent fois une mort à des noces, j’en mettrais ma main à couper. Quant à ce cher Dr Graham… Ah ! lui, il est si gentil… c’est un tel réconfort que de l’avoir dans les parages… En tant que médecin, il est aussi très bien, et puis, bien sûr, il faut porter à son crédit le fait qu’il soit tellement épris de Barbara. Je trouve infiniment dommage que Richard ne semble pas l’apprécier outre mesure, mais… mais que disais-je ? Ah ! oui, le Dr Graham. Si jeune. Et il a été à deux doigts de guérir ma névrite, l’an passé. Non pas que je sois souvent malade. En revanche, la génération montante ne me paraît pas du bois dont on fait les centenaires. Voyez cette petite Lucia, hier au soir, obligée de sortir de table au dîner parce qu’elle se sentait au bord de la syncope. Bien sûr, la pauvre enfant n’est guère qu’un paquet de nerfs. Comment voulez-vous qu’il en aille autrement, avec tout ce sang italien dans les veines… Ça l’a saisie de façon rigoureusement identique, je m’en souviens, quand sa rivière de diamants lui a été volée…

Miss Amory se tut un instant pour reprendre son souffle. Poirot, qui, tandis qu’elle parlait, avait sorti son étui à cigarettes et s’apprêtait à en allumer une, suspendit son geste et profita de l’occasion pour lui demander :

— La rivière de diamants de Mrs Amory a été volée ? Quand cela, très chère mademoiselle ?

Miss Amory prit l’air songeur :

— Voyons un peu, ce devait être… oui, cela s’est passé il y a deux mois. Juste au moment où Richard a eu cette grosse dispute avec son père.

Poirot regarda la cigarette qu’il tenait à la main :

— Me permettez-vous de fumer, mademoiselle ?

Sur un sourire et un gracieux hochement de tête de son interlocutrice, il tira une boîte d’allumettes de sa poche, alluma sa cigarette et encouragea d’un regard miss Amory à poursuivre. Voyant que l’auguste personne ne semblait pas bien savoir par quel bout reprendre le fil de son discours, il l’aiguilla obligeamment :

— Vous disiez que Mr Amory s’était querellé avec son père, je crois bien ?

— Oh ! rien de sérieux n’était en cause, minimisa-t-elle. Il s’agissait tout au plus des dettes de Richard. Quels sont les jeunes gens qui n’en ont pas, dites-le moi ! À ceci près que mon frère Claud n’a jamais été comme ça. Encore adolescent, ses chères études l’accaparaient tout entier. Plus tard, notez bien, il est certain que ses expériences ont englouti des sommes considérables. Bref, je me suis longtemps évertuée à lui répéter qu’il tenait à Richard les cordons de la bourse un peu trop serrés. Mais bon, il y a deux mois, la bisbille a pris les proportions d’une véritable scène. Avec cela que la rivière de diamants de Lucia avait de surcroît disparu et qu’elle refusait d’appeler la police. Je vous laisse imaginer le côté pénible de la situation. Et sa totale absurdité, aussi ! Les nerfs, toujours les nerfs !

— Êtes-vous bien sûre que ma fumée ne vous importune pas, mademoiselle ? s’inquiéta encore une fois Poirot, la cigarette levée.

— Oh ! pas du tout, le rassura miss Amory. J’ai toujours été d’avis que les messieurs se doivent de fumer.

Se rendant alors compte que sa cigarette était mal allumée, Poirot reprit la boîte d’allumettes posée devant lui sur la table.

— Il n’est quand même pas banal qu’une jeune et jolie femme prenne la perte de ses bijoux avec autant d’équanimité, non ? demanda-t-il en la rallumant avant de replacer soigneusement deux allumettes brûlées dans la boîte qu’il enfouit ensuite dans sa poche.

— Je préfère étrange à pas banal, tint à préciser miss Amory. Oui, c’est étrange, indéniablement. Pourtant, cela n’a semblé lui faire ni chaud ni froid. Allons bon, je bavarde, je papote et voilà que je m’égare sur des sujets qui n’ont aucun intérêt pour vous, monsieur Poirot.

— Mais vous m’intéressez au plus haut point, mademoiselle, la contredit-il. Dites-moi, lorsque Mrs Amory a quitté la table du dîner parce qu’elle se sentait mal, hier soir, est-elle montée à sa chambre ?

— Non, répondit Caroline Amory. Elle est venue ici. Je l’ai installée ici sur le canapé, puis je suis retournée à la salle à manger en la laissant avec Richard. Des jeunes mariés, vous savez ce que c’est, monsieur Poirot… Encore que les hommes ne soient plus, et de fort loin, aussi romantiques qu’ils savaient l’être du temps où j’étais jeune fille ! Seigneur ! Je me rappelle un garçon… il s’appelait Aloysius Jones. Nous jouions souvent au croquet ensemble. Quel grand fou… quel grand fou ! Allons, voilà que je me laisse encore aller à m’écarter du sujet. Nous parlions de Richard et Lucia. Quel joli couple ils font, vous ne trouvez pas ? Il l’a rencontrée en Italie, voyez-vous… sur les lacs italiens – ah ! les lacs italiens ! — … en novembre dernier. Ç’a été le coup de foudre au premier regard. Ils se sont mariés dans la semaine. Elle était orpheline, seule au monde. C’est très triste, encore que je me demande parfois si ce n’est pas un petit mal pour un grand bien. Si elle avait eu un tas de parents étrangers, la situation pourrait être quelque peu intenable, vous ne croyez pas ? Vous savez comment sont ces gens-là ! Ils… oh !

Elle s’arrêta net et tourna vers Poirot un regard consterné :

— Oh ! je vous demande pardon !

— Mais de rien, de rien, murmura le détective en coulant vers Hastings un coup d’œil amusé.

— C’est tellement stupide de ma part ! s’excusa miss Amory, confuse. Je ne voulais pas dire… bien sûr, c’est tellement différent dans votre cas et dans celui de vos compatriotes : « Nos braves Belges », comme on vous appelait pendant la guerre…

— Je vous en prie, ne vous tourmentez pas, tenta de la rasséréner Poirot.

Après un silence, et comme si cette référence à la guerre l’avait fait se remémorer un détail, il reprit :

— J’ai cru comprendre que la boîte de produits pharmaceutiques, au-dessus de la bibliothèque, est une relique de la guerre. Vous vous êtes tous plongés dans son examen, hier au soir, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est exact.

— Comment en êtes-vous venus là ? s’enquit Poirot.

Miss Amory réfléchit un moment avant de répondre.

— Voyons, comment en sommes-nous venus à… ? Ah ! oui, je me souviens. J’ai regretté de ne plus avoir de sels, aussi Barbara a-t-elle descendu ce qui reste de la trousse d’Edna, sur quoi les messieurs sont arrivés et le Dr Carelli m’a épouvantée avec ses commentaires.

Hastings commença à manifester un vif intérêt pour le tour que prenait la conversation, et Poirot incita miss Amory à continuer :

— Vous parlez de commentaires à propos des produits ? Il les a examinés de près, je suppose ?

— Oui, confirma miss Amory. Il a levé un de ces tubes de verre qui portait un nom innocent – bromate ou bromhydrate de je ne sais quoi, je crois, dont j’ai souvent pris contre le mal de mer –, et il a affirmé qu’avec la collection étalée sous ses yeux, nous avions là de quoi faire au bas mot passer douze hommes vigoureux à trépas !

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