Black Coffee d’ AGATHA CHRISTIE

— Oh ! s’égosilla-t-elle. Oh ! Je ne peux pas le croire ! Quelle monstruosité ! Dire que nous l’avons toujours traité comme un membre de la famille. Gavé d’Ultrabrille et j’en passe…

Elle se détourna soudain et s’apprêtait à partir lorsque Richard entra et lui tint la porte ouverte. Elle se rua presque hors de la pièce au moment où Barbara arrivait du jardin.

— C’est renversant, il n’y a pas d’autre mot ! s’écria cette dernière. Edward Raynor, lui ! Qui l’eût cru ? Le type qui l’a percé à jour ne doit pas être le dernier des imbéciles ! Je me demande qui ça peut être !

Elle adressa un regard entendu à Poirot, lequel inclina néanmoins la tête en direction du policier :

— C’est l’inspecteur Japp qui a résolu l’affaire, mademoiselle.

Le visage de l’inspecteur s’illumina :

— Des comme vous, on n’en fait plus, monsieur Poirot. Vous êtes un as ! Et un gentleman, par-dessus le marché !

Sur un petit salut de la tête à l’assemblée, il quitta la bibliothèque d’un pas vif, attrapant au passage le verre de whisky des mains de Hastings médusé :

— J’emporte la preuve matérielle, si vous voulez bien, capitaine !

— Dites, c’est vraiment Japp qui a découvert l’assassin de l’oncle Claud ? minauda Barbara. Ou bien, insista-t-elle en s’approchant de Poirot, ne serait-ce pas plutôt vous, monsieur Hercule Poirot ?

Celui-ci rejoignit Hastings et passa son bras autour des épaules de son vieil ami.

— Mademoiselle, révéla-t-il à Barbara, le véritable mérite en revient tout entier à Hastings, ici présent. Il a fait une remarque prodigieusement lumineuse qui m’a mis sur la bonne piste. Emmenez-le au fond du jardin et demandez-lui de vous le raconter par le menu.

Il poussa Hastings vers Barbara et les dirigea l’un et l’autre vers la porte-fenêtre.

— Ah ! mon choupinet mignon, lui soupira-t-elle comiquement tandis qu’ils sortaient dans le jardin.

Richard Amory allait s’adresser à Poirot lorsque la porte du hall s’ouvrit, livrant passage à Lucia. Elle réprima un sursaut en voyant son mari.

— Richard… murmura-t-elle d’une voix hésitante.

Ce dernier se tourna dans sa direction :

— Lucia !

Elle avança de quelques pas.

— Je…, commença-t-elle avant de s’interrompre.

Richard fit deux pas vers elle, puis s’arrêta :

— Tu…

Tous deux paraissaient extrêmement nerveux et mal à l’aise. Puis Lucia aperçut soudain Poirot et se précipita vers lui, mains tendues :

— Monsieur Poirot ! Comment pourrons-nous jamais vous remercier ?

Le détective lui prit les deux mains :

— Hé oui, madame, vos ennuis sont terminés !

— Un assassin a été pris. Cependant mes ennuis sont-ils pour autant terminés ? fit-elle avec mélancolie.

— Il est vrai que vous ne paraissez pas encore tout à fait heureuse, mon enfant, observa-t-il.

— Le serai-je à nouveau un jour ? murmura-t-elle d’une voix tremblante. Je me le demande.

— Je crois pouvoir vous répondre que oui, répondit-il avec une lueur dans le regard. Faites confiance à votre vieux Poirot.

Il guida Lucia vers la chaise du centre de la pièce, prit les allume-feu en papier sur la table basse, revint vers Richard et les lui tendit :

— Monsieur, j’ai le plaisir de vous rendre la formule de sir Claud ! Quand les morceaux auront été remis ensemble, elle sera – si l’on peut dire – comme neuve.

— Seigneur, la formule ! s’exclama Richard. Je l’avais presque oubliée, celle-là. Je n’ai même pas envie de la regarder. Pensez au mal qu’elle nous a fait à tous. Elle a coûté la vie à mon père et a été à deux doigts de détruire aussi la nôtre.

— Que vas-tu en faire, Richard ? demanda Lucia.

— Je ne sais pas. Qu’en penses-tu, toi ?

Elle se leva et s’approcha de lui.

— Tu veux bien ? chuchota-t-elle.

— Elle est à toi, répondit son mari en lui tendant les allume-feu. Fais-en ce que tu veux, de cette abomination.

— Merci, Richard, murmura Lucia.

Elle se dirigea vers la cheminée, prit une allumette dans la boîte, sur la tablette, approcha la flamme des allume-feu et les jeta l’un après l’autre dans l’âtre.

— Il y a déjà tellement de souffrances de par le monde, murmura-t-elle. Je ne tiens pas à ce qu’il y en ait davantage.

— Madame, dit Poirot, j’admire la façon dont vous brûlez des dizaines de milliers de livres sterling avec aussi peu d’émotion que s’il s’agissait de quelques centimes.

— Il n’en reste plus que des cendres, soupira-t-elle. Comme de ma vie.

Poirot eut un sursaut d’indignation.

— Ouille, ouille, ouille ! s’exclama-t-il, faussement lugubre. Faites avancer les cercueils, convoquez les pleureuses ! Mais pas pour moi, merci ! Non, moi, j’aime être heureux, chanter, danser, jouir des choses et des gens, savourer chaque instant de la vie. Vous voyez, mes enfants, continua-t-il en se tournant pour s’adresser à Richard aussi, je vais prendre la liberté de vous dire quelque chose, à tous les deux. Madame n’en mène pas large en songeant : « J’ai fait des cachotteries à mon mari. » Monsieur se morfond en remâchant : « J’ai soupçonné ma femme. » Et pourtant, vous mourrez d’envie de vous jeter dans les bras l’un de l’autre, n’est-ce pas ?

Lucia fit un pas vers son mari.

— Richard…, commença-t-elle à voix basse.

— Madame, l’interrompit Poirot, je crains que sir Claud ne vous ait soupçonnée de vouloir voler sa formule parce qu’il y a quelques semaines, quelqu’un – sûrement un ancien comparse de Carelli, les gens de cet acabit n’arrêtent pas de se tirer dans les jambes – quelqu’un, donc, a envoyé à sir Claud une lettre anonyme évoquant votre mère. Mais savez-vous, folle enfant, que votre mari a essayé de s’accuser devant l’inspecteur Japp, qu’il a même été jusqu’à avouer carrément le meurtre de sir Claud dans le seul but de vous sauver ?

Lucia émit un petit cri et adressa un regard d’adoration à Richard.

— Et vous, monsieur, continua Poirot, figurez-vous qu’il n’y a pas une demi-heure, votre femme clamait devant moi qu’elle avait tué votre père, tout ça parce qu’elle craignait que ce ne soit vous qui l’ayez fait.

— Lucia, murmura-t-il tendrement en s’approchant de sa femme.

Poirot s’éloigna d’eux sur la pointe des pieds.

— Anglais jusqu’au bout des ongles comme vous l’êtes désormais tous deux, sourit-il, j’imagine que pour rien au monde vous ne vous jetteriez dans les bras l’un de l’autre en ma présence.

Lucia le rejoignit et lui prit la main.

— Monsieur Poirot, dit-elle, je ne vous oublierai jamais… Jamais.

— Moi non plus, madame, je ne vous oublierai pas, répondit-il en lui baisant galamment les doigts.

— Poirot, intervint Richard Amory, je ne sais que dire, sinon que vous avez sauvé ma vie et mon mariage. Je ne puis exprimer ce que je ressens…

— Ne vous en faites pas, mon ami, répondit-il. Je suis heureux de vous avoir été utile.

Les yeux dans les yeux et le bras de Richard sur l’épaule de la jeune femme, le couple sortit dans le jardin.

— Dieu vous bénisse, mes enfants ! leur cria Poirot qui les avait suivis jusque sur le seuil de la porte-fenêtre. Oh ! et si par hasard vous rencontriez miss Barbara dans le jardin, pourriez-vous lui demander de me restituer le capitaine Hastings ? Nous devons bientôt repartir pour Londres.

Comme il réintégrait la bibliothèque, son regard se porta sur la cheminée.

— Ah ! s’énerva-t-il en constatant que le pot aux allume-feu n’était pas à l’alignement.

Il s’en fut le remettre d’aplomb.

— Ouf ! Et voilà ! souffla-t-il. Tout est rentré dans l’ordre, à présent.

Et, avec un air d’immense satisfaction, il se dirigea vers la porte.

FIN

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