Black Coffee d’ AGATHA CHRISTIE

Carelli reprit la parole :

— Regardez cette créature. Nul d’entre vous ne sait qui elle est. Moi, si ! C’est la fille de Selma Gœtz. La fille d’une des plus infâmes espionnes que le monde ait connues.

— Ce n’est pas vrai, Richard ! hurla Lucia. Ce n’est pas vrai ! Ne l’écoute pas…

— Je vais vous briser les os ! gronda Richard à l’intention de Carelli.

Japp fit un pas dans sa direction.

— Du calme, monsieur, l’admonesta-t-il, du calme, je vous en prie ! Nous devons aller au fond des choses.

Il s’adressa à Lucia :

— Alors, Mrs Amory ?

Il y eut un silence. Puis Lucia essaya de parler.

— Je… je… commença-t-elle.

Elle regarda son mari, puis Poirot, et, désemparée, tendit une main implorante en direction du détective.

— Ayez du courage, madame, lui conseilla-t-il. Et faites-moi confiance. Dites-leur la vérité. Avouez-leur tout. Nous en sommes arrivés à un stade où plus rien ne sert de mentir. De gré ou de force, la vérité devra se faire jour.

Elle eut beau lui adresser des regards suppliants, il se borna à répéter :

— Courage, madame. Si, si. Montrez que vous avez du cran. Et parlez.

Ayant dit, il retourna se poster près de la porte-fenêtre.

Après un long silence, Lucia commença à parler d’une voix sourde, à peine audible :

— C’est vrai, je suis la fille de Selma Gœtz. Mais il est faux que j’aie demandé à cet homme de venir ici, ou que j’aie proposé de lui vendre la formule de sir Claud. C’est lui qui est venu me faire chanter.

— Te faire chanter ! répéta Richard, abasourdi, en s’approchant d’elle.

Elle se tourna vers lui et poursuivit avec fièvre :

— Il m’a menacé de tout te révéler sur mes origines si je ne lui fournissais pas la formule. Mais je ne l’ai pas fait. Je crois qu’il a dû la voler. Il en a eu l’occasion, il est resté seul, là-bas, dans le cabinet de travail. Et je me rends compte maintenant qu’il voulait que je boive la scopolamine pour me tuer de façon à ce que tout le monde croie que c’était moi qui l’avais dérobée. Il m’a presque hypnotisée pour que je…

Elle s’effondra en sanglots sur l’épaule de son mari.

— Lucia, ma chérie ! s’écria-t-il en l’étreignant.

Puis, après avoir confié sa femme à miss Amory qui s’était levée et enlaçait à présent la malheureuse pour la consoler, il s’adressa à Japp :

— Inspecteur, je désire vous parler en particulier.

Le policier le considéra un instant puis fit un bref signe de tête affirmatif à Johnson.

— Très bien, acquiesça-t-il tandis que le jeune agent ouvrait la porte pour laisser sortir miss Amory et Lucia.

Barbara et Hastings en profitèrent pour retourner dans le jardin par la porte-fenêtre. Edward Raynor, en sortant, murmura à Richard : « Navré pour vous, Amory, vraiment navré. » Lorsque Carelli prit sa valise pour suivre Raynor hors de la pièce, Japp donna ses instructions au jeune agent.

— Ouvrez l’œil sur Mrs Amory – et aussi sur le Dr Carelli.

Celui-ci se retourna au moment de franchir la porte, et Japp continua à s’adresser à son subordonné :

— Que tout le monde file droit, compris ?

— Compris, monsieur, répondit Johnson en quittant la pièce à la suite de Carelli.

— Je suis au regret, Mr Amory, fit Japp à Richard, mais après ce que Mr Raynor vient de nous dire, je suis contraint de prendre toutes les précautions. Et je veux que moussiou Poirot reste ici pour être témoin de ce que vous avez à me révéler.

Richard s’approcha de Japp comme un homme parvenu à une décision capitale. Il prit une profonde inspiration.

— Inspecteur ! clama-t-il d’un ton tranchant.

— Eh bien ? Qu’y a-t-il ? demanda Japp. Je vous écoute.

Avec lenteur, avec fermeté, Richard répondit :

— Je crois qu’il est temps pour moi de passer aux aveux. J’ai tué mon père.

Japp sourit :

— Ça ne prend pas, cher monsieur.

— Que voulez-vous dire ? s’étonna Richard.

— Non, cher monsieur, continua Japp. Ou, si vous préférez et pour m’exprimer dans un style qui me convient mieux à moi aussi, je ne mords pas à l’hameçon. Vous tenez beaucoup à votre épouse, à ce que je vois. C’est votre côté jeune marié, et tout et tout. Mais, si vous voulez que je vous dise le fond de ma pensée, se passer la corde au cou pour une femme de peu n’est pas un bon calcul. Encore que celle-ci vaille sacrement le coup d’œil, pas d’erreur, ça je le reconnais bien volontiers.

— Inspecteur Japp ! s’écria Richard avec colère.

— Inutile de vous fâcher contre moi, poursuivit Japp, imperturbable. Je vous ai dit la vérité vraie sans tourner autour du pot, et je ne doute pas que moussiou Poirot ici présent vous tienne tôt ou tard le même discours. Désolé, monsieur, mais le devoir est le devoir et un crime est un crime. Un point, c’est tout.

Et, sur un signe de tête péremptoire, il quitta la pièce.

Richard se tourna vers Poirot qui avait observé la scène depuis le canapé.

— Eh bien, lui demanda-t-il, glacial, tiendrez-vous le même discours, monsieur Poirot ?

Celui-ci se leva, tira un étui à cigarettes de sa poche et en sortit une. Au lieu de répondre à Richard, il posa une de ses propres questions :

— Monsieur Amory, quand avez-vous pour la première fois soupçonné votre femme ?

— Je n’ai jamais…

Poirot l’interrompit en prenant une boîte d’allumettes sur la table.

— S’il vous plaît, monsieur Amory, fit-il, je vous en prie : rien que la vérité ! Vous l’avez soupçonnée, je le sais. Vous l’avez soupçonnée avant mon arrivée. C’est pourquoi vous étiez aussi impatient de me voir partir de cette maison. Ne niez pas. Il est impossible d’abuser Hercule Poirot.

Il alluma sa cigarette, reposa la boîte d’allumettes et leva la tête pour adresser un sourire à l’homme beaucoup plus grand que lui qui le dominait d’une tête. Ils formaient un contraste grotesque.

— Vous vous trompez, répondit Richard avec raideur. Vous vous trompez du tout au tout. Comment pourrais-je soupçonner Lucia ?

— Et pourtant, bien sûr, il y aurait matière à vous accuser vous aussi. Vous avez eu le produit en main, vous avez eu le café en main, vous étiez à court d’argent et cherchiez par tous les moyens à vous en procurer. Non, on ne pourrait reprocher à personne de vous soupçonner.

— L’inspecteur Japp ne semble pas de cet avis, fit remarquer Richard.

— Oh ! Japp… Il raisonne comme le commun des mortels, sourit Poirot. Pas comme une femme amoureuse.

— Une femme amoureuse ? répéta Richard, éberlué.

— Laissez-moi vous donner une leçon de psychologie, monsieur, offrit Poirot. Sitôt après mon arrivée, votre femme est venue me supplier de rester pour découvrir l’assassin. Une femme coupable aurait-elle agi de la sorte ?

— Vous voulez dire… commença vivement Richard.

— Je veux dire, le coupa Poirot, qu’avant le coucher du soleil, ce soir, vous lui demanderez pardon à deux genoux.

— Qu’est-ce que vous racontez ?

— J’en raconte trop peut-être, admit Poirot en se levant. Maintenant, monsieur, remettez-vous-en à moi. À moi, Hercule Poirot.

— Vous pouvez la sauver ? demanda Richard, le désespoir dans la voix.

Poirot le considéra d’un air grave :

— J’ai engagé ma parole – encore qu’au moment où je l’ai fait, je ne mesurais pas combien ce serait difficile. Vous voyez, le temps est très court, il faut agir vite. Promettez-moi de faire exactement ce que je vous dirai, sans poser de questions ni créer de problèmes. C’est d’accord ?

— D’accord, articula Richard plutôt à contrecœur.

— Bien. À présent, écoutez-moi. Ce que je suggère n’est ni compliqué ni impossible. C’est simple bon sens, en fait. Livrez vite cette maison à la police. Ils vont y débarquer en masse. Ils vont mettre leur nez partout. Pour vous-même et votre famille, ce pourrait être fort déplaisant. Je propose que vous quittiez les lieux.

— Livrer la maison à la police ? demanda Richard avec incrédulité.

— C’est ce que je propose, répéta Poirot. Bien entendu, vous devrez rester dans les parages. Mais l’hôtel local est tout à fait confortable. Réservez-y des chambres. Comme cela, vous serez à disposition quand la police voudra vous interroger tous.

— Et quand, selon vous, cela devrait-il se faire ?

Poirot lui adressa un large sourire :

— Mais… tout de suite.

— Cela ne va-t-il pas sembler très bizarre ?

— Pas du tout, pas du tout, assura le petit détective en souriant de nouveau. Cela apparaîtra comme une manifestation de très… comment dire ?… de très grande sensibilité. Vous associez ce lieu à des pensées haïssables, vous ne pouvez pas supporter d’y rester une heure de plus. Je vous assure, cela passera très bien.

— Mais… et l’inspecteur ?

— J’arrangerai tout moi-même avec l’inspecteur Japp.

— Je ne vois quand même pas à quoi cela va nous avancer, persista Richard.

— Non, bien sûr, vous ne le voyez pas, fit Poirot avec une suffisance non dissimulée.

Il haussa les épaules :

— Mais peu importe. Moi, Hercule Poirot, je le vois. C’est cela, et cela seul, qui importe.

Il prit Richard par les épaules :

— Allez, faites le nécessaire. Ou si vous ne pouvez vous y résoudre, chargez Raynor de le faire à votre place. Allez ! Allez !

Il le poussa pratiquement jusqu’à la porte.

Se retournant pour jeter au petit Belge un dernier regard angoissé, Richard quitta la pièce.

— Ah ! ces Anglais ! marmonna Poirot. Quelles têtes de pioche !

Il gagna le seuil de la porte-fenêtre et appela :

— Mademoiselle Barbara !

18

En réponse à l’appel de Poirot, Barbara Amory accourut bientôt.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle. Il s’est passé du nouveau ?

Poirot lui adressa son sourire le plus enjôleur :

— Non, mademoiselle, je me demandais tout au plus si vous consentiriez à vous priver de mon collaborateur et ami pour une minute… voire deux, le cas échéant ?

La réponse de Barbara fut accompagnée d’un regard mutin :

— Ah ! c’est comme ça ! Tout ce que vous voulez, c’est m’arracher mon choupinet ?

— Votre… « choupinet », mademoiselle ? Oh ! juste un instant, je vous promets.

— Dans ce cas, c’est d’accord, monsieur Poirot.

Elle se tourna vers le jardin et cria :

— Choupinet ! Votre tortionnaire vous réclame !

— Je vous remercie, fit Poirot en plongeant dans une de ses courbettes les plus révérencieuses.

Barbara repartit pour le jardin et, quelques instants plus tard, Hastings, tête basse, réintégra la bibliothèque.

— Eh bien, qu’avez-vous à déclarer pour votre défense ? l’attaqua Poirot, feignant d’être fâché.

Hastings esquissa un sourire contrit.

— C’est bien beau, de prendre un air penaud, le réprimanda Poirot. Comment ? Je vous laisse de garde ici et n’ai pas plus tôt le dos tourné que vous vous en allez baguenauder sous les frondaisons avec cette jeune personne, fort attrayante au demeurant, je vous l’accorde. Vous êtes généralement le plus fiable des hommes, très cher, mais dès qu’une jolie femme entre en scène, votre proverbial flegme britannique s’en retrouve cul par-dessus tête. Alors, zut et flûte !

Le sourire penaud de Hastings s’évanouit pour faire place au rouge de la honte :

— Vraiment, je suis confus, Poirot. Je m’étais contenté de risquer, le temps d’une seconde, quelques pas au soleil et puis je vous ai vu par la fenêtre revenir dans la pièce, alors j’ai estimé que mon absence n’avait plus d’importance.

— Vous avez surtout estimé préférable de m’éviter ! tonna Poirot. Eh bien, Hastings, très cher, peut-être êtes-vous la cause de dommages irréparables. J’ai trouvé ici Carelli. Dieu seul sait ce qu’il y faisait, ou quels indices il s’ingéniait à y fausser.

— Je vous le répète, Poirot, je suis désolé, se confondit encore en excuses le malheureux capitaine. Absolument désolé.

— Si l’irréparable n’a pas été commis, nous en serons plus redevables à la chance qu’à toute autre raison. Mais maintenant, mon bon ami, le moment est venu d’utiliser nos petites cellules grises.

Mimant le geste de gifler Hastings, il donna en fait à son compagnon une petite tape amicale sur la joue.

— Ouf ! s’exclama Hastings, défaillant de soulagement. Nos petites cellules grises, dites-vous ? Bien ! Mettons-les donc au travail.

— Non, pas bien, répondit Poirot. C’est mauvais, au contraire. Obscur.

Tout, dans l’expression de son visage, trahissait l’étendue de son trouble :

— Il fait noir, aussi noir que la nuit dernière.

Il réfléchit un moment, puis ajouta :

— Au fait… si… Je crois que j’ai peut-être une idée. Le germe d’une idée. Oui, nous commencerons par là !

De nouveau perdu en chemin après son nouvel élan d’enthousiasme, Hastings offrait l’image même de la déroute :

— De quoi diable parlez-vous ?

Le ton de voix de Poirot changea, pour devenir grave et pensif :

— Pourquoi sir Claud est-il mort, Hastings ? Répondez-moi. Pourquoi sir Claud est-il mort ?

Hastings écarquilla les yeux.

— Mais cela, nous le savons ! s’écria-t-il.

— Ah bon ? Vous en êtes vraiment sûr ?

— Euh… oui, répliqua Hastings quelque peu hésitant. Il est mort… il est mort parce qu’il a été empoisonné.

Poirot eut un geste d’impatience :

— Certes, mais pourquoi a-t-il été empoisonné ?

Hastings s’abîma dans ses réflexions :

— Sans doute parce que le voleur s’imaginait…

Poirot secoua lentement la tête pendant que Hastings poursuivait :

— … parce que le voleur s’imaginait… qu’il avait été percé à jour…

Il s’interrompit de nouveau en voyant Poirot continuer à faire non de la tête.

— Supposez, Hastings, fit Poirot dans un murmure, supposez seulement que le voleur n’ait rien imaginé ?

— Je ne vois pas très bien, confessa Hastings.

Poirot s’éloigna, puis se retourna en levant le bras comme s’il voulait par là retenir l’attention de son ami. Enfin, il s’immobilisa et s’éclaircit la gorge :

— Laissez-moi vous exposer la suite des événements tels qu’ils auraient pu se dérouler. Ou plutôt comme je pense qu’il était prévu qu’ils se déroulassent.

Impressionné par ce subjonctif, Hastings prit la chaise près de la table et s’assit, tandis que Poirot poursuivait :

— Sir Claud meurt un beau soir dans son fauteuil…

Il alla s’asseoir dans le fauteuil en question et réfléchit un moment avant de reprendre :

— Oui, sir Claud meurt un beau soir dans son fauteuil. Cette mort ne présente pas d’éléments suspects. On l’attribuera selon toute probabilité à un accident cardiaque. Quelques jours s’écouleront avant que l’on n’examine ses papiers personnels. Son testament est le seul document que l’on cherchera. Ce n’est qu’après les obsèques, normalement, que l’on s’apercevra que ses notes sur le nouvel explosif sont incomplètes. Peut-être ne saura-t-on jamais que la formule exacte avait été trouvée. Vous voyez ce que cela donne à notre voleur, Hastings ?

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