Black Coffee d’ AGATHA CHRISTIE

Il l’ouvrit à la page de l’éditorial et se plongea dans sa lecture. Une bonne demi-heure plus tard, il s’éveilla d’un léger somme pour découvrir Hercule Poirot debout à côté de lui.

— Ah ! très cher, vous travaillez dur à notre affaire, à ce que je vois ! s’exclama le détective avec un petit rire.

— En fait, oui, balbutia Hastings. Je réfléchissais depuis un bon moment aux événements de la nuit dernière, et j’ai dû m’assoupir.

— Et pourquoi pas, mon tout bon ? le rassura Poirot. Moi aussi, j’ai réfléchi à la mort de sir Claud, ainsi bien sûr qu’au vol de son importantissime formule. Je suis d’ailleurs déjà entré en action, et j’attends d’une minute à l’autre un message téléphonique qui me dira si certain soupçon que je nourris est ou non fondé.

— Qui ou quoi suspectez-vous ? demanda avidement Hastings.

Poirot regarda par la fenêtre avant de répondre.

— Non, conclut-il enfin, je ne crois pas devoir vous révéler cela à ce moment de la partie, mon bon et excellent ami. Mettons tout au plus que, comme les prestidigitateurs aiment à le répéter sur scène, la rapidité de la main trompera toujours l’œil le plus averti.

— Franchement, Poirot, s’emporta Hastings, c’est fou ce que vous savez parfois vous montrer exaspérant. J’estime que vous pourriez au moins me dire qui vous soupçonnez d’avoir volé la formule. Après tout, je pourrais vous aider à…

Poirot l’arrêta d’un geste aérien de la main. Le petit détective affichait à présent son expression la plus innocente et regardait au loin par la fenêtre d’un air méditatif.

— Vous êtes intrigué, Hastings ? demanda-t-il. Vous vous étonnez que je ne me lance pas à la poursuite d’un suspect ?

— Euh… il y a de cela, reconnut le capitaine.

— Je ne doute pas que vous le feriez si vous étiez à ma place, convint Poirot au comble de la suffisance. Je le comprends. Mais je ne suis pas de ceux qui aiment à courir en tous sens, à chercher une aiguille dans une botte de foin, comme vous dites, vous autres Anglais. Pour le moment, je me contente d’attendre. Et pourquoi attends-je ? Eh bien parce que certaines choses sont parfois limpides pour l’intelligence d’Hercule Poirot alors qu’elles ne le sont pas le moins du monde pour ceux qui ne jouissent pas des mêmes immenses facultés.

— Sacré nom d’une pipe, Poirot ! manqua s’étrangler Hastings. Je vous assure que je serais souvent prêt à donner une somme considérable pour vous voir – ne serait-ce qu’une fois – vous casser le nez et devenir la risée universelle. Vous êtes si irrémédiablement infatué de vous-même !

— Ne vous mettez pas en colère, Hastings, mon très cher, répondit Poirot sur un ton apaisant. En vérité, je m’aperçois qu’il y a des moments où vous semblez presque me détester. Hélas, c’est la rançon de la grandeur !

Le petit homme gonfla la poitrine et poussa un soupir si comique que Hastings ne put s’empêcher de rire :

— Poirot, je n’ai jamais vu personne posséder si haute opinion de soi.

— Que voulez-vous, fit Poirot avec suffisance, quand on est unique, on finit toujours par le savoir. Mais revenons à nos moutons, mon bien-aimé Hastings. Et laissez-moi vous confier que j’ai demandé au fils de sir Claud, Mr Richard Amory, de nous retrouver dans la bibliothèque à midi. Je dis « nous », Hastings, car j’ai besoin que vous, mon fidèle ami, soyez là pour observer les choses de près.

— Comme toujours, je serai ravi de vous assister, Poirot, l’assura le vaillant capitaine.

*

À midi pile, Poirot, Hastings et Richard Amory se retrouvèrent dans la bibliothèque d’où le corps de sir Claud avait été enlevé la veille en fin de soirée. Cependant que Hastings – depuis le poste d’observation confortable que lui offrait le canapé profond – se mettait en devoir d’écouter, le détective demanda à Richard Amory de raconter dans le détail les événements précédant son arrivée à lui, Poirot. Quand il eut terminé son récit, Richard, assis derrière la table-bureau sur la chaise que son père avait occupée la nuit passée, ajouta :

— Bon, c’est à peu près tout, je crois. J’espère avoir été clair ?

— Parfaitement, monsieur Amory, parfaitement, répondit Poirot, appuyé contre un des accoudoirs du seul fauteuil de la pièce. Vous m’avez tracé là un tableau très clair.

Fermant les yeux, il essaya de se représenter le tableau en question :

— Sir Claud est assis là et domine la situation. Puis l’obscurité se fait, et enfin on frappe à la porte. Oui, vraiment, c’est une petite scène très dramatique.

— Eh bien, hasarda Richard en faisant mine de se lever, si c’est là tout ce que…

— Rien qu’une petite minute encore, le coupa Poirot avec un geste pour le retenir.

Richard se rassit comme à regret.

— Oui ? demanda-t-il.

— Et plus tôt dans la soirée, monsieur Amory ?

— Plus tôt dans la soirée ?

— Oui, lui rappela Poirot. Après dîner.

— Oh, ça ! fit Richard. Il n’y a vraiment rien de plus à en dire. Mon père et son secrétaire, Edward Raynor, sont allés directement dans le cabinet de travail. Les autres – tous les autres – sont restés ici.

Poirot encouragea Richard d’un large sourire :

— Et vous y avez fait… quoi ?

— Bah ! nous avons bavardé, sans plus. Le phono a marché presque tout le temps.

Poirot s’abîma un moment dans ses réflexions.

— Il ne s’est rien passé qui vous paraisse digne d’être mentionné ? demanda-t-il enfin.

— Absolument rien, s’empressa de répondre Richard.

Poirot l’observa avec attention.

— Quand le café a-t-il été servi ? le pressa-t-il.

— Immédiatement après dîner, répondit Richard.

Poirot fit un geste circulaire de la main :

— Le majordome l’a distribué à la ronde ou bien s’est-il contenté de déposer tasses et cafetière sur la table en laissant à la jeune fille de la maison le soin de le verser ?

— Vraiment, je ne me rappelle pas, dit Richard.

Poirot poussa un léger soupir. Après un instant de réflexion, il reprit le fil de ses questions :

— En avez-vous tous pris ?

— Je crois, oui. Sauf Raynor. Il n’en boit jamais.

— Et le café de sir Claud lui a été porté dans son cabinet de travail ?

— Je suppose, répondit Richard avec une irritation qui commençait à poindre dans sa voix. Est-ce que tous ces détails sont vraiment nécessaires ?

Poirot leva les bras en un geste d’excuse :

— Ah ! permettez-moi de battre ma coulpe. Mais je suis, voyez-vous, très soucieux de me fixer en tête une image précise de la scène. Et puis nous tenons après tout à la récupérer, cette précieuse formule, non ?

— Je suppose, fut de nouveau la réponse maussade de Richard.

Les sourcils de Poirot montèrent ostensiblement à l’assaut de son front et le détective émit une exclamation de surprise.

— Oui, bien sûr, bien sûr que nous voulons la récupérer ! se hâta de rectifier Richard.

— Maintenant, demanda Poirot en détournant son regard, quand sir Claud est-il sorti de son cabinet de travail pour venir dans cette pièce ?

— Au moment où ils essayaient d’ouvrir cette porte, lui répondit Amory.

— « Ils » ? le pressa encore Poirot en lui faisant de nouveau face.

— Oui. Raynor et le Dr Carelli.

— Puis-je savoir qui souhaitait qu’on l’ouvre ?

— Ma femme, Lucia. Elle ne s’était pas sentie bien de toute la soirée.

Le ton de Poirot exprima aussitôt toute la commisération du monde :

— La pauvre ! J’espère qu’elle se porte mieux ce matin ? Il est un ou deux points que je souhaite impérativement éclaircir avec elle.

— Je crains que ce ne soit tout à fait impossible. Elle n’est pas en état de recevoir quiconque ni de répondre à des questions. De toute façon, il n’est rien qu’elle puisse vous dire que je ne vous aie déjà dit.

— Je n’en disconviens pas, je n’en disconviens pas, se défendit Poirot. Seulement voyez-vous, les femmes, monsieur Amory, possèdent, au niveau du détail, une fabuleuse faculté d’observation qui n’appartient qu’à elles. Mais, bon, nul doute que votre tante, miss Amory, fasse aussi bien l’affaire.

— Elle est alitée, se hâta de préciser Richard. La mort de mon père a été plus qu’elle n’en pouvait supporter.

— Oui, je vois, murmura Poirot, songeur.

Il y eut un silence. Manifestement mal à l’aise, Richard se leva et se tourna vers la porte-fenêtre.

— Aérons un peu, décréta-t-il. Il fait très chaud, ici.

— Ah ! vous êtes comme tous les Anglais, sourit Poirot. Le bon air frais du dehors, vous ne le laissez pas dehors. Non ! Il vous faut, à vous autres, le faire entrer dans la maison.

— Vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’espère ?

— Moi ? Bien sûr que non. J’ai fait miennes toutes les habitudes anglaises. Où que j’aille, on me prend désormais pour un autochtone. Mais excusez-moi, monsieur Amory, cette fenêtre n’est-elle pas verrouillée par une sorte d’ingénieux système de bloquage ?

— En effet, répondit Richard, mais la clé se trouve sur le trousseau de mon père que j’ai ici.

Sortant un trousseau de sa poche, il se dirigea vers la porte-fenêtre et défit le loquet avant d’ouvrir en grand.

Poirot alla s’installer sur le tabouret, le plus loin possible de la porte-fenêtre et de l’air frais, puis frissonna tandis que Richard prenait une profonde inspiration et restait un moment immobile à regarder dans le parc avant de revenir vers Poirot avec l’expression de quelqu’un qui a pris une décision.

— Monsieur Poirot, préluda Richard Amory, je n’irai pas par quatre chemins. Je sais que mon épouse vous a supplié hier au soir de rester, mais, bouleversée et au bord de la crise de nerfs comme elle l’était, c’est à peine si elle savait ce qu’elle faisait. C’est moi, au premier chef, qui suis concerné par ce deuil et, je vous le dis en toute franchise, je me moque éperdument de la formule. Mon père était un homme riche. Sa nouvelle découverte devait rapporter encore beaucoup d’argent à la famille, mais je n’ai pas besoin de plus que ce que je possède déjà et loin de moi l’idée de prétendre partager son enthousiasme en matière d’explosifs. Il n’y en a déjà que trop de par le monde.

— Je vois, murmura Poirot, songeur.

— Ce que j’entends par là, continua Richard, c’est que nous devrions oublier au plus vite toute cette affaire.

Poirot arqua les sourcils en un geste familier de surprise :

— Vous préféreriez que je m’en aille ? Que je cesse mes investigations ?

— Oui, c’est cela, fit Richard, mal à l’aise et se détournant à demi de Poirot.

— Mais, persista le détective, quiconque a dérobé la formule ne l’a pas fait pour ne pas s’en servir.

— Non, reconnut Richard.

Il refit de nouveau face à Poirot :

— Mais il n’empêche quand même que…

— Ainsi, fit Poirot sur un ton lent et en pesant ses mots, vous accepteriez la – comment dirais-je ? — la flétrissure ?

— La flétrissure ? s’écria Richard d’une voix cassante.

— Cinq personnes, lui expliqua Poirot, cinq personnes ont eu la possibilité de voler la formule. Jusqu’à ce que l’une d’entre elles soit reconnue coupable, les quatre autres ne peuvent être proclamées innocentes.

Tredwell était entré dans la pièce pendant que Poirot parlait. Richard commençait à bredouiller « Je… c’est à dire que… » de façon indécise lorsque le majordome l’interrompit.

— Pardonnez-moi, monsieur, fit-il à son nouveau maître, mais le Dr Graham est ici et désire vous parler.

— J’arrive tout de suite, lui répondit Richard, manifestement ravi de cette occasion de se soustraire aux questions du détective.

Le jeune homme se dirigea vers la porte puis se tourna cérémonieusement vers Poirot :

— Si vous voulez bien m’excuser…

Sur quoi, il s’en fut avec Tredwell.

Sitôt les deux hommes partis, Hastings bondit du canapé et se précipita vers Poirot, laissant libre cours à une excitation trop longtemps contenue.

— Vous m’en direz tant ! vociféra-t-il. Le poison, hein ?

— Comment cela, mon cher Hastings ? demanda Poirot.

— Le poison, ou je ne m’y connais pas ! répéta le capitaine en hochant vigoureusement la tête.

9

Poirot considéra son ami avec une lueur d’amusement au fond des yeux :

— Que vous êtes donc théâtral, mon tout bon ! Avec quelle rapidité, avec quel brio vous sautez aux plus hardies des conclusions !

— Allons ! Poirot, protesta Hastings, vous ne vous en tirerez pas encore une fois avec une pirouette. Et vous ne me ferez pas croire que vous pensez que le vieux est mort d’une crise cardiaque. Ce qui s’est passé hier soir saute littéralement aux yeux. Mais Richard Amory ne doit pas être bien malin. La possibilité du poison ne semble pas lui avoir effleuré l’esprit.

— Vous pensez que non, mon bon ami ?

— Je l’ai remarqué hier soir, quand le Dr Graham a annoncé qu’il ne pouvait pas donner de certificat de décès et qu’il devrait y avoir autopsie.

Poirot émit un petit soupir.

— Oui, oui, fit-il sur le ton de l’apaisement. Et ce sont les résultats de cette autopsie que le Dr Graham vient apporter ce matin. Nous saurons donc dans quelques minutes si vous avez raison ou non.

Poirot semblait sur le point d’ajouter quelque chose, mais il se retint. Et, se dirigeant vers la cheminée, il entreprit de rectifier, sur le manteau de celle-ci, l’alignement du vase contenant les longs allume-feu de papier jusqu’à lui trouver la disposition adéquate.

Hastings le regarda faire d’un œil affectueux.

— Vraiment, Poirot, s’attendrit-il, qui plus que vous fut-il jamais un tel maniaque de l’ordre !

— N’est-ce pas mieux ainsi ? s’inquiéta le petit Belge, la tête penchée de côté et considérant son œuvre.

— Je n’irai pas jusqu’à prétendre qu’un éventuel défaut de symétrie m’ait grandement tracassé jusqu’à présent, s’esclaffa Hastings.

— Méfiez-vous, fit Poirot en agitant un index sévère. La symétrie, il n’y a que cela de vrai. Tout ne devrait être qu’ordre et méthode – surtout dans les petites cellules grises, fit-il en se tapotant le crâne.

— Allons, n’enfourchez pas tous vos dadas favoris à la fois, le supplia Hastings. Dites-moi seulement ce que vos précieuses cellules grises tirent de cette affaire.

Avant que de répondre, Poirot se dirigea vers le canapé et s’y assit. Puis il regarda fixement Hastings et ses yeux s’étrécirent comme ceux d’un chat jusqu’à ne plus montrer qu’une fente verte.

— Si vous utilisiez les vôtres, de cellules grises, et essayiez de considérer l’affaire dans son ensemble avec clarté comme j’essaie moi-même de le faire, peut-être percevriez-vous la vérité, mon excellent ami, énonça-t-il avec suffisance. Mais bon, fit-il sur un ton d’infinie magnanimité, prêtons quand même, avant que le Dr Graham n’arrive, une oreille attentive aux élucubrations de mon très cher ami Hastings.

— Eh bien voilà ! fonça tête baissée le capitaine. Cette clé trouvée sous la chaise du secrétaire, c’est bougrement louche.

— Le pensez-vous réellement, Hastings, mon tout bon ?

— Et comment ! répondit ce dernier. On ne peut plus louche. Et, sans aller chercher midi à quatorze heures, je vous dirai tout de suite que je parie pour l’Italien.

— Ah ! fit Poirot. Le mystérieux Dr Carelli…

— Mystérieux est le mot qui convient, et plutôt deux fois qu’une ! renchérit Hastings. Qu’est-ce qu’il fait ici, perdu en rase campagne ? Je vais vous le dire, moi ! Il court après la formule de sir Claud. C’est presque certainement l’envoyé d’un gouvernement étranger. Vous voyez ce que cela sous-entend.

— Bien sûr, que je le vois, confirma Poirot avec un sourire. Il m’arrive d’aller au cinéma, vous savez.

— Et s’il s’avère que sir Claud a bel et bien été empoisonné…

Hastings était à présent lancé :

— Si cela s’avère, cela fait plus que jamais de Carelli le suspect numéro un. Vous vous rappelez les Borgia ? Le poison est la spécialité n°1 du meurtre à l’italienne. Et ce que je redoute au plus haut point, c’est qu’il parvienne à s’en aller avec la formule en sa possession.

— Il ne le fera pas, mon tout bon, affirma Poirot en secouant la tête.

— Comment diable pouvez-vous en être aussi sûr ?

Poirot se laissa aller contre le dossier de son siège et joignit les extrémités de ses doigts de la façon qui lui était si familière.

— Je ne sais pas au juste, Hastings, reconnut-il. Je ne peux, bien entendu, en être sûr à mille pour cent. Mais j’ai néanmoins ma petite idée sur la question.

— Que voulez-vous dire ?

— Où croyez-vous donc que cette formule se trouve à l’heure actuelle, ô, vous le plus éclairé des collaborateurs ? demanda Poirot.

— Comment le saurais-je ?

Poirot dévisagea un moment Hastings, comme s’il laissait à son ami le temps d’étudier tous les aspects du problème.

— Réfléchissez, mon bon, fit-il, encourageant. Mettez vos idées en place. Soyez méthodique. Ordonné. C’est la clé universelle du succès.

Quand il vit Hastings secouer la tête d’un air confondu, Poirot essaya de lui tendre une perche :

— Il n’y a qu’un seul endroit possible.

— Et lequel, sacrebleu ? s’emporta Hastings au comble de l’irritation.

— Cette pièce, bien sûr ! triompha Poirot, le visage tout entier transfiguré par un sourire de délectation.

— Cette pièce ?

— Mais oui, Hastings. Considérez seulement les faits. Nous savons par ce brave Tredwell que sir Claud a pris certaines précautions pour éviter que la formule ne sorte d’ici. Quand il fait son annonce-surprise sur l’imminence de notre arrivée, le voleur a donc certainement encore la formule en sa possession. Quelle solution lui reste-t-il ? Il ne peut risquer qu’on la découvre sur lui en ma présence. Alors de deux choses l’une. Soit il la restitue de la façon que propose sir Claud, soit il la cache quelque part en profitant de la fameuse minute d’obscurité totale. Puisqu’il n’a pas choisi la première solution, c’est qu’il a opté pour la seconde. Cela va de soi ! Il est donc évident pour moi que la formule est cachée quelque part dans cette pièce.

— Saperlipopette, Poirot ! s’enthousiasma Hastings, vous devez avoir raison ! Cherchons-la !

Il bondit de son siège et se précipita vers la table-bureau.

— Faites donc, si cela vous chante, sourit Poirot, condescendant. Mais il est quelqu’un qui pourra la trouver encore plus facilement que vous.

— Tiens donc ! Et qui ça ?

Poirot tortilla sa moustache avec emphase.

— Parbleu, mais la personne qui l’y a cachée, mon très cher ! s’écria-t-il, accompagnant sa déclaration d’un geste qui eût davantage convenu à un prestidigitateur sortant un lapin de son chapeau plutôt qu’à un policier à la retraite se flattant, où qu’il se montre, d’y passer pour un Anglais.

— Vous voulez dire que…

— Je veux dire, expliqua patiemment Poirot à son compère que, tôt ou tard, le voleur essaiera de récupérer son butin. Vous ou moi devrons donc en permanence demeurer vigilant et…

Entendant le bruit de la porte qu’on ouvrait avec précaution, il laissa sa phrase en suspens et fit signe à Hastings de le rejoindre à côté du phonographe, hors du champ de vision direct de quiconque pénétrerait dans la pièce.

10

Le battant pivota sur ses gonds et Barbara Amory entra avec circonspection. Elle prit une chaise, la plaça devant la bibliothèque, grimpa dessus et tendit la main pour attraper la boîte en fer-blanc contenant les produits pharmaceutiques. À ce moment précis, Hastings ne put retenir un éternuement sonore et Barbara, avec un sursaut de frayeur, lâcha ce qu’elle tenait.

— Oh ! s’exclama-t-elle, ne sachant plus où se mettre. Et moi qui croyais qu’il n’y avait personne !

Hastings se précipita pour ramasser la boîte, que Poirot réquisitionna d’autorité.

— Permettez-moi, mademoiselle, fit le détective. Je suis sûr que ceci est trop lourd pour vous.

Il alla poser la boîte en fer-blanc sur la table :

— S’agirait-il d’une modeste collection à laquelle vous vous adonnez ? Des œufs d’oiseaux ? Des coquillages, peut-être ?

— C’est hélas beaucoup plus prosaïque, monsieur Poirot, répondit Barbara avec un petit rire nerveux. Rien que des pilules et des poudres médicinales !

— Allons ! déplora Poirot, ne me dites pas qu’une personne aussi jeune, aussi pleine de santé et de vigueur que vous semblez l’être pourrait avoir besoin de ce genre d’attrape-nigauds ?

— Oh ! ce n’est pas pour moi, assura-t-elle. C’est pour Lucia. Elle a un mal de tête atroce, ce matin.

— La pauvre, s’émut Poirot, la voix baignée de compassion. C’est donc elle qui vous a envoyée chercher ces pilules ?

— Oui, répondit Barbara. Je lui ai donné deux cachets d’aspirine, mais elle voulait quelque chose de plus fort et d’un effet plus immédiat. Je lui ai alors promis de lui rapporter la boîte au grand complet – s’il n’y avait personne aux alentours, bien entendu.

— S’il n’y avait personne aux alentours…, répéta Poirot d’un air pensif en pesant des deux mains sur le coffret. Qu’il y eût quelqu’un ou pas, quelle importance cela pouvait-il bien avoir, mademoiselle ?

— Vous savez ce que c’est, dans une maison comme celle-ci, hasarda Barbara. Et que je t’épie, et que je me mêle de ce qui ne me regarde pas, et que je te fasse des embrouilles pour un rien ! Tante Caroline, par exemple, caquette toujours dans tous les coins comme une vieille poule couveuse qui aurait égaré ses poussins ! Quant à Richard, il est aussi pénible qu’inefficace, comme les hommes le sont neuf fois sur dix lorsque quelqu’un est mal en point.

Poirot hocha la tête d’un air convaincu.

— Je comprends, je comprends, dit-il à Barbara comme s’il acceptait son explication alambiquée.

Il passa les doigts sur le couvercle de la boîte de produits pharmaceutiques, puis regarda aussitôt ses mains. Il resta ainsi un moment, émit un raclement de gorge quelque peu affecté et poursuivit :

— Savez-vous, chère petite mademoiselle, que vous avez beaucoup de chance avec vos domestiques ?

— Que voulez-vous dire ? demanda Barbara.

Poirot lui montra la boîte en fer-blanc :

— Voyez vous-même : pas l’ombre d’un grain de poussière. Se donner la peine de monter sur une chaise pour épousseter jusque là-haut – tous les employés de maison ne seraient pas aussi consciencieux.

— C’est vrai, reconnut-elle. J’ai trouvé ça étonnant, hier soir, qu’elle ne soit pas couverte de poussière.

— Vous avez descendu cette boîte de médicaments hier soir ?

— Oui, après dîner. Elle est bourrée de vieux surplus d’hôpital.

— Voyons un peu ça, proposa Poirot en ouvrant la boîte.

Il en sortit quelques tubes, les leva à hauteur de ses yeux et arrondit les sourcils d’un air théâtral :

— Strychnine, atropine… jolie petite collection. Tiens ! voilà même un tube de scopolamine, mais presque vide, celui-là !

— Quoi ? s’écria Barbara. Ils étaient tous pleins, hier soir. J’en suis sûre.

— Regardez, fit Poirot en lui montrant le tube avant de le replacer dans la boîte. C’est très curieux. Vous dites que toutes ces petites… — comment appelez-vous ça, des fioles, non ? — … que toutes ces fioles étaient pleines ? Tous ces tubes également ? À quel endroit exact se trouvait cette boîte de médicaments hier au soir, mademoiselle ?

— Eh bien une fois descendue, nous l’avons posée sur cette table, le renseigna-t-elle. Le Dr Carelli a même examiné les produits en faisant des commentaires à leur sujet, et…

Elle s’interrompit car Lucia entrait dans la pièce. La femme de Richard Amory parut surprise de voir les deux hommes. À la lumière du jour, son visage semblait marqué par les soucis et ses lèvres avaient un pli mélancolique. Barbara se précipita à sa rencontre :

— Oh ! ma chérie, tu n’aurais pas dû te lever. J’allais justement remonter chez toi.

— Mon mal de tête va beaucoup mieux, Barbara, répondit Lucia, les yeux fixés sur Poirot. Je suis descendue parce que je voudrais parler à M. Poirot.

— Mais, ma puce, tu ne crois pas que tu devrais…

— S’il te plaît, Barbara.

— Bon, très bien, c’est toi qui vois, répondit cette dernière en se dirigeant vers la porte que Hastings se précipita pour lui ouvrir.

Quand elle fut sortie, Lucia alla se laisser tomber sur une chaise.

— Monsieur Poirot… commença-t-elle.

— Tout à votre service, madame, s’empressa courtoisement le petit Belge.

Lucia parla d’une voix hésitante et qui tremblait un peu :

— Monsieur Poirot, je vous ai présenté hier au soir une requête. Je vous ai demandé de prolonger votre séjour ici. Je… je vous ai même supplié de le faire. Ce matin, je me rends soudain compte que j’ai commis une erreur.

— En êtes-vous sûre, madame ? s’enquit doucement Poirot.

— Certaine. J’étais souffrante, la nuit dernière, à bout de nerfs. Je vous remercie d’avoir accédé à ma prière, mais il est maintenant préférable que vous partiez.

« Ah ! c’est comme ça », marmonna à part lui Poirot avant de répondre sur un ton neutre :

— Je comprends, très chère madame.

Se levant, Lucia lui jeta un regard anxieux avant de s’enquérir :

— C’est donc entre nous une affaire réglée, n’est-ce pas ?

— Pas tout à fait, madame, la détrompa Poirot en faisant un pas vers elle. Ne vous rappelez-vous donc rien ? Vous m’aviez exprimé vos doutes quant à la mort naturelle de votre beau-père.

— J’étais à deux doigts de l’hystérie, hier au soir. Je ne savais plus ce que je disais.

— Vous êtes donc à présent convaincue, insista Poirot, que sa mort était après tout bien naturelle ?

— Absolument, décréta Lucia.

Les sourcils de Poirot se haussèrent quelque peu. Il dévisagea la jeune femme en silence.

— Pourquoi me regardez-vous ainsi ? l’interrogea Lucia avec appréhension.

— Parce que, madame, s’il est parfois difficile de mettre un chien limier sur la piste, il l’est encore bien davantage de la lui faire abandonner une fois qu’il en a humé l’odeur. À plus forte raison s’il s’agit d’un bon chien. Or, moi, madame, moi, Hercule Poirot, je suis un très bon chien !

L’état d’agitation de Lucia ne fit que croître et embellir :

— Oh ! mais il faut que vous partiez, il le faut vraiment ! Je vous en supplie, je vous en conjure. Vous ne savez pas quel mal vous pourriez faire en restant !

— Du mal ? À vous, madame ?

— À nous tous, monsieur Poirot. Je ne puis vous expliquer davantage, mais je vous supplie de me croire sur parole. Dès le premier regard, j’ai eu confiance en vous. Alors je vous implore…

Elle s’interrompit net. La porte venait de s’ouvrir et Richard, l’air aux cent coups, entra, accompagné du Dr Graham.

— Lucia ! s’écria son mari aussitôt qu’il l’aperçut.

— Richard, qu’y a-t-il ? s’écria-t-elle, épouvantée, en se précipitant à son côté. Que s’est-il passé ? Il est arrivé du nouveau, je le sais, je le sens, je le devine à ton visage. Qu’est-ce que c’est ?

— Rien, ma chérie, répondit-il en essayant d’adopter un ton rassurant. Cela t’ennuierait-il de nous laisser un moment ?

Elle chercha à déchiffrer le secret enfoui derrière les traits fermés de son mari.

— Crois-tu que je ne sois pas capable de…, commença-t-elle.

Mais elle s’interrompit quand elle vit Richard marcher vers la porte et la lui ouvrir.

— S’il te plaît, insista-t-il.

Avec un dernier regard en arrière dans lequel se lisait distinctement la peur ou à tout le moins ses prémices, Lucia quitta la pièce.

11

Après avoir posé sa sacoche de médecin sur la table basse, le Dr Graham se dirigea vers le canapé et s’assit.

— Je crains bien que nous ne soyons dans de sales draps, monsieur Poirot, annonça-t-il au détective.

— Dans de sales draps, dites-vous ? releva Poirot. Avez-vous découvert ce qui a causé la mort de sir Claud ?

— Empoisonnement par un puissant alcaloïde végétal, déclara Graham.

— Tel que la scopolamine, par exemple ? suggéra Poirot en prenant la boîte de médicaments sur la table.

— Eh bien oui, très exactement, répondit le Dr Graham, un peu étonné que le détective soit tombé aussi juste.

Reprenant la boîte de médicaments, Poirot s’en fut la déposer sur la table du phonographe, de l’autre côté de la pièce où Hastings ne tarda pas à venir le retrouver cependant que Richard Amory rejoignait le médecin sur le canapé.

— Qu’est-ce que tout cela va impliquer ? demanda-t-il à Graham.

— D’abord, l’entrée en scène de la police, répondit celui-ci du tac au tac.

— Mon Dieu ! s’exclama Richard. C’est effroyable. Vous ne pouvez pas passer cela sous silence ?

Le Dr Graham fixa Richard Amory d’un regard qui ne cillait pas avant de parler, d’une voix lente et déterminée :

— Mon cher Richard, croyez-moi, nul ne pourrait être plus peiné, plus chagriné que moi par cet affreux malheur. D’autant que, vu les circonstances, il semble peu probable que le poison ait été autoadministré.

Richard fut contraint de laisser quelques secondes s’écouler avant de parvenir à articuler le moindre mot.

— Vous voulez dire qu’il s’agirait d’un… d’un meurtre ? demanda-t-il d’une voix entrecoupée.

Graham se contenta d’un hochement de tête solennel.

— Un meurtre ! répéta Richard. Mais que diable allons-nous faire ?

Optant pour un style incisif et strictement factuel, le Dr Graham résuma la procédure qui allait suivre :

— J’ai prévenu le coroner. L’enquête judiciaire se tiendra demain. Au King’s Arms.

— Et… et vous êtes sûr que… que la police devra intervenir ? Il n’y a pas de… d’échappatoire envisageable ?

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