Buridan, le héros de la tour Nesle

Chapitre 12LANCELOT BIGORNE

Le logis de dame Clopinel, sis rueSaint-Denis, et attenant à la boutique d’un drapier qui, sanssavoir lui-même pourquoi, avait mis son commerce sous l’invocationdes Rois Mages, ce logis de modeste apparence comprenait unrez-de-chaussée, un étage et une mansarde sous le toit. DameClopinel, veuve âgée, superstitieuse, peureuse, confite en dévotionet toujours tremblant d’être dévalisée la nuit, cette digne matronetenait boutique de toutes sortes d’épices. La mansarde était louéeà Buridan moyennant le contrat suivant :

Le locataire ne payait rien ; son hôtesses’engageait à repriser ses chausses et à blanchir son linge. Enrevanche, Buridan devait défendre dame Clopinel de sa rapière et desa dague, au cas où elle aurait à subir quelque assaut nocturne,cas qui était alors loin d’être rare.

De cette façon, le jeune homme et la vieillefemme pouvaient dormir tranquilles : Buridan parce qu’il étaitdébarrassé de l’obsédant souci du loyer à payer, et dame Clopinelparce qu’elle ne redoutait pas les truands sous la protection d’untel garde du corps.

Seulement, il arrivait souvent que le jeunehomme rentrait tard ou ne rentrait pas du tout.

Ces nuits-là, dame Clopinel les passait enprières.

En sorte que, lorsque Buridan passait la nuitdehors, c’était la vieille qui, au matin, avait les yeux battus, lafigure tirée et la mine fatiguée.

Il était environ neuf heures du matin etBuridan achevait de s’habiller en maugréant :

« Rude nuit !… Quelle étrangeaventure pour ce pauvre Philippe et ce digne Gautier !… Quediable s’est-il donc passé ? C’est ce qu’ils n’ont voulu direni l’un ni l’autre !… Mais je le saurai, quand je devraisaller quinze nuits de suite frapper à la porte basse de la Tour deNesle !… Bah ! oublions ceci pour quelquesheures… »

Et son esprit suivant une pente nouvelle, sonfin visage s’éclaira d’un sourire.

« Ô ma chère petite Myrtille !murmurait le jeune homme, je vais donc te revoir !… Que vas-tum’annoncer ?… Au diable les pressentiments de tristesse, et àquoi sert-il de se ronger d’avance le cerveau ?… Et puis,après tout, pourquoi maître Lescot me refuserait-il ? S’ilveut, je me ferai comme lui marchand de tapisseries… et pourquoipas ? C’est un état honorable, et puis, sur ces tapisseries,on voit des tournois, de beaux coups d’estoc et de taille… ce seraune consolation… et puis on voyage, on s’en va par les Flandres, etje me suis laissé dire que les Flamands sont de rudes gens, témoinla bataille de Courtrai. Je veux connaître les Flamands, je vendraides tapisseries, j’étoufferai maître Lescot sous mes tapisseries,je deviendrai un bourgeois plus riche que lui, et alors,j’épouserai Myrtille, voilà ! »

Tout en songeant ainsi, Buridan allait etvenait, sifflant, souriant, ouvrant au grand soleil les châssis desa fenêtre, écoutant les cris qui montaient de la rue, en somme,heureux de vivre.

La mansarde était fort proprement meublée d’unlit à colonnes enveloppé de courtines de serge bleue, d’un grandbahut, d’une table, de plusieurs chaises et de deux fauteuils.

Au mur, quelques rapières et une collection dedagues donnaient à cette chambre un aspect formidable qui faisaitfrémir d’aise la veuve Clopinel.

Sur la table, il y avait une écritoire, unpaquet de plumes d’oies, les unes taillées, les autres attendantleur tour, et enfin, luxe véritable, cinq ou six copies demanuscrits.

Buridan, donc, faisait sa toilette avec cesoin, cette émotion, cet attendrissement que les amoureux apportentà cette importante affaire, lorsqu’on heurta sa porte qui, sur soninvitation, s’ouvrit pour laisser passage à un homme grand, deforte encolure, basané, le visage couturé de cicatrices, et couvertde vêtements qu’on eût pu appeler des haillons.

« Ah ! ah ! fît Buridan. C’esttoi, mon brave pendu !

– Pas tout à fait pendu, mon gentilhomme,mais je dois avouer qu’il s’en est fallu de peu… C’est donc moi,Lancelot Bigorne, pour vous servir.

– Tu viens me dire les mille choses quetu m’annonçais hier ?

– Et d’autres encore, si votre seigneurieveut bien m’écouter.

– Je le veux. Seulement, mon digneBigorne, il est neuf heures. À onze heures, je dois être aux abordsdu Temple… ainsi, arrange-toi pour que tes mille et autres chosestiennent en une heure. En employant bien les soixante minutes, jene doute pas que tu n’y arrives. Sur ce, prends un de ces sièges,verse-toi un gobelet de ce petit vin blanc que tu vois là sur lebahut et commence sans t’inquiéter de savoir si je t’écoute… car jen’en réponds pas absolument.

– Vous m’écouterez, dit gravementLancelot Bigorne. Au surplus, je n’ai pas besoin d’autant deminutes que vous m’en octroyez généreusement. »

Après s’être recueilli, Lancelot Bigorne parutéprouver le besoin de se donner du courage, car d’un seul coup ilvida la moitié du flacon que Buridan lui avait signalé.

Buridan allait et venait en sifflotant et sansparaître s’occuper du personnage, mais il ne le perdait pas devue.

« Voilà bien l’homme qu’il me faudrait,songeait Bigorne. Brave, joyeux compère, insoucieux au point quej’entre chez lui et m’y installe comme si j’étais de sesamis… »

« Que peut bien me vouloir cedrôle ? pensait de son côté Buridan. Figure intelligente, œilrusé, audacieux… quelque truand, sans doute ! Au fait,pourquoi devait on le pendre ?… »

« Monsieur, dit tout à coup Bigorne, vousavez besoin d’un valet et j’ai besoin d’un maître. Voulez-vous queje sois l’un, voulez-vous être l’autre ?

– Ah ! ah ! fit Buridan, lesyeux écarquillés, tu crois que j’ai besoin d’un valet ?

– Sans aucun doute. Un homme comme vous,lancé dans les aventures que vous vaudra votre algarade deMontfaucon, un homme qui aura à lutter contre un Marigny, contre unroi, contre la reine, contre la cour, contre le guet, contre leprévôt, contre le vent, contre la bourrasque, la tempête, contretout ce qui peut mener au gibet ; un homme comme vous, dis-je,a besoin près de lui à toute heure du jour et de la nuit, dequelqu’un qui soit une intelligence capable de tout comprendre, unbras capable de tout exécuter ; quelqu’un enfin capable derecevoir au besoin un coup de poignard qui vous sera destiné, desaisir au vol et d’étrangler le bravo qui s’élancera sur vous, undévouement…

– Et tu crois que tu es cetteintelligence ?

– J’ai servi, dit Bigorne en grinçant desdents, j’ai servi le noble comte Charles de Valois, c’est-à-direl’homme le plus rusé du royaume, le maître dont le serviteur doitêtre un génie d’astuce.

– Et tu crois que tu es cebras ?

– Je porte dix-sept entailles sur lecorps, et vous en pouvez admirer quelques-unes sur mon visage, cequi prouve que j’ai assez l’habitude d’en découdre.

– Et tu crois que tu es cedévouement ?

– Vous m’avez sauvé la vie.

– Mais si j’ai besoin d’un valet, moi, ettu viens de le démontrer en trois points comme un docteur enSorbonne, pourquoi as-tu besoin d’un maître, toi ?

– Parce que, gueux, couvert de misère,j’en suis réduit à demander la bourse ou la vie aux bourgeoisattardés. Et cela me fend le cœur, voyez-vous ! Toutes lesfois que j’ai dépouillé un bourgeois, j’éprouve ensuite de telsremords que je me hâte de porter la moitié de mon butin auvénérable curé de Saint-Eustache, mais cela ne m’enlève que lamoitié de mes remords ; alors, pour noyer l’autre moitié, jebois le reste de mon butin. Mais il arrive toujours que, par-ci,par-là, il surnage des remords, ce qui me force à boire un peu plusque je n’ai d’argent. Alors le remords refusant de me faire crédit,je bois à crédit. Il en résulte que plus je dépouille de bourgeois,plus ma dette augmente chez Noël-Jambes-Tortes, le cabaretier de larue Tirevache. Et comme, d’autre part, mes remords s’accumulent, vuque je n’en vends que la moitié au curé de Saint-Eustache, à chaqueexpédition, il en résulte que bientôt je serai étouffé à la fois deremords et de soif. »

Buridan se mit à rire.

« Et si je te prends, fit-il, que veux-tucomme gages ?

– La niche, la pâtée, vos fonds debouteilles, vos vieux habits. »

Buridan ouvrit une porte qui donnait sur unétroit cabinet où il mettait sa vieille friperie.

« Voici la niche, dit-il ; tuprendras un matelas et une couverture à mon lit ; choisis àces clous de quoi te composer un costume honorable ; quant auxfonds de bouteilles, je te les promets ; quant à la pâtée,dame, tu mangeras toutes les fois que je mange.

– Et je ferai carême tous les jours oùvous jeûnez. Ainsi donc, vous me prenez ?

– Dès cet instant, tu fais partie de mamaison. Maintenant, je veux savoir pourquoi tu devais être pendu àMontfaucon.

– C’est ce que je ne vous aurais pas ditsi vous n’aviez pas voulu de moi. Et c’est ce que je vais vous diremaintenant que je suis à vous.

– Parle, j’ai encore une demi-heure àt’écouter. »

Lancelot Bigorne réfléchit quelques instants.Une indéfinissable expression de gravité sombre s’étendit sur cevisage rusé.

« Monsieur, dit-il, après avoir poussé unlong soupir, il y a dix-sept ans, j’étais en Bourgogne, à Dijon,belle ville qu’habitait alors le duc Hugues, père de notre vénéréereine.

– Est-ce que tu vas me raconter tout ceque tu as fait depuis dix-sept ans ? fit Buridan avecinquiétude.

– Non, rassurez-vous, bien qu’à vrai direon pourrait faire de mes aventures un fabliau qui en vaudrait bienun autre. Donc, j’étais à Dijon. Et j’y étais, monsieur, en qualitéde valet de Mgr le comte de Valois. Valet de confiance. J’étais sonâme damnée, et vous ne pourrez jamais vous figurer quelle vilaineâme ce peut être que l’âme damnée de ce puissant seigneur. Dans unfaubourg de la ville habitait alors une dame de grande beauté quis’appelait Anne de Dramans. La dame de Dramans était de la bonnenoblesse du pays. Elle était belle. Elle était bonne. Elle adoraitson fils, un garçonnet qui pouvait avoir quatre ou cinq ans, unjoli petit diable rose, frais, joufflu, qu’elle appelait Jehan…

– Comme moi ! dit Buridan.

– Tout juste, seigneur Jean Buridan. Monnoble maître allait tous les jours régulièrement chez la dame deDramans. J’ai oublié de vous dire que depuis environ cinq ans, Anneétait la maîtresse du comte, qui était donc le père du petitJehan.

– Je le regrette pour le petit Jehan, fitBuridan. Car ce comte de Valois est un oiseau de malheur qui méritetout autant que Marigny d’être pendu haut et court.

– À qui le dites-vous, monsieur ! Lecomte de Valois était l’amant d’Anne de Dramans et autant que jepus le comprendre, ils devaient se marier dès que certainesdifficultés toujours évoquées par le comte auraient disparu. Ladame de Dramans pleurait. Mais comme, en somme, elle aimait fortson noble amant et que son cher Jehan lui était une grandeconsolation, elle attendait patiemment. Tout à coup, le comte deValois cessa de venir chez Anne. Ce fut un mardi que cet abandoncommença. Et si je m’en souviens, c’est que la veille, lundi, jourde la Saint-Babolin, eut lieu le départ pour la France de MgrEnguerrand de Marigny, qui se trouvait à la cour de Bourgogne enqualité d’ambassadeur.

– Valois ! Marigny ! grommelaBuridan, cela faisait un beau couple de ruffians…

– Comme vous dites, seigneur Buridan, fitLancelot Bigorne, dont l’œil pétilla. Maintenant vous saurez qu’àla cour de Bourgogne se trouvait à ce moment une jeune demoiselled’une si merveilleuse beauté que nul ne pouvait la voir sans enêtre féru d’amour, et que cette demoiselle devint la maîtresse ducomte de Valois. »

Ici, la voix de Bigorne se fit plus sourde. Ilse leva, alla jusqu’à la porte écouter un instant, puis revint, sepencha à l’oreille de Buridan et murmura :

– Ce secret est terrible, seigneurBuridan ! Je vais vous dire le nom de cette jeune fille… maissi vous tenez à votre tête n’en parlez jamais ! Car cettejeune fille… eh bien ! elle s’appelait Marguerite, c’étaitl’aînée des filles du duc de Bourgogne et elle est aujourd’huil’épouse de notre sire Louis dixième !…

– La reine !… » murmura Buridanqui frissonna.

Lancelot Bigorne fit oui de la tête, et, lavoix basse, les yeux aux aguets, continua :

« Comment cela put-il se faire ?Comment la fille du duc de Bourgogne, qui passait pour plus sageencore que belle, consentit-elle à se donner au comte deValois ? Qui le saura jamais ! Mais moi je vous jure surma part de paradis que la chose est vraie !

– Je te crois, fit Buridan avec unsourire goguenard. Et après tout, de savoir que notre bon roi futcocu même avant que d’avoir le droit de l’être, ce n’est pas unechose aussi terrible que tu le dis. Mais quel rapport les amours dela reine Marguerite avec Valois peuvent-ils avoir avec la cordetoute neuve dont tu as failli être cravaté ?

– Patience, monsieur ! Vous allez levoir, le rapport ! Ah ! il y est bien, le rapport !Plût au Ciel et à saint Barnabé qu’il n’y fût pas, lerapport ! Donc, je vous ai dit que mon maître, le comte deValois, étant devenu l’amant de Marguerite, abandonna Anne deDramans et son fils Jehan. Un mois se passa, pendant lequel je fuschargé tous les trois ou quatre jours d’aller porter de faussesnouvelles à la pauvre Anne qui se consumait et se desséchait, sibien que moi, qui n’étais guère tendre, je sentais mon cœurs’amollir à la voir si désespérée. J’en parlai à mon maître. Etsoit qu’il eût été touché de pitié, soit qu’il eût craint quel’abandonnée ne se portât à quelque extrémité contre lui, le comtede Valois retourna la voir une fois, deux mois environ après ledépart d’Enguerrand de Marigny. Au moment où le comte de Valoisassurait pour la millième fois à la malheureuse Anne que bientôt ill’épouserait, la porte s’ouvrit et Marguerite parut… Oui, monsieur,Marguerite était jalouse, Marguerite avait fait suivre lecomte ! Marguerite venait de surprendre les baisers et lespromesses de Valois !… Et elle entrait, furieuse !Ah ! je vous assure que moi, qui assistais à la scène, d’unepièce voisine, j’ai tremblé…

– Je n’ai plus qu’une douzaine de minutesà te donner, dit Buridan.

– Nous y sommes, monsieur ! noustouchons au but comme j’ai failli toucher à la mort, but suprême denotre pauvre vie. Voilà donc Marguerite comme une tigresse.

« – Cette femme est votremaîtresse », crie-t-elle au comte.

« Valois pâlit, balbutie, tremble. Annes’avance et répond :

« – C’est vrai, je suis sa maîtresse, enattendant d’être sa femme. Et vous, qui êtes-vous ? Quevoulez-vous ?

« – Me venger », réponditMarguerite.

« Et en même temps, elle tirait de saceinture une mignonne dague qu’elle y portait toujours et enfournit un si rude coup à la dame de Dramans que celle-ci tomba,inanimée. Le comte de Valois n’avait pas bougé. Moi, dans mon coin,j’étais comme assommé. Je ne pouvais détacher mes yeux de cetteMarguerite si belle, qui, à ce moment, flamboyait comme la foudrequi tue… Et alors, monsieur, la voilà qui se penche sur sa rivale,puis se relève en disant : Morte !… Puis elle se retournevers Valois, blanc comme un linge, tremblant comme le saule sous latempête, et elle gronde :

« – L’enfant, maintenant !…

« Ah ! seigneur Buridan, ceci estaffreux. Après avoir tué la mère, elle voulait tuer le fils !Une tigresse ! Je vous dis que c’était une tigresse !

– Et que fit Valois ? demandaBuridan.

– Valois ! Ceci est le plus beau del’affaire ! La tigresse se met à rugir :

« – Au tour de l’enfant, comte, ou jecours au palais, j’ameute la cour contre vous et vous fais chassercomme larron d’honneur !… »

« Et Valois, claquant des dents,répond :

« – C’est bien !…J’obéis !… »

« Alors, il m’appelle, j’accours. EtValois me dit, oui, monsieur, il me dit :

« – Prends l’enfant et va lenoyer !… »

« Je sors. Je vais à la chambre oùdormait le petit Jehan, et je le prends, je le roule dans monmanteau, et je reviens le montrer à Marguerite dans l’espoirqu’elle fera grâce. Ah ! oui, grâce ! Elle me regardedans les yeux et ce regard-là, quand j’y pense, me donne encorefroid au cœur… et elle me dit :

« – Tu as entendu, n’est-cepas ?… »

« Là-dessus, je sors de la maison encourant, étouffant les cris et les pleurs du pauvre petit. Jemarche une heure, le front ruisselant de sueur, puis, j’entre enfindans une chaumière abandonnée… L’enfant s’était endormi. Je ledépose sur un tas de mousse et de feuilles, et je m’en vaisrejoindre le comte.

« – L’enfant ? me dit-il.

« – Noyé ! » répondis-je…

« Il ne pleura pas, monsieur !…Seulement, il devint un peu pâle. J’attends une heure. J’attendsdeux heures, et me voilà parti pour reprendre l’enfant et le mettreen lieu sûr. En passant devant le logis de la dame de Dramans, uneterrible curiosité m’envahit, de revoir la morte. J’entre… et jevois Anne toute sanglante qui se traînait, essayant de gagner laporte. Elle n’était pas morte, monsieur !…

– Tu n’as plus que cinq minutes pour medire le reste, fit Buridan.

– Nous y sommes !… Anne n’était pasmorte. Et maintenant, écoutez ce qu’il y a d’épouvantable enceci ! Non seulement elle n’était pas morte, mais elle avaitentendu l’ordre à moi donné de noyer son fils !… Du moins,c’est ce que j’ai compris à quelques mots qui tremblaient sur seslèvres. Alors, pris de terreur, les cheveux hérissés, je m’élancepour aller chercher l’enfant et le rapporter à la mère… J’arrive àla chaumière, plus d’enfant, monsieur. Le petit Jehan avaitdisparu. »

Lancelot Bigorne se tut un instant, les yeuxperdus dans le vague, comme s’il eût revu ces choses lointaines.Puis il reprit :

« Dix-sept ans ont passé là-dessus.Persuadé que le comte de Valois me ferait tuer s’il apprenait quel’enfant… son fils, n’était pas mort, je le quittai un beau jour.Les mois, les ans s’écoulèrent, et j’avais fini par oublier cettehistoire, lorsque l’avènement au trône de Louis, époux deMarguerite, me la remit en mémoire. Or, il y a trois jours,monsieur, je rôdais aux environs de l’hôtel de Marigny, rueSaint-Martin, en quête de quelque bourgeois attardé, pareil au loupque la faim attire hors des bois, je rôdais, dis-je, le cœur asseztriste, vu que je m’étais passé de souper, lorsque j’aperçois uneombre qui semblait essayer de voir ce qui se passait dans l’hôtelMarigny. « Voici mon affaire, me dis-je aussitôt. L’homme estseul. C’est le Ciel qui te l’envoie. » Remerciant donc saintBarnabé de cette aubaine, je m’approche, je mets ma dague sur lapoitrine du bourgeois, et je lui demande poliment sa bourse. Maisvoilà qu’il pousse un appel. Une douzaine de gaillards tombent surmoi. Je suis pris, lié, emporté jusqu’au Châtelet, où mon bourgeoisme suit. Au Châtelet, à la lumière, je dévisage l’homme, et quiest-ce que je reconnais ? Mgr le comte de Valois, mon ancienmaître. Alors, une idée me passe par la tête, une idée que sansdoute me souffla le diable.

« – Monseigneur, lui dis-je à voix basse,je vous donne huit jours pour me faire délivrer. Sans quoi, jem’arrange pour être conduit au roi de France et je lui raconte lesamours de la reine Marguerite avec Charles deValois !… »

« Alors il devient blanc comme un suaire.Il m’examine et murmure avec épouvante :

« – Lancelot Bigorne !

« – Moi-même, monseigneur, dis-je,certain de l’avoir terrorisé.

« – Tais-toi, me dit-il. Pas un mot.Avant huit jours, tu seras libre, et riche… »

– Plus qu’une minute ! interrompit àce moment Buridan.

– C’est fini, monsieur. Je m’endormaispaisiblement, persuadé que Valois allait, en effet, me fairerelâcher. Le troisième jour, au matin, on vient me chercher de moncachot. Je me lève tout joyeux. On me mène dehors… et on me placeentre des moines et des aides du bourreau pour me conduire àMontfaucon !… Vous savez le reste…

– Et tu conclus de tout cela ? fitBuridan.

– Je conclus que ma vie ne tient plusqu’à un fil ; que le Valois va me faire chercher partout où setrouvent les tire-laine de mon espèce, et que, comme je tiens àmourir beaucoup plus tard, j’ai dû changer mon genre de vie et merésigner au métier d’honnête homme, et m’attacher à quelqu’un quipût au besoin me défendre.

– Amen ! dit Buridan. Et,dis-moi, qu’était devenu le petit Jehan ? Il m’a ému, cepetit-là…

– C’est ce que je n’ai jamais su. Pasdavantage que je n’ai appris ce qu’était devenue sa mère, la damede Dramans… mais sans doute elle est morte du coup de poignard deMarguerite… »

Buridan n’avait semblé prendre qu’un médiocreintérêt du récit de Lancelot Bigorne. En réalité, il avait écoutéavec une profonde attention cette étrange histoire où la reineMarguerite jouait un rôle qui lui semblait impossible, vu sa granderéputation de vertu.

« Tâche de ne plus te trouver nez à nezavec le comte de Valois, reprit-il en s’apprêtant à sortir.

– C’est pourtant ce qui m’est arrivéhier, dans la nuit. J’ai failli retomber dans ses filets, comme unebête stupide. Gare à notre troisième rencontre ! Il faudraque, de moi ou de Valois, l’un de nous y laisse ses os !Monsieur, ajouta Lancelot Bigorne, je vous accompagne : jecommence tout de suite mon service près de vous.

– Soit ! fit Buridan. Suis-moi àdistance, jusqu’à certain logis où j’entrerai et à la porte duqueltu m’attendras. »

Là-dessus, Buridan descendit, fit sortir soncheval d’une petite écurie attenante à la boutique, se mit enselle, se dirigea vers la rue Vieille-Barbette[2] etsuivit dans sa longueur cette voie aux rares maisons espacées parde grands jardins ; bientôt, les maisons devinrent deschaumières, puis il n’y eut plus que des enclos de courtilles, etce fut devant l’un d’eux que Buridan s’arrêta : laCourtille-aux-Roses.

Buridan, comme nous l’avons dit, était àcheval. Dans ce temps-là, pour toutes sortes de raisons dont laprincipale était la malpropreté des rues, on ne voyait à pied queles gens à qui leur état de fortune ne permettait pas l’entretiend’une monture.

Buridan donc, lorsqu’il eut mis pied à terredevant la Courtille-aux-Roses, remit la bride de son cheval àLancelot Bigorne, qui avait suivi à pied.

Bigorne, en voyant que son maître s’arrêtait àcet endroit, avait pris un air des plus effarés.

Mais Buridan ne remarqua pas cet étonnement,et, le cœur battant, poussa la porte de l’enclos : elle étaitentrouverte comme d’habitude.

En effet, le jeune homme n’était jamais venuqu’en plein jour à la Courtille-aux-Roses. Et comme on savaitl’heure de sa venue, Gillonne avait toujours soin d’ouvrir la portede l’enclos.

Buridan pénétra donc dans l’enclos, qu’ilfranchît avec la rapidité d’un amoureux – il n’y a rien de pluspressé que les amoureux, excepté peut-être les créanciers, et,après tout, un amoureux n’est-il pas une sorte de créancier ?et par contre, si l’on veut aller au fond des choses, ne peut-onconsidérer le créancier comme un amoureux d’argent ?

Bref, en deux bonds, Buridan se trouva devantla porte du frais et riant logis, ouverte aussi.

« Myrtille ! ChèreMyrtille ! » murmura Buridan, certain que, commed’habitude, sa jolie fiancée, venue à sa rencontre, l’attendaitderrière cette porte.

Myrtille n’y était pas, cette fois.

Buridan pénétra dans la grande salle du logis,l’unique pièce où il fût jamais entré. Personne. Tout y était calmecomme à l’ordinaire, d’un silence que troublaient seules lesdisputes des verdiers et des chardonnerets dans la haie del’enclos.

Un beau rayon de soleil tamisé par les vitrauxéclairait cette pièce où si souvent il avait échangé des sermentsavec celle qu’il aimait.

« Gillonne ! » appela Buridan,d’une voix étranglée.

Il eut une courte hésitation, puis, très pâle,le cœur serré, se mit à parcourir la maison de haut en bas. Iln’avait qu’une idée.

Myrtille avait fait à maître Lescot l’aveu deson amour ; maître Lescot, riche bourgeois, repoussait sansmême daigner le connaître celui qu’aimait sa fille et, pour séparertout de suite les fiancés, avait, séance tenante, emmenéMyrtille.

Mais comme en amour il n’y a de désespoirvéritable que de ne pas être aimé, comme Buridan savait que satendresse était payée de retour, ce qu’il éprouvait ressemblaitplutôt à de la colère.

« Je veux, grondait-il, je veux, avanttrois jours, avoir retrouvé ce Lescot, ce tapissier du diable, cebarbare qui fait pleurer Myrtille, et s’il ne revient pas à demeilleurs sentiments, par le Ciel, j’enlève la fille au nez dubarbon ! »

Comme il se disait ces choses, assis dans lefauteuil où Myrtille avait coutume de s’asseoir, tout à coup, depâle qu’il était, il se sentit devenir livide, son cœur trembla,l’angoisse remonta à sa gorge et l’étreignit de ses griffes, et ilcomprit que le désespoir alors seulement entrait en lui avec ceraisonnement terrible de simplicité et de vraisemblance :

« Ce n’est pas maître Claude Lescot qui aemmené Myrtille. Myrtille eût trouvé le moyen d’envoyer iciGillonne ce matin pour m’attendre !… Et pourquoi maître Lescotaurait-il laissé les portes du logis et de l’enclos ouvertes à tousvenants ?… »

Alors, il se prit à sangloter… Car il setrouvait en présence de l’inconnu.

À ce moment, une ombre intercepta le rayon desoleil qui illuminait cette fine figure bouleversée de douleur.Buridan releva la tête et reconnut Bigorne.

« Vous pleurez ? fit le truand quivenait, selon sa propre expression, de se résigner au métierd’honnête homme.

– Non ! dit Buridan, les dentsserrées, tandis que de grosses larmes roulaient sur ses joues.

– Vous pleurez, reprit le truand, et jevais vous dire pourquoi : c’est parce qu’on a enlevé, cettenuit, la jeune fille qui habitait ici. Je le sais. »

Buridan bondit, sa main s’abattit sur l’épaulede Bigorne, effaré, qui, d’un brusque élan, avait reculéjusqu’au-delà du seuil. Cette main se glissa jusqu’à la gorge, sesyeux flamboyaient, chargés de soupçons.

« Comment sais-tu ? rugit-il. Parle.Avoue que tu m’as été envoyé par celui qui a enlevéMyrtille !…

– Si vous m’étranglez, râla Bigorne,comment voulez-vous que je parle ?

– C’est juste ! dit Buridan quidesserra l’étreinte. Parle, maintenant… Et dis toute la vérité,sans quoi, tu vois ce pommier, n’est-ce pas ?…

– Bel arbre, en vérité !

– Eh bien, dans deux minutes, ce sera legibet où ta carcasse fera peur aux moineaux, à moins que tu ne medises tout.

– Eh ! par le diable et par saintBarnabé, mes deux patrons ! Vous sauriez déjà la vérité sivous ne m’aviez coupé la voix. Sang Dieu ! quels doigts !Ouf ! à peine si je respire !… Je vois, seigneur Buridan,que j’aurai grande joie à vous servir de valet.

– Parleras-tu ?

– Voici, maître : hier soir, jerôdais autour du Louvre, lorsque j’en vis sortir, escorté d’archersà cheval, le comte de Valois. Par curiosité, et aussi parce quej’ai mon idée à l’endroit du comte, je me mets à suivre la bandequi, pareille à une nuée de corbeaux, s’envolait de ce vieux nid duLouvre. Je me glisse donc à leur suite, et je vois mes corbeauxs’abattre sur ce logis…

– Valois ! bégaya Buridan, quisentit une vague terreur s’emparer de lui. Valois ! Tu dis quec’est Valois qui est venu ici !…

– Mgr Charles, comte de Valois, princed’enfer, oncle du roi, cousin de Satan, oui, monsieur, Valois enchair et os ! Valois qui venait, comme je l’ai compris par lescroassements de ses corbeaux, arrêter cette jeune fille…

– L’arrêter ! râla Buridan, secouépar un long frisson.

– Et c’est ce qu’il fit, le maîtresbire !…

– Arrêtée !… Myrtillearrêtée !…

– Et conduite au Temple ! Aussi vraique le soleil nous éclaire ! Aussi vrai que je suis chrétienet que je n’ai jamais dépouillé un bourgeois sans dire une prière àsaint Barnabé ! Aussi vrai, monsieur, que je hais Valois etque je donnerais jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour letenir cinq minutes seul, la nuit, au coin de quelque ruelle… cettejeune fille a été conduite au Temple ! »

Une épouvante insensée se déchaîna dans lecœur de Buridan.

« Mais pourquoi ? hurla-t-il, ensaisissant ses cheveux à pleines mains.

– Parce qu’elle est accusée de maléficecontre le roi ; les archers criaient : « Mort à lasorcière ! »

Buridan retomba dans le fauteuil, écrasé,foudroyé.

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