Buridan, le héros de la tour Nesle

Chapitre 10BURIDAN

Maintenant que nous avons raconté comment lesdeux frères avaient passé leur soirée, il nous faut de toutenécessité dire comment Buridan avait passé la sienne. En quittantl’hôtel d’Aulnay et la rue Froidmantel, Buridan s’était dirigé versla Halle. Il songeait au singulier rendez-vous que venait de luidonner cette femme inconnue. Il était à peu près décidé d’ailleursà ne pas se rendre à la Tour de Nesle. Non qu’il eût des soupçonsbien précis contre cette personne qui se disait ennemied’Enguerrand de Marigny, mais il avait d’autres affaires entête.

« Il faut, se disait-il en marchant àgrands pas, que, dès ce soir, j’aie tout réglé, afin que ma journéede demain soit libre. Si donc j’en ai fini à temps, j’irai à laTour de Nesle, ne fût-ce que pour connaître l’ennemi de mon ennemi.Mais il est probable que je n’aurai pas terminé avant minuit. Tantpis ! je n’irai pas… Demain ! ajouta-t-il avec un soupir.Que me réserve demain ? Ma chère Myrtille m’annoncera-t-elleque son père, le digne Claude Lescot, consent à mon bonheur ?…Tu verras, mon pauvre Buridan, que tu n’auras pas de chance, car tues né sous une mauvaise étoile, au dire de cette sorcière qui l’alu un jour dans ta main… comment s’appelle-t-elle donc déjà ?Mabel !… Oui, c’est cela… »

Comme il débouchait devant le pilori de laHalle et qu’il monologuait ainsi selon l’immémoriale habitude desamoureux en particulier et en général de toute personne qui authéâtre ou dans un roman éprouve le besoin de faire connaître aupublic ce qu’il pense, comme il se disait, donc, ces choses asseztristes qui démentaient pourtant un secret espoir, un homme tout àcoup lui barra le passage en disant :

« Joie, honneur et prospérité à messireJean Buridan !… J’ai l’honneur de vous saluer bien humblement,mon gentilhomme, et de vous offrir mes vœux les plussincères. »

L’homme était vêtu de haillons, coiffé d’unfeutre en bataille, couvert d’un vaste manteau troué, frangé, querelevait par derrière une immense rapière.

« Or ça ! grommela Buridan, c’estdonc la soirée aux rencontres de gens qui me connaissent et que jene connais pas ? Qui es-tu ?

– Est-ce mon nom ou mon état que vousvoulez savoir ?

– Ton nom, d’abord.

– Lancelot Bigorne.

– Beau nom. Ton état, maintenant.

– Condamné à mort.

– Tu dis ?

– Je dis condamné à être pendu la hart aucol et, muni de cette belle cravate de chanvre, à m’agiter dans levide jusqu’à ce que la mort s’ensuive. Même que c’est aujourd’hui,ce matin, que je devais avoir l’insigne honneur d’étrenner le gibetde Montfaucon.

– Ah ! ah !… Je te reconnais, àprésent. C’est toi qui devais être pendu en présence du roi et quia eu, en te sauvant, l’indélicatesse de priver Sa Majesté de cetamusant spectacle.

– Comme vous dites, messire !s’écria Lancelot Bigorne, enchanté de cette plaisanterie macabre.On ne m’avait pas menti en m’assurant que Buridan était un joyeuxcompagnon…

– Et que me veux-tu ? Qu’as-tu à medire ?

– J’ai à vous dire que j’ai mille chosesà vous dire, et que si vous consentez à m’écouter, je crois quevous n’aurez pas lieu de vous en repentir… Un mot, continua cethomme d’un ton soudain plus grave. Ce matin, c’est grâce à vous quej’ai pu me sauver. Et ensuite, lorsque vous couriez après le char,tandis qu’on me poursuivait, vous avez trouvé le moyen de renverserdu poitrail de votre cheval…

– Ceux qui te voulaient pendre ? Mafoi, je ne l’ai pas fait exprès.

– Hum ! Faut-il vous croire ?…Peu importe, après tout ! Je vous dois la vie, voilà ce quiest clair. Ce qui est également sûr, c’est que Lancelot Bigornen’oublie jamais ni une injure, ni un bienfait. Maintenant, seigneurBuridan, si vous voulez me faire savoir où et quand je pourrai vousparler…

– Quand ?… Eh bien ! quand tuvoudras. Où ?… Rue Saint-Denis. Connais-tu l’enseigne desRois-Mages ?… Oui ?… Eh bien, la maison à côté desRois-Mages appartient à la dame Chopinel, personne mûre,respectable, vénérable entre toutes et que je vénère vu qu’elle meloge sans que je lui paye de loyer. C’est là que tu metrouveras. »

Lancelot Bigorne salua profondément etdisparut au coin d’une ruelle, tandis que Buridan, sans plus songerà cette singulière rencontre, poursuivait son chemin et s’en allaitvers la place de Grève.

Là, en face la maison aux piliers où seréunissaient les échevins, entre le pilori de Grève où l’onexposait les blasphémateurs et le gibet de Grève où on pendait unpeu tous les jours, là, disons-nous, au-dessus de la porte àvitraux d’une maison de belle apparence, une enseigne énorme sebalançait au vent qui venait de la Seine. Cette enseignereprésentait une fleur de lis. Et cette maison, c’était l’aubergede la Fleur-de-Lys, très convenablement achalandée, hantée surtoutpar les jeunes gentilshommes, les écoliers riches et les chercheursd’aventures.

Buridan traversa sans s’y arrêter la grandesalle, remplie de buveurs jouant aux dés. À ce moment, le patron del’établissement criait d’une voix enrouée : « Voici lecouvre-feu !… Dehors, mes gentilshommes ! Dehors, mesbraves écoliers ! Dehors, mes bons clients !

– Que la peste t’étouffe !

– Que la fièvre maligne te fassegrelotter jusqu’à crevaison !

– Que messire Satan te réserve sa plusbouillante chaudière ! »

Tels furent les hurlements qui, accompagnésd’autres aménités, accueillirent l’ultimatum du patron ; mais,en somme, et tout en enrageant, on obéissait et la foule s’écoulaitpeu à peu.

Buridan jugea sans doute que les ordonnancesrelatives au couvre-feu ne le concernaient pas, car, ayanttraversé, comme nous l’avons dit, la grande salle de l’auberge, ilpénétra dans un cabinet retiré où deux hommes, qui avaient l’air demener joyeuse vie, étaient attablés devant les restes d’unevolaille, devant un flanc intact encore, devant d’innombrablesflacons déjà vides et deux ou trois derniers encore pleins.

« Salut à Jean Buridan ! crièrentles deux hommes en agitant leurs gobelets.

– Salut à Riquet Haudryot, roi de laBasoche ! Salut à Guillaume Bourrasque, empereur deGalilée !… Eh bien, mes braves, vous a-t-on bientraités ? Avez-vous bu et mangé votre soûl ?

– Tes ordres, Buridan, fit GuillaumeBourrasque, ont été exécutés de point en point par le digne patronde céans… nous sommes pleins comme des boudins à la Noël…

– Oui, ajouta Riquet Haudryot, maisBuridan n’est pas venu partager le dîner qu’il nous a offert, lemeilleur que j’aie fait depuis la dernière fête des fous. Il n’y aplus rien à manger…

– Mais il reste à boire, dit Bourrasque.Bois, Buridan, bois, mon vieux frère… à ta santé,tiens ! »

Buridan jeta sur les deux ivrognes l’éclair deses yeux gris et murmura :

« Les voilà à point pour les grandesrésolutions ! »

Et ayant vidé d’un trait le gobelet qu’onvenait de lui remplir, il s’accouda à la table et dit :

« Maintenant, écoutez-moi…

– Attends, bredouilla Riquet Haudryot,attends que de ce flan j’aie fait trois parts fraternelles,c’est-à-dire égales, car le principe de la fraternité, c’estl’égalité… c’est écrit en toutes lettres dans Aristote…

– Bah ! ricana Guillaume Bourrasque,tu crois qu’Aristote… »

Le reste se perdit dans un gloussement quidevait être un éclat de rire.

C’étaient deux graves et importantspersonnages que ces deux suppôts de Bacchus.

L’un était roi de la Basoche.

L’autre, empereur de Galilée.

Le lecteur aurait tort de croire que c’étaientlà les titres dérisoires de chimériques royaumes et d’empires defantaisie. On ne tardera pas à voir quelles puissantes associationsc’étaient que le royaume de Basoche et l’empire de Galilée. Pour lemoment, contentons-nous de dire que ces titres flamboyants étaientdes plus authentiques, puisque le roi de France les reconnaissaittels, puisqu’il a fallu des siècles à la monarchie de France pourdétruire les monarchies de Basoche et de Galilée, puisqu’enfin lesdeux corporations étaient armées de redoutables privilèges et queleurs chefs jouissaient d’une autorité qui put balancer celle duprévôt de Paris, des évêques et de l’Université !

Pour le quart d’heure, ces deux monarquesauxquels, comme on vient de le voir, Buridan avait payé unebombance, étaient ivres de vin, ivres de dispute philosophique,ivres d’attendrissement.

Guillaume Bourrasque, en dépit de son nomtempétueux, était généralement un homme de paisible apparence,gros, gras, fleuri, paraissant toujours plongé en de profondesréflexions, surtout à l’heure où il digérait un bon dîner,réflexions qui devaient être le plus souvent couleur de rose, car,d’habitude, un sourire de béatitude errait sur ses lèvreslippues.

Riquet Haudryot, bien que plus maigre, plussec, plus nerveux d’allure, ne donnait pas, comme on disait alors,sa part aux chiens – expression qui s’est maintenue jusqu’à nosjours depuis l’époque lointaine où les chiens errants pullulaientdans les rues. Tout comme son ami Bourrasque, Haudryot aimait lesfins morceaux et prisait à sa juste valeur un pot d’hypocras. Ilprenait moins de ventre, voilà tout, et il était d’un tempéramentplus inquiet.

Tels étaient les deux personnages à qui, encette mémorable soirée, Buridan vint raconter des chosesmystérieuses, dans ce cabinet retiré au fond de l’auberge dont ladevanture, depuis longtemps, était fermée.

Quelles étaient ces choses mystérieuses ?Quelles étaient ces grandes résolutions dont avait parléBuridan ?

C’est ce que nous ne tarderons pas àsavoir.

Pour le moment, entraînés par notre récit etdésireux de laisser aux événements leur ordre chronologique, nousnous abstiendrons d’écouter ce qu’écoutaient si attentivement leroi de la Basoche et l’empereur de Galilée.

Mais ce n’est pas une raison pour abandonnerBuridan et les deux compères.

Nous proposons au lecteur d’imaginer – on peuttoujours imaginer ce qu’on veut –, de se figurer donc, qu’il a, ennotre compagnie, vidé à petits coups une pinte d’hydromel dans lagrande salle où ronfle sur un escabeau le patron de l’auberge,tandis que Buridan, Haudryot et Bourrasque s’entretiennent dans lecabinet.

Ce cabinet finit par s’ouvrir.

Buridan apparut, suivi de l’empereur et duroi, qui se prêtaient un mutuel appui.

Il réveilla l’hôte, lui paya la dépense, et laporte extérieure ayant été entrebâillée, le roi, l’empereur etl’aventurier sortirent, salués jusqu’à terre par le patron de laFleur-de-Lys.

À ce moment, le veilleur de nuit, son falot àla main, passait lentement le long des piliers qui soutenaient lamaison des échevins et qui découpaient bizarrement dans la nuitleurs silhouettes fantastiques.

Et le veilleur, de sa voix grave et prolongée,cria dans le profond silence :

« Il est onze heures ! Parisiens,dormez en paix ! Tout est tranquille !… »

Comme pour démentir cette bonne assurance quele veilleur donnait aux bourgeois enfoncés sous les courtines deleurs lits, des ombres grouillaient aux coins des ruelles, deséclairs d’acier parfois luisaient au fond des ténèbres, et tout àcoup, des plaintes lointaines, des cris de terreur fusaient dans lesilence.

« Au meurtre ! Au feu ! Autruand !… »

Clameurs de rares passants attaqués etdépouillés jusqu’à la chemise, sans que nul, d’ailleurs, s’eninquiétât, pas même le guet dont, parfois, les patrouilles de dixhommes, commandées par un dizainier, passaient d’un pas alourdi parle sommeil et les armures.

« Adieu, mes chers amis ! » ditBuridan, qui s’arrêta non loin du Louvre.

Le roi de la Basoche le saisit par le brasgauche et l’empereur de Galilée par le bras droit :

« Comment, adieu ? sanglotaGuillaume Bourrasque. Ne nous séparons plus, Buridan !…Buridan, ne m’abandonne pas au moment où j’ai si soif…

– Soif ? bégaya Riquet Haudryot enpouffant de rire. Et faim, donc !… Buridan, tu as dit que nouspasserions la nuit ensemble. J’ai faim, moi !

– On a crié onze heures depuis plus d’unedemi-heure. Il est temps de dormir… »

Les deux Majestés eurent une protestationindignée.

Buridan s’assit sur une borne cavalière quifaisait l’angle d’une rue et se croisa les bras.

« Buridan est ivre, dit GuillaumeBourrasque.

– Il ne peut plus mettre un pas devantl’autre, ajouta Riquet Haudryot.

– Mes chers amis, dit Buridan,laissez-moi dormir. Tenez, voici un écu pour chacun, mais, au nomde saint Laurent, qui dormit sur un gril, laissez-moi me coucherici !

– Buridan, fit le roi de la Basoche, tun’as donc pas soif ?

– Moi ? C’est-à-dire que j’ail’enfer dans le gosier.

– Buridan, fit l’empereur de Galilée, tun’as donc pas faim ?

– Moi ? C’est-à-dire que j’enrage etque, tout à l’heure, Riquet, je vais te mordre.

– D’où j’infère… commença Guillaume.

– D’où j’infère que j’ai également faimet soif ! interrompit Buridan.

– En ce cas, bredouilla Riquet Haudryot,puisque tu as si faim, viens-t’en rue des Oies[1], auCoupe-Gueule ; on y mange des oies bardées de lard, fourréesde marrons, rissolantes de graisse mordorée.

– Non ! grogna Guillaume Bourrasque,puisqu’il a si soif, il faut qu’il s’en vienne au Franc-Cornet, oùl’on boit des vins blancs qui moussent, pétillent et chantent lagloire du divin Bacchus…

– Écoutez, mes chers amis, écoutez !s’écria Buridan. Toi, Riquet, dis-moi à quelle distance nous sommesdu Coupe-Gueule, où l’on mange si bien ?

– À trois cents toises, parici !

– Et toi, Guillaume, dis-moi à quelledistance nous sommes du Franc-Cornet, où l’on boit de si jolivin ?

– À trois cents toises, par là !

– Bene !… J’infère de làque nous sommes à égale distance de la mangeaille et de labuverie ?

– C’est vrai ! s’écrièrent les deuxMajestés.

– Bene !… reprit Buridan.Et maintenant, supposez que je sois un âne…

– Un âne !… Toi ! firent avecstupeur Guillaume et Riquet.

– Oui. Un âne à longues oreilles, àjambes en fuseau, à queue pelée, un âne enfin ! Il y a deshommes qui sont des lions, d’autres qui sont des tigres, d’autresdes loups… moi, il me plaît d’être un âne. Et maintenant,confrères, supposez que cet âne a également faim et soif. Supposezqu’il est placé à égale distance d’un picotin d’avoine et d’un seaud’eau fraîche… Que fera-t-il, Guillaume Bourrasque ?

– Pardieu ! il ira droit au seau,surtout si on remplace l’eau par du vin.

– Et toi, Riquet Haudryot, qu’endis-tu ?

– Pardieu ! il ira droit au picotin,surtout si on remplace l’avoine par quelque volaille…

– Vous errez, compères ! ditBuridan. Car l’âne ayant aussi soif que faim et aussi faim quesoif, l’âne également sollicité par le seau d’eau et par le picotind’avoine, eh bien, cet âne ne pourra ni manger ni boire ! Cars’il se dirige vers l’eau, la faim le tirera vers l’avoine, et s’ilveut aller au picotin, la soif le tirera vers le seau. Donc, ildevra mourir de soif et de faim sur place. J’ai dit.

– Ivre ! bégayèrent les Majestés. Ilest ivre mort !

– Je dis, continua Buridan, que sollicitéégalement par les poulardes du Coupe-Gueule et par le vin clair duFranc-Cornet, je dis que me trouvant à égale distance de l’un et del’autre, je ne puis plus bouger d’ici. Adieu,compères !… »

Et Buridan, se couchant contre la borne, semit à ronfler.

« Adieu donc, fit Riquet Haudryot, ahuripar la logique de Buridan, je m’en vais au Franc-Cornet boire tonécu, adieu ! »

Le roi de la Basoche et l’empereur de Galilée,après un dernier regard jeté sur Buridan endormi, après un dernierhochement de tête, s’éloignèrent chacun de son côté, mais égalementtitubants et maugréant des lambeaux de pensée où l’âne de Buridanjouait un rôle extravagant.

À peine furent-ils à vingt pas, que Buridan semit debout, plus leste que jamais, et s’éloigna, lui aussi, maissans tituber le moins du monde.

« Au diable les ivrognes !murmura-t-il, en se hâtant. J’ai cru que je ne m’en débarrasseraispas de la nuit. Et pourtant, je veux voir si, par hasard, mon hommede la Tour de Nesle ne m’aurait pas attendu… Après tout, je ne suisen retard que d’une heure et demie… On dit que le roi Philippe,père de notre Sire, arriva à Mons-en-Puelle avec deux heures deretard, ce qui ne l’empêcha pas de gagner la bataille… »

Secrètement fier de s’être comparé à Philippele Bel et d’avoir une demi-heure d’avance sur ce monarque, Buridanarriva sur la berge de la Seine, non loin de la grosse Tour duLouvre, laquelle faisait presque vis-à-vis à la Tour de Nesle.

« Les fenêtres sont éclairées !fit-il en tressaillant. C’est donc que je suisattendu ? »

Au loin, très loin, la voix du veilleurs’éleva :

« Parisiens, il estminuit !… »

Buridan s’avança jusqu’au bord de l’eau, dontles petites vagues bruissaient sur le sable. Là, quelques pieuxsolides étaient plantés en terre. À chacun de ces pieux étaitattachée une chaînette de fer, et au bout de chaque chaîne unebarque.

Sans plus de réflexions, Buridan détacha lepremier venu de ces esquifs, sauta dedans et se mit à ramer, ouplutôt à godiller, comme c’était l’habitude des mariniers de Seine.Debout à l’arrière de l’embarcation, il se dirigeait sur la Tour deNesle, dont, avec une émotion inouïe, il contemplait la sombremasse qui se détachait en noir sur fond noir.

D’où venait cette émotion, dont il ne serendait pas compte ?

Simplement de ce que Buridan savait regarder,c’est-à-dire qu’il savait extraire de tout spectacle la dose desensation qu’il comporte. Il y a des natures sur qui la sensationglisse ou s’émousse, et ce sont au fond les plus heureuses ;il y en a d’autres qui la reçoivent, s’en pénètrent et mêmel’exagèrent.

Buridan était de celles-ci.

Avez-vous jamais remarqué, lecteur, que tellehonnête façade de maison bien bourgeoise, bien calme, bienpaisible, pourtant, vous cause tout à coup une instinctivehorreur ? Que tel coin de route, au détour de quelque bois,vous apparaît soudain avec une physionomie de crime ?… D’oùviennent ces impressions ? Sont-elles simplement envous ? En êtes-vous le créateur inconscient ?… Ou bienest-ce que les choses auraient une face qui est triste ougaie ? Est-ce que les choses auraient une âme impénétrable quigarde de profonds secrets et qui, tout à coup, les révèle aupassant ? Qui sait ?…

Car, pourquoi Buridan, arrivé vers le milieudu fleuve, sentit-il une espèce de torpeur s’emparer de lui ?Pourquoi, qui dira pourquoi devant cette Tour de Nesle, semblable àtant de tours dont se hérissait Paris, une pesante tristesse, àcette heure, descendit sur lui, mêlée d’une indéfinissable horreurqui faisait courir un frisson sur sa nuque ?…

Cette impression devint si violente queBuridan s’apprêta à virer de bord…

À ce moment, sur la rive droite, le crimélancolique du veilleur répéta :

« Parisiens, dormez en paix… Il estminuit ! »

Et à ce cri, sur la rive gauche, répondit uncri plus prolongé, quelque chose comme une lamentation funéraire…C’était le crieur des morts qui disait :

« Parisiens, priez pour l’âme destrépassés !… »

Dans la même seconde, Buridan perçut au-dessusde sa tête, très haut dans le ciel, une clameur étouffée, uneplainte déchirante… Il lui sembla que c’était le cri d’agonie dequelque oiseau nocturne blessé à mort… et, dans cet instant, où,frappé d’une sorte de mystérieuse épouvante, il levait la tête, ilvit, en effet, un être ou une chose énorme qui tournoyait dans lesairs et tombait… tombait… Cela tomba à deux brasses de la barque,qui oscilla violemment… L’eau jaillit… puis tout redevintsilence !…

La barque vide, lentement, descendit le coursdu fleuve, puis, prise par un remous, vira de bout en bout,remonta, puis redescendit…

La barque était vide…

Où était Buridan ?

Buridan, sans réflexion, sans hésitation,avait plongé !…

Buridan, à la seconde où la chose qui tombaitavait atteint la surface de l’eau, avait vu que cette chose étaitun sac !… Buridan avait entendu un instant avant une clameurde détresse qui ne pouvait venir que de ce sac !

Et Buridan avait plongé !…

Il s’enfonça, pour ainsi dire, dansl’entonnoir d’eau que forma le sac, au moment même où ils’engouffra.

Buridan était un intrépide nageur !

Il coula à pic.

Sa chute et celle du sac ne firent qu’unechute, et Buridan, les mains tendues en avant, sentit ses mains secrisper tout à coup sur quelque chose comme de l’étoffe. Ils’amarra à cette étoffe. Avec elle, il descendit au fond del’eau…

Alors, son esprit éperdu, à défaut de seslèvres, eut un rugissement, et il sentit qu’il avait peur, qu’il setrouvait devant un mystère effroyable… En effet, là, dans ce sac,c’étaient deux êtres palpitants que ses mains devinaient !Deux hommes !… Assassinés !… D’une mortpareille !…

La lutte de Buridan contre le sac, au fond dela Seine, tandis que les masses d’eau hurlaient, tandis qu’ilsentait les soubresauts des inconnus, cette lutte fut pareille àces étranges, à ces impossibles batailles que l’imaginationpervertie enfante dans les rêves de la fièvre… l’eau voulait garderle sac et son secret !

Une rage s’empara de Buridan…

Il se cramponna… puis, à pleines dents, ilempoigna le nœud supérieur du sac, et ce fut ainsi, ce fut danscette position qu’il se maintint deux secondes contre lecourant…

Ces deux secondes, où il eut les mains libres,lui suffirent ; il tira sa dague et l’enfonça dans l’étoffequi se déchira… Il y eut deux ou trois secousses… Le sac se fenditdu haut en bas… puis, un grouillement se produisit… puis, là, sousles eaux, trois ombres confuses s’agitèrent…

Une demi-minute à peine s’était écoulée depuisl’instant où le sac avait été précipité du haut de la Tour deNesle.

À ce moment, trois têtes livides, hagardes,apparurent à la surface du fleuve.

Buridan se secoua, s’ébroua, jeta un regardautour de lui, et, à une vingtaine de brasses, vit la barque quidescendait le courant. Il vit de plus que les deux inconnus, sesoutenant mutuellement, nageaient parfaitement.

« Par ici ! » gronda-t-il,haletant.

Il se mit à nager vers la barque, l’atteignitd’un dernier effort ; il se hissa et, épuisé, se laissa tomberdans l’intérieur. Presque au même instant, la barque se pencha àgauche, puis à droite… Sur l’un et l’autre bord, Buridan vit desmains frénétiques cramponnées… et tout à coup, sur le bord degauche, une tête blafarde apparut… puis sur le bord de droite uneautre tête… empreinte d’un morne désespoir…

Et Buridan sentit l’épouvante glacer sesveines… Il crut vivre un rêve prodigieux, terrible, où la réalitéétait moins affreuse encore que ce qu’il croyait deviner derrièrecette réalité… car ces deux têtes, il les reconnut ! Ces deuxhommes qu’il venait de sauver, il les reconnut !… Il vit latête de gauche, et, frappé de stupeur, bégaya :

« Gautier !… »

Il vit la tête de droite, et, dans une sortede délire, il rugit :

« Philippe !… »

C’étaient Philippe et Gautier d’Aulnay !…Dans ce sac !… Précipités dans la Seine !… Du haut de laTour de Nesle !… De cette tour où lui-même avait étéconvoqué !… Comment ?… Pourquoi ?… Qu’était-ce doncque la Tour de Nesle ?… Que s’y passait-il donc ?… Quelsêtres de mort l’habitaient donc ?…

À l’horreur de ces questions, dans cetteminute d’inexprimable angoisse, il n’était pas de réponsepossible.

Car les deux frères, comme frappés de folie,ne semblaient pas le reconnaître !

Peut-être même ne le voyaient-ilspas !

Gautier, dressant ses poings et son visageflamboyant vers le ciel, grondait :

« Il y a donc une justice aumonde !… Marguerite ! Marguerite de Bourgogne !malheur à toi, puisque Gautier d’Aulnay estvivant ! »

Et Philippe, debout, sa face livide tournéevers la tour maudite, ses yeux de désespéré fixés sur les fenêtreséclairées, murmurait :

« Ô Marguerite, je vis ! C’est pourtoi ! C’est pour te sauver que Philippe d’Aulnay accepte devivre ! »

Et comme les deux frères, dans un mouvementinstinctif, se tournaient l’un vers l’autre, tous deuxtressaillirent.

Car tous deux comprirent que quelque chosevenait de se dresser entre eux et les séparait peut-être àjamais !…

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