Buridan, le héros de la tour Nesle

Chapitre 11LE LOUVRE

Vers cette heure-là, Charles, comte de Valois,après avoir terminé son expédition contre la sorcière Myrtille,rentrait au Louvre. Lorsqu’il pénétra dans la salle où le roi etles seigneurs l’attendaient, nul ne remarqua l’altération de sestraits.

Enguerrand de Marigny était près de Louis X.Et, par un effort d’énergie qui pouvait ou le tuer ou le rendrefou, il paraissait calme et froid comme d’habitude.

Valois lui jeta un coup d’œil et ne puts’empêcher de l’admirer. Marigny lui apparut pour ainsi dire avecun visage nouveau. Cet homme qu’il haïssait de toute son âme,c’était le père de Myrtille ! Il ne le haïssait pas moinsqu’avant d’avoir vu la jeune fille. Mais, maintenant, il ne voulaitplus la mort de cette enfant ! Mais, maintenant, il luifallait trouver le moyen de tuer Marigny et de sauver sa fille… luiqui n’avait frappé Myrtille que pour atteindre le premierministre !

Tout cela était vague encore en lui. Car siMyrtille avait produit sur lui une foudroyante impression, s’ilétait encore sous le coup de la stupeur admirative et passionnéequ’il avait éprouvée à la Courtille-aux-Roses, il ne s’avouait pasclairement qu’il y avait dans son âme un élément nouveau aveclequel il lui faudrait compter : l’amour !

Oui, toute la question maintenant étaitlà : tuer Enguerrand de Marigny sans tuer Myrtille.

Comment ferait-il ?… Il ne savaitpas.

« Oh ! songeait-il, tout à l’heure,je suis parti pour arrêter la sorcière ; avec quelle joie jeme disais qu’à mon retour j’allais crier : « Sire, cettesorcière a un père ! Ce père, c’est Enguerrand deMarigny ! » Je me disais cela, et je frémissaisd’impatience jusqu’au fond des entrailles… Qui m’eût dit quemaintenant, quelques heures plus tard, je n’oserais pas dénoncerl’homme que je hais éperdument et que la seule vision de cettejeune fille suffirait pour me rendre sacrée la tête de Marigny…Sacrée ?… Oui ! pour un jour… pour deux jours…patience ! »

Et, tout haut, il ajouta :

« Sire, Votre Majesté est sauvée. Voicila figurine maléficieuse que nous avons trouvée chez lasorcière… »

Marigny pâlit affreusement, mais ne bronchapas.

« Qu’avez-vous fait de cette femme ?demanda Louis X en examinant, sans le toucher, le simulacre trouvédans le bénitier de Myrtille.

– Elle est en sûreté dans un cachot duTemple, par conséquent, incapable de vous nuire désormais.

– Que dès demain on commence à instruireson procès. Je veux un châtiment qui fasse trembler d’épouvantetoutes les sorcières de Paris et du royaume. Veillez à cela, moncher Marigny.

– Oui, Sire, répondit le père deMyrtille, d’une voix qui ne tremblait pas.

– Messieurs, vous pouvez vous retirer,dit le roi. Trencavel, faites ouvrir les portes du Louvre : laconsigne est levée. Adieu, messieurs. Merci de m’avoir assisté danscette dure épreuve. Allez dormir. Moi, je vais annoncer à la reineque ses prières ont été exaucées. Valois, je vous donne lecommandement du Temple. Marigny, occupez-vous du procès. Châtillon,vous ferez demain, dans Paris, des patrouilles armées, et si onbouge, frappez ! Trencavel, vous doublerez les gardes duLouvre. Bonsoir, messieurs ! »

Et de ce pas rapide, violent, qui lui étaitparticulier, Louis X passa entre les deux haies des seigneurscourbés et se dirigea vers la galerie de l’oratoire.

L’officier de garde à la porte de la galeriese plaça devant lui, en disant :

« On n’entre pas, Sire !

– Vous êtes fou, monsieur, rugit le roichez qui, dans le même instant, se déchaîna une effrayantecolère.

– Sire ! dit le malheureux officier,pâle comme la mort, vous avez donné l’ordre de ne laisser entrerpersonne, pas même Votre Majesté, tant que la reine serait enprières… »

Sans répondre, Louis saisit l’officier par laceinture, le souleva dans ses bras et, le rejetant avec violence,l’envoya rouler à dix pas. Brusquement, il éclata de rire.

« Monsieur, dit-il, allez trouver votrecapitaine, M. de Trencavel, et faites-vous mettre auxfers. Demain, vous mourrez. Allez ! »

L’officier, raide de terreur, fit un salut,et, d’un pas automatique, traversa la galerie. Louis X le suivit àpas de loup. Trencavel était encore dans la salle du festin, avecquelques seigneurs qui couchaient au Louvre.

« Capitaine, dit l’officier, ordre de SaMajesté : faites-moi mettre aux fers. Puis, vous pourrezprévenir le bourreau qu’il aura demain à trancher une tête :la mienne ! »

Trencavel, stupéfait, répéta ce qu’avait ditle roi :

« Vous êtes fou, monsieur ?…

– Ce n’est pas un fou, dit Louis X enentrant précipitamment. C’est un brave. Monsieur, reprit-il ens’adressant à l’officier, vous vous êtes trompé : je vous aidonné l’ordre d’aller vous reposer dans votre lit !

– Sire, balbutia l’infortuné qui, cettefois, chancela.

– Et j’ai ajouté que je vous ordonnais depasser demain à la caisse de mon Trésor pour vous y faire comptercent écus d’argent. Allez ! »

L’officier salua et se retira. Mais cet homme,qui avait supporté stoïquement sa condamnation à mort, n’eut pasfait dix pas qu’il tombait comme une masse, évanoui.

Déjà Louis Hutin était sorti. Cette fois, nulne l’arrêta dans la galerie, et il parvint à l’oratoire qu’ilouvrit d’un geste violent… mais aussitôt cette violence, qui étaitchez lui à l’état naturel, tomba.

La vue de la reine suffisait pour calmer SaMajesté.

Marguerite de Bourgogne, agenouillée sur sonprie-Dieu, la tête dans les mains, était immobile, dans une sorted’extase.

Une minute, le roi la contempla avecpassion.

Il l’aimait éperdument.

Il l’aimait avec toute la fougue de sajeunesse exubérante, et cet amour est sans doute le seul sentimentsérieux qui ait agité ce monarque.

Louis X, faible d’esprit, plus ignorantqu’aucun de ses chevaliers, en ce siècle où c’était un honneur qued’être ignorant – l’honneur, d’âge en âge, change de forme –, plussuperstitieux qu’une vieille femme, Louis X, bon par boutades, leplus souvent cruel sans même le savoir, Louis Hutin, qui menaçaitdu poing ses conseillers lorsqu’ils le retenaient trop longtemps auConseil, cet homme donc, sorte d’élégant soudard couronné,méprisait fort le travail de l’esprit et le sentiment du cœur.

Et, pourtant, il éprouvait pour la reine unepassion admirative qu’il cherchait à cacher.

Marguerite était pour lui une sorte dedivinité, un être d’exception dont les vertus égalaient lasplendide beauté.

Dans ses moments de fureur folle qu’un riendéchaînait, la présence de la reine, tout à coup, le faisaitsourire, calmé, souriant, heureux comme un enfant qui retrouve unjouet favori.

Marguerite ne l’aimait pas.

Pourquoi ?… Il était vraiment beau, plushardi, plus fier dans un tournoi, plus rude dans le combat, plusfastueux dans les cérémonies qu’aucun des seigneurs de lachrétienté.

Il ne faut jamais demander aux femmes pourquoielles aiment ou pourquoi elles n’aiment pas, vu que, la plupart dutemps, elles n’en savent rien.

Marguerite n’aimait pas son royal époux, etvoilà tout.

Après quelques instants de contemplation, leroi s’approcha de Marguerite en disant doucement :

« Madame, la Vierge et les saints vousont entendue. Et eussent-ils pu faire autrement, quand c’était vousqui demandiez ! Cessez donc d’importuner ces vénérablespersonnages, car ils ont accordé ce que vous souhaitiez. »

Il n’y avait aucune ironie dans ces paroles,mais la puérile et profonde logique d’un croyant sincère qui voyaitDieu et les saints à l’image de l’homme et qui trouvait inutile deles déranger plus longtemps dans leurs célestes occupations,puisqu’il était sauvé !

La reine tressaillit, releva la tête, et,surprise de voir le roi, murmura :

« Vous, mon cher Sire !… »

Ce tressaillement n’était pas simulé, cettesurprise n’était pas feinte, cette prière que faisait Margueriten’était pas une hypocrisie… Seulement, si elle priait réellement,ce n’était pas pour le roi !

Elle se releva. Et alors le roi la vit sipâle, avec un visage si bouleversé, qu’un naïf orgueil monta à sonfront.

« Marguerite, dit-il, ne craignez plus.Chassez la terreur que je vois peinte encore sur votre beau visage.Je vous répète que je suis sauvé. Le maléfice est détruit, lasorcière est arrêtée…

– Ah ! Sire, quelle heureusenouvelle ! » balbutia Marguerite en faisant un effortpour ramener à la situation présente, des sombres et lointainesrégions où il voguait, son esprit haletant.

Louis saisit la main de sa femme et la porta àses lèvres.

« Sire, murmura la reine, si je n’ai plusà parler aux saints pour les jours glorieux de Votre Majesté, ilfaut maintenant que je les remercie. J’ai fait vœu de passer lanuit en prières. Que diraient ces vénérables personnages, si jedédaignais de les remercier ?

– C’est juste ! Par Notre-Dame,c’est trop juste ! s’écria Louis X, pris pour ainsi dire aupiège de sa propre logique de croyant. Faites donc, madame, etpardonnez-moi de vous avoir un instant dérangée… »

La reine sourit… fit une révérence, et retombaà genoux sur son prie-Dieu.

Louis Hutin la considéra longuement avec uneexpression de regret et d’amour, puis, sur la pointe des pieds, ilsortit sans bruit et rentra dans la galerie. Mais alors il se remità marcher à grands pas, tout furieux et tout maugréant :

« Ces saints sont bien exigeants !N’eussent-ils pu attendre à demain pour êtreremerciés ! »

Louis gagna sa chambre à coucher, et bientôtun silence énorme pesa sur le vieux Louvre.

Le roi dormait…

La reine priait…

*

**

Lorsque Louis X se fut éloigné, Marguerite seredressa, tendit ses bras dans un bâillement nerveux et douloureux,puis, étrangement pâle, murmura :

« Buridan n’est pas venu… »

Sa tête retomba sur son sein agité.

Et alors ce furent d’autres pensées qui,pareilles à des oiseaux funèbres, vinrent heurter leurs ailes à satête, car, cette fois, sa pâleur s’accentua, une épouvante passadans ses yeux, et elle prononça :

« Maudite !… Cet homme… Ce Gautierm’a maudite !… »

Lentement, elle se dirigea vers la piècevoisine, sorte de vestibule qui séparait l’oratoire de la chambre àcoucher. Là, une femme attendait, celle-là même que nous avonsentrevue à diverses reprises.

« Mabel, dit sourdement la reine, est-ilvrai… oh ! toi qui étudies les secrets de la vie et lesarcanes de la mort… toi qui sais lire les parchemins couverts dessignes du mystère, dis-moi, est-il vrai que les paroles prononcéespar un mourant se réalisent toujours ?… Que le dernier vœu del’homme qui va mourir est recueilli toujours par les anges desténèbres ?…

– Imaginations !…

– Est-il vrai, continua la reine, dontles dents s’entrechoquaient, est-il vrai que lorsqu’un homme meurtde mort violente, la dernière personne qu’il fixe de son regard luisoit enchaînée dans la mort ?

– Qui donc est mort cette nuit ?murmura Mabel.

– Tu ne me réponds pas !…

– Je réponds ! Folie, madame !Quoi ! une reine puissante s’abaisse à ces misérablesspéculations, bonnes pour le vulgaire ! La mort, madame, c’estle mystère sur lequel l’humanité se penche en vain, c’est l’abîmedont vous ne pouvez apercevoir le fond. Laissez les morts à leurcercueil ou à leur linceul, robe de bois, robe d’étoffe rude cousueen sac… laissez-les à leur éternel sommeil et si, par hasard,quelque spectre vient troubler vos nuits, appelez-moi, je leconjurerai… à moins que ce ne soit le spectre d’unemorte !

– Tu vois bien, oh ! tu vois bienqu’ils peuvent revenir. Tu le dis toi-même ! Et si c’était unemorte, tu ne me protégerais donc pas !… »

Un pâle sourire glissa sur les lèvresdécolorées de Mabel qui, semblable elle-même à un spectre, suivaitd’un regard aigu les ravages de la terreur dans l’esprit de lareine.

« Misérables spéculations, dis-tu ?poursuivit Marguerite. Alors, pourquoi cherches-tu à surprendre leshideux secrets de la tombe ?…

– Ce n’est pas la mort que j’étudie, ditMabel d’une voix profonde, c’est la vie. Et le principe de la vie,ma souveraine, est dans l’amour.

– L’amour ! gronda sourdementMarguerite, dont la pensée suivait la pente où la poussait Mabel.L’amour ! je l’ai cherché, je le cherche et je ne le trouvepas… ou, du moins, je ne trouve pas celui que je voudrais… Mabel,écoute… ce breuvage que tu m’as promis de composer… ce philtre quiinspirera à celui qui l’aura bu une passion violente pour celle quile lui aura versé…

– L’Élixir d’amour !…

– Oui ! Eh bien, es-tu parvenue à lefaire sortir enfin goutte à goutte des plantes que tudistilles ?…

– Je cherche encore, ma reine. Encorequelques jours… et l’Élixir d’amour, le suprême que tantd’alchimistes ont vainement cherché, sera une œuvreaccomplie… »

Marguerite de Bourgogne cacha son visage dansses mains brûlantes, et Mabel la considéra d’un regard sombre oùflamboyaient les feux de la haine.

« Mabel, reprit la reine avec un soupir,Buridan n’est pas venu…

– Vous me l’avez dit, madame… pourtant,j’avais employé le prétexte le plus capable d’attirer ce jeuneaventurier, j’avais fait appel à sa haine contre Marigny… Une autrefois, je ferai appel à l’amour, je lui dirai que quelque nobleprincesse éprise de lui veut sa fortune et son bonheur, et nousverrons si, chez ce jeune homme, l’amour est plus fort que lahaine.

– Qui sait, murmura la reine, toujoursles mains sur les yeux comme pour concentrer sa pensée ou suivreune vision, qui sait ce qu’il peut penser, et quels charmes peuventagir sur lui ! Je ne l’ai jamais mieux vu qu’à Montfaucon,lorsque d’un geste d’insulte il a envoyé son gant jusque surl’estrade du roi… Et ensuite, Mabel… lorsqu’il a risqué sa vie poursauver la mienne… Alors, Mabel, il m’a regardée, et j’ai vu qu’iln’y a pas d’amour pour moi dans ce cœur… Mabel, je suis bienmalheureuse !… »

Et, entre les doigts fuselés de la reine,roulèrent deux larmes que Mabel dévora du regard.

Marguerite de Bourgogne pleurait…

*

**

Ceci est le deuxième aspect de cette étrangecréature.

À la Tour de Nesle, nous l’avons vue,impudique ribaude, offrir sa beauté aux baisers de Philipped’Aulnay qu’elle n’aime pas.

Nous l’avons vue infâme et nous l’avons vuehideusement cruelle.

Nous l’avons vue, effroyable goule, ordonnerfroidement la mort de deux hommes… et nous avons entendu Stragildo,son exécuteur, faire le compte des meurtres qui ont précédéceux-ci, dénombrer les fantômes qui hantent la tour maudite.

C’est cette même femme qui pleure !…

C’est bien la ribaude de tout à l’heure quiprofère une plainte douce et attendrie comme celle d’une chastejeune fille.

C’est bien la goule sinistre qui avoue qu’ellea un cœur humain !…

Et maintenant, voici le troisième aspect deMarguerite.

*

**

Une porte lointaine venait de s’ouvrir, etMarguerite, avec la finesse de ses sens exaspérés, avait entendu cefaible bruit.

« Laisse-moi, fit-elle, voici Enguerrandqui revient. Que peut-il avoir à me dire ? »

Dans la même seconde, son visage se modifia,toute trace d’émotion disparut de sa physionomie, son sein agité secalma, ses yeux noyés de larmes reprirent leur éclat.

Mabel avait disparu.

Enguerrand de Marigny entra et s’inclina avecun profond respect devant la reine. Marguerite s’était jetée dansun vaste fauteuil, et, les pieds sur un coussin richement brodé, lecoude sur le bras du fauteuil, le menton dans la main, en une posede gracieuse mélancolie, fixait le premier ministre.

« Voilà bien longtemps, dit-elle d’unevoix harmonieuse, que vous n’avez usé du droit d’entrer par cetteporte dont seul vous avez la clef. Il y a près de trois ans, si jene me trompe. Depuis, bien des événements se sont passés… et entreautres des événements tout récents. Le père de Louis est mort… Monépoux s’appelle maintenant Louis dixième, et moi, je ne m’appelleplus Marguerite… je m’appelle la reine ! »

Une flamme brilla dans les yeux de Marguerite,et avec un accent d’indéfinissable mépris, elle ajouta :

« C’est sans doute pour cela que vousvous êtes rappelé le chemin par où vous veniez visiter la princesseMarguerite de Bourgogne. Eh bien, monsieur, la reine vousécoute ! »

Enguerrand de Marigny, de nouveau, se courba.Mais cette fois, il s’inclina si bas que ses genoux finirent partoucher le parquet. Il demeura ainsi prosterné.

« Relevez-vous, monsieur », ditfroidement la reine.

Enguerrand de Marigny demeura à genoux.Seulement, il dressa vers la reine un visage si douloureux, sibouleversé de désespoir, qu’elle tressaillit.

« Ce n’est pas à la reine que je veuxparler, dit sourdement le ministre. C’est à Marguerite. Madame,pardonnez-moi mon audace. Faites appeler vos gardes, si vousvoulez, faites-moi jeter au cachot, faites-moi dépouiller de mafortune, faites-moi conduire au gibet… mais écoutez d’abord !…Écoutez-moi comme vous m’écoutiez jadis… il y a bien longtemps…jusqu’au jour où Charles de Valois me remplaça dans votrecœur ! »

À ce moment, une tapisserie s’agitalégèrement.

Derrière cette tapisserie, Mabel, l’oreilleaux écoutes, murmura :

« Que vais-je apprendre ? Vais-jeenfin surprendre le secret de Marguerite ? Vais-je enfinsavoir pourquoi, seuls de ses amants, Marigny et Valois ont étéépargnés ! Pourquoi Enguerrand survit à l’amour mortel deMarguerite !…

– Parlez, monsieur ! dit la reine,pensive devant ce double passé d’amour que Marigny venaitd’évoquer.

– Sommes-nous seuls ? repritMarigny. Comprenez-moi, madame. Je dis qu’il faut que personne nepuisse m’entendre !…

– Il n’y a dans mes appartements queMabel. Et Mabel n’écoute pas, ne voit pas. Elle n’entend et neregarde que lorsque je lui en donne l’ordre. Mais relevez-vousd’abord… »

Cette fois, Marigny obéit et se tint deboutdevant la reine.

Alors, d’une voix basse, rauque, tremblante,le premier ministre de Louis X parla.

« Marguerite, il y a dix-sept ans, unenuit de mars, par un temps d’orage et de foudre qui était peut-êtreun signe de la colère céleste, une jeune fille pénétrait dans unemaison isolée des environs de Dijon. Elle était accompagnée par uncavalier qui la soutenait et l’encourageait, et par une vieillefemme qui devait la soigner. La jeune fille, en effet, souffraitaffreusement, et il lui avait fallu un fier courage pour venirjusqu’à cette maison… car elle était sur le point d’êtremère !… »

Dès les premiers mots de ce récit, les yeux deMarguerite s’étaient étrangement dilatés et son cœur s’était mis àbattre à coups sourds, un tremblement nerveux l’avait agitée.

« Dans cette nuit même, continuaEnguerrand de Marigny, la jeune fille mit au monde une enfant, unpetit être de grâce merveilleux, jolie comme les amours, et sidouce !… à peine si ses premiers vagissements pouvaients’entendre… et quelques heures après sa naissance, déjà quelquechose comme l’aurore exquise d’un sourire se jouait sur les lèvresmignonnes. »

Marguerite étouffa un sanglot.

« Dès le premier instant, poursuivitMarigny, la mère se mit à adorer l’enfant. Si bien que, malgréd’effroyables périls, pendant trois jours et trois nuits, elledemeura dans la maison solitaire. Et pourtant, il y allait de lavie pour elle, il lui fallut se séparer de ce cher ange, ne fût-ceque pour quelque temps. Le cavalier qui était le compagnon de cettemère, ce cavalier qui était l’amant de cette jeune fille, cet hommedonc partit, emportant l’enfant. Il partit avec la vieille femmequi avait donné ses soins à la mère. À mille pas de la maison, lecavalier poignarda la vieille femme, afin qu’il n’y eut commetémoin de la naissance de l’enfant, que la mère, le père… etDieu ! »

La reine eut comme un gémissement.

Et le premier ministre de Louis Xacheva :

« Ce cavalier était ambassadeur du roi deFrance à la cour de Bourgogne et s’appelait Enguerrand deMarigny ; cette jeune mère s’appelait Marguerite et c’était lafille aînée de Hugues, quatrième duc de Bourgogne…

– Ma fille, bégaya Marguerite. Oh !si vraiment vous n’avez pas un cœur de bronze, vous me direz cequ’est devenue cette enfant, la chair de ma chair, le sang de monsang… Ah ! misérable reine ! misérable mère !misérable femme ! Sais-tu, Enguerrand, les larmes que j’airépandues ! Oui, tu le sais ! Car combien de fois mesuis-je traînée à tes pieds !… »

À ce moment, la tapisserie du fond de lapièce, une fois encore, trembla légèrement. Et si Marigny avaitsoulevé cette tapisserie, voici ce qu’il eût vu :

Aux derniers mots qu’il avait prononcés, Mabelétait tombée à genoux. Ses bras s’étaient dressés au ciel. Et ellegrondait ceci :

« Mère ! Elle est mère commemoi !… Dieu du ciel, Dieu juste, Dieu vengeur, béni sois-tudans les siècles des siècles, toi qui m’envoies la vengeance àl’heure où je commençais à désespérer !… »

Marguerite de Bourgogne continuait :

« Sais-tu, Enguerrand, ce que je suisdevenue ! Oui, tu le sais, maudit ! Car pas une de mesactions, pas un de mes gestes ne t’échappe !… Et queserais-je, dis, si j’avais ma fille ? Que serais-je,qu’eussé-je été si la lumière de son sourire candide avait illuminél’enfer de mon âme ?

– C’est vrai, madame, dit Marigny d’unevoix morne. En vous refusant de vous rendre votre enfant… notrefille, j’étais peut-être criminel. Mais que voulez-vous !J’avais peur ! Moi qui n’ai peur de rien, j’avais peur devous ! Je savais que tant que vous auriez ce secret àm’arracher, je vivrais ! Je savais que du jour où vousn’auriez plus besoin de moi pour retrouver l’enfant, j’étaiscondamné ! C’est pourquoi, madame, j’ai commis ce crime devous laisser pleurer à mes pieds. C’est pourquoi, lorsque mon cœurfaiblissait, lorsque je sentais que mon secret allait m’échapper,comme je me fusse plutôt arraché la langue que de parler, jem’enfuyais. »

Marguerite enfonçait ses ongles dans lespaumes de ses mains. Une sueur froide coulait de son front. Ellefaisait un effort terrible pour ne pas se ruer à la gorge de cethomme qui avait deviné sa pensée et qui, avec une si violentesimplicité, exposait cette pensée de mort !

« Et maintenant, rugit-elle, que veux-tude moi, Enguerrand de Marigny ! Quelle faveur viens-tuarracher à la reine qui est la mère de ta fille ! De quellesmenaces viens-tu braver la malheureuse femme qui n’a au cœur qu’unepensée de pureté : son enfant !

– Marguerite, dit Marigny d’une voixbasse comme un souffle, je viens te dire où est tafille… »

La reine bondit.

Une étrange transfiguration se fit sur sonvisage.

Il y eut un ineffable étonnement dans sesyeux, une joie réelle venue du fond du cœur, et en même temps dudoute, de la crainte. Sa main se crispa sur celle de Marigny, etd’un ton bref :

« Parle, dit-elle. Et après, demande ceque tu veux ! demande-moi de démembrer le royaume de France etde t’en donner la moitié ! Parle ! Où est mafille ?

– Au temple ! dit Marigny d’unaccent qui secoua Marguerite d’un long frisson d’épouvante.

– Au temple ! répéta-t-elle. Et quefait-elle en ce lieu sinistre ?

– Que fait-on au Temple,Marguerite ? On y souffre, on y désespère, on y meurt deterreur quand on n’y succombe pas au froid glacial des cachots, àla faim, à la torture !… Ta fille, Marguerite, est au Temple,parce qu’elle est prisonnière du roi.

– Ma fille prisonnière ? bégayaMarguerite en passant sa main sur son front. Ma fille ?Mourante de désespoir, de froid ? Ma fille ? Aucachot ? Ça, Marigny, suis-je folle, ou est-ce toi qui esinsensé ?… Toi ! Toi ! Enguerrand de Marigny !Toi le premier du royaume après le roi ! Toi plus puissant queles deux princes, frères du roi, et que Valois, oncle du roi !Toi ! Tu aurais laissé arrêter ta fille !…

– Je l’ai laissé arrêter, Marguerite,parce que, tandis qu’on la saisissait, j’étais prisonnier dans lesappartements du roi ! Parce que les portes du Louvre étaientfermées, comprends-tu, tandis que Charles, comte de Valois,arrêtait la sorcière Myrtille, accusée de maléfice contre leroi ! Parce que, accouru ici pour te demander de me fairesortir du Louvre, comprends-tu, Marguerite, je ne t’ai pastrouvée ! Parce que, tandis que Valois plongeait ta fille dansl’enfer du Temple, toi, Marguerite, tu étais à la Tour deNesle !… »

Un cri lugubre, désespéré, déchira le lourdsilence qui pesait sur le Louvre endormi.

Et Marguerite de Bourgogne, la mère deMyrtille, s’affaissait sur le parquet, en exhalant cette clameurd’épouvante qui fit chanceler Marigny :

« La malédiction de Gautierd’Aulnay !… »

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