Buridan, le héros de la tour Nesle

Chapitre 13LE TEMPLE

Quelques heures plus tard, vers la tombée dela nuit, le crieur de la prévôté, à cheval, entouré de sergents,escorté d’un héraut sonnant de la trompette, s’arrêtait sur laplace de Grève après une longue tournée dans Paris. Le hérautsonna. La foule se rassembla et le crieur, à haute voix, se mit àlire un parchemin qu’il déroula :

« Ce jourd’hui, douzième du mois de maide cet an 1314, nous, Jean de Précy, prévôt de cette ville, à toushabitants, artisans, bourgeois et autres, faisons savoir lesvolontés expresses de Sa Majesté notre sire roi, que Dieu tienne engarde ! lesquelles volontés sont que :

« Premièrement, Mgr le comte de Valoisest choisi pour gouverner la forteresse du Temple ;

« Deuxièmement, qu’il soit tenu rigueurpar les gens du guet à tout bourgeois ou autre habitant quienfreindra les ordonnances du couvre-feu ;

« Troisièmement, qu’il est enjoint auxjuifs habitant cette ville de se prêter de bonne grâce à l’exacteperquisition qui sera faite dans leurs demeures ;

« Quatrièmement, qu’il est enjoint à touthabitant de dénoncer sur l’heure tel voisin ou telle voisine qui, àsa connaissance, aurait des relations avec le diable etfabriquerait des maléfices ou sortilèges. »

Puis, le crieur ayant terminé sa tournée, sedirigea vers le Châtelet, et la foule qui l’avait écouté sedispersa, très satisfaite, pour deux motifs : d’abord, le roiparlait de molester quelque peu les juifs, ce qui était toujoursune cause de réjouissance, vu qu’après chaque perquisition, on enbrûlait bien quelques-uns ; ensuite, le roi ne parlait pas denouveaux impôts, chose que les bourgeois redoutaient toujours quandils entendaient la trompette du crieur prévôtal. Égalementsatisfaits de ce que disait le roi et de ce qu’il ne disait pas,les badauds se retiraient donc en criant à tue-tête :

« Vive Louis Hutin ! »

À ce moment, une litière, fermée de rideaux decuir, passait sur la Grève et entrait dans la rue Vieille-Barbette.Ce véhicule était de pauvre apparence et nul n’y prenait garde. Ilcheminait paisiblement et ne s’arrêta que tout au bout de la rue,c’est-à-dire aux abords de la bastille du Temple.

Un seul homme à cheval escortait cettelitière ; il était modestement vêtu, sans armes, la têtecouverte d’un capuchon.

Lorsque la litière se fut arrêtée devant lagrande porte du Temple, l’homme mit pied à terre et se dirigea versle pont-levis.

« Au large ! cria la sentinelle.

– Appelle l’officier degarde ! » dit l’homme d’un accent impérieux.

Le soldat, subjugué par ce ton d’autorité,obéit, et bientôt l’officier qui commandait à la porte s’avançad’un air menaçant vers le bourgeois assez audacieux pour dérangerun homme d’armes.

Mais le bourgeois souleva son capuchon, etalors l’officier, interdit, s’inclina en tremblant.

« Avance à l’ordre ! » dit lebourgeois.

L’officier s’approcha, et l’homme lui parla àvoix basse.

L’officier finit par faire un geste derespectueuse obéissance et rentra dans la forteresse.

Alors, le bourgeois encapuchonné s’approcha dela litière et dit :

« La route est libre, madame. »

En effet, c’était une femme qui se trouvaitdans la litière. Elle était aussi modestement vêtue et aussiencapuchonnée que le bourgeois.

« Attendez-moi ici, dit la dame ensautant légèrement sur la chaussée.

– J’attendrai, madame, j’attendrai lamort dans l’âme !

– Rassurez-vous, Marigny, dit alors ladame, nul n’oserait résister à un ordre de la reine… nul !…pas même le roi !… »

Rapidement, elle traversa le pont-levis, passasous la voûte et, là, trouva l’officier qui l’attendait et se mit àmarcher devant elle en donnant tous les signes d’un profondrespect. Ils arrivèrent ainsi devant une porte qui s’ouvrait sur devastes et somptueux appartements – demeure du grand-maître desTempliers, il y avait quelques années à peine –, et maintenantlogis du nouveau gouverneur qui venait d’en prendre possessiondepuis deux heures.

L’officier murmura :

« Dois-je entrer pour annoncer à Mgr lecomte l’auguste visite que Votre Majesté daigne luifaire ?

– Non, monsieur, répondit la dame, vouspouvez vous retirer. »

Et, ouvrant elle-même la porte, elleentra.

Derrière la porte, un hallebardier, immobile,debout, gigantesque, la tête sous le casque, le visage sous lavisière, la poitrine sous la cuirasse, les jambes et les brascouverts d’acier, tout pareil à l’une de ces armures qu’on voit denos jours dans les musées, comme des carapaces d’êtres disparus duglobe, cet homme, donc, appuyé sur sa hallebarde, montait safaction.

La dame prononça :

« Va dire à ton maître que la reine veutlui parler à l’instant… »

L’armure tressaillit, s’ébranla avec descliquetis, se mit lourdement en route…

Quelques instants plus tard, il y eut un pasrapide, puis le comte de Valois entra, effaré…

La dame laissa tomber son capuchon et ôta sonmasque.

Valois fléchit le genou, puis, se relevant,attendit que la reine lui parlât la première.

« Comte, dit Marguerite de Bourgogne, jeviens vous parler de la sorcière que vous avez arrêtée. »

Valois eut un tressaillement, avant-coureurdes épouvantes qui saisissent l’homme quand il se voit placé aubord d’un abîme où il va tomber s’il fait un faux pas, où iltombera mieux encore s’il ne tente aucun mouvement.

En effet, la voix de la reine était rude,rauque, menaçante.

Et il la connaissait, cette voix ! Il lareconnaissait ! Ce souffle mortel ! il leconnaissait !

Ce mouvement fébrile de cette belle main qui,en se levant, peut faire tomber une tête, il le connaissait.

« Madame, dit-il, plaise à Votre Majestéme permettre de la précéder en une salle plus digne d’elle…

– Inutile, gronda la reine, dont leslèvres tremblantes de fureur et le regard d’acier firent chancelerle comte. Si autour de ces murs il y a des oreilles qui écoutent,tant pis pour vous. Vous affirmez donc que la jeune fille arrêtéepar vous, Myrtille, est une sorcière ?…

– Madame, balbutia le comte, il me sembleque les maléfices trouvés chez elle…

– Comte de Valois, fit Marguerite d’unevoix blanche, voulez-vous savoir le grand maléfice que vousreprochez à cette infortunée ?

– Je ne comprends pas, Majesté…

– C’est qu’elle est la fille d’Enguerrandde Marigny !… »

« Je suis perdu ! » songeaValois, qui s’aplatit, s’écrasa, se prosterna.

« Comte, reprit la reine, je veux voir àl’instant cette jeune fille.

– Les désirs de Votre Majesté sont desordres sacrés. Je vais la faire amener ici, et…

– Non pas ! interrompit la reine,qui, d’un geste rude, arrêta Valois au moment où il se dirigeaitvers la porte. Faites-moi conduire à son cachot. Je veuxl’interroger. Si vraiment c’est une sorcière, comte, tant mieuxpour vous. Mais si je découvre l’innocence de l’accusée… »

Elle crispa ses mains et s’avança sur Valoiscomme pour l’étrangler.

« Que fera Votre Majesté ? demandaValois en se redressant.

– Eh bien, fit la reine, en secontraignant au calme, je l’emmènerai d’ici, voilàtout ! »

L’imminence du danger rendit toute son énergieà Valois.

« Madame, dit-il d’une voix ferme, le roim’a nommé gouverneur du Temple, tout exprès pour surveiller laprisonnière. Je suis aux ordres de Votre Majesté, si elle désireinterroger cette fille… Mais quant à laisser partir d’ici celledont je réponds sur ma tête, je ne le ferai que sur un ordre duroi…

– Voici cet ordre !… » ditMarguerite de Bourgogne, qui écrasa Valois d’un sourire detriomphe.

En même temps, elle tira de son sein un papierqu’elle tendit au comte.

Hagard, la tête perdue, Valois pritmachinalement le papier et le déplia.

À peine en eut-il parcouru les premiers mots,qu’il leva sur Marguerite un regard d’épouvante et se mit àtrembler convulsivement.

Ce papier n’était pas un parchemin contenantun ordre royal !

Ce papier était une lettre… signée du comte deValois !

Et cette lettre, adressée à Marguerite deBourgogne, dont le nom s’y trouvait à différents passages, étaitune brûlante déclaration d’amour ! Une demande de rendez-vousnocturne ! Une peinture audacieuse de la passion la plusviolente que puisse éprouver un homme. La plus sanglante desinsultes faites au roi de France !…

Mais cette lettre était datée du 22 février del’an 1297, c’est-à-dire à l’époque où Marguerite, âgée d’environdix-sept ans, habitait encore au palais de son père Hugues IV, ducde Bourgogne.

« Charles de Valois, dit Marguerite,d’une voix basse et sifflante, reconnais-tu cette lettre ?Voici bien longtemps que tu l’écrivis ! Peut-être l’avais-tuoubliée !…

– Cette lettre n’est pas de mon écriture,bégaya Valois.

– En effet, ce n’en est que la copie… lavraie lettre, la tienne, Valois, est au Louvre ! Ce soir, ellesera entre les mains du roi ! »

Le comte poussa le soupir d’agonie de l’hommequ’on tue…

« Elle date de dix-sept ans ! fitValois en grinçant des dents. Je dirai la vérité au roi ! Jelui dirai que je vous ai aimée à une époque où j’avais le droit devous demander en mariage ! Je dirai que, repoussé par vous, jevous ai toujours témoigné plus de respect que je n’avais eu d’amourpour vous !

– En disant cela, tu mentiras, Valois,car je ne t’ai pas repoussé.

– Eh bien, je mentirai ! rugitValois. Mensonge pour mensonge, vie pour vie, mort pour mort !Vous m’attaquez, je me défends. La date de cette lettre ferafoi !… »

Marguerite eut un étrange sourire, et, devantce sourire, le comte se sentit devenir fou de terreur.

« Tu connais Mabel ? dit la reine.Non, tu ne la connais pas. Tu ne sais pas tout ce qu’il y a descience chez cette femme qui m’est dévouée, qui m’appartient, quifait ce que je veux, qui ne vit que pour moi !

– Mabel ? bégaya Valois.

– Oui, ma fidèle servante, qui veille surmoi quand je dors, qui pense pour moi, qui est savante pourmoi !… Eh bien, écoute, Valois ! Par sa science, Mabel atrouvé le moyen de rendre à l’encre jaunie de cette lettre toute safraîcheur, si bien qu’elle semble avoir été écrite hier !…

– Il y a la date ! grinçafurieusement Valois.

– Mabel a trouvé le moyen d’effacer ladate. Et, à la place de 22 février de 1297, sais-tu ce qu’elle aécrit… écrit de ta propre écriture… eh bien, elle a mis : 11mai de 1314… C’est-à-dire hier matin !… »

Le comte poussa un sourd gémissement.

« Tu obéiras, Valois ?

– Oui, Majesté ! fit le comte dansun souffle.

– Et si je reconnais que Myrtille estinnocente, tu me la laisseras emmener ? Tu ne diras à personneque c’est moi qui l’ai emmenée ?… »

Valois, écrasé, se redressa comme la vipèresur laquelle on marche.

« C’est ma vie que vous me demandez,dit-il. Prenez-la donc ! Car elle est à vous !… Oh !j’expie bien cher l’amour que, jadis, vos regards ont allumé enmoi ! Oh ! je me sens dans la main d’une puissanceterrible et maudite, cette puissance vînt-elle même du Ciel !…Mais prenez garde, Marguerite ! Prenez garde, ma reine !car pour oublier la torture que vous venez de m’infliger, ilfaudrait que je fusse un ange de Dieu, et je ne suis qu’unhomme !

– Dis un démon d’enfer… Mais va ! Jene te crains pas, et la preuve, c’est que tu vis ! Prie Dieu,si tu peux, de me faire oublier ce que tu viens de dire, et, enattendant, marche devant moi, conduis-moi au cachot de lasorcière ! »

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