Buridan, le héros de la tour Nesle

Chapitre 6ENGUERRAND DE MARIGNY

Le père de Myrtille, que nous avons vu quitterprécipitamment la Courtille-aux-Roses, était entré dans la grandesalle où il venait d’arriver.

Il était entré d’un pas rude, en homme habituéà voir toutes les têtes se courber sur son passage.

Devant le Louvre, il s’était simplement défaitdu manteau qu’il avait endossé pour aller à la Courtille-aux-Roses,et Tristan, le serviteur qui était venu le chercher, lui avaitremis sa lourde épée à forte garde de fer en croix qu’il avaitceinte.

Enguerrand de Marigny se dirigea droit vers ungroupe qui occupait le fond de la pièce où il venait depénétrer.

C’était Louis X, debout, pâle et agité.C’était le comte Charles de Valois, souriant d’un sourire detriomphe. C’était le connétable Gaucher de Châtillon, c’étaitGeoffroy de Malestroit, c’était le capitaine des gardes, Hugues deTrencavel. C’étaient divers autres seigneurs, tous penchés autourd’une table sur laquelle ils considéraient un coffret en hochant latête avec une sorte de terreur.

« Sire, dit Enguerrand de Marigny, mevoici aux ordres de Votre Majesté.

– Par Notre-Dame ! Il y a plus d’uneheure, monsieur, que je vous attends !

– Votre Majesté daignera m’excuser. Je metrouvais loin de mon hôtel. Prévenu par un serviteur que le roi memandait pour affaire grave, j’ai tout quitté pouraccourir. »

Marigny attendait, la main appuyée sur lagarde de son épée de guerre, et jetait un profond regard sur lesseigneurs présents. Tous détournèrent la tête, sauf Geoffroy deMalestroit qui le regarda fixement et lui fit un signeimperceptible. À ce signe, Marigny pâlit, mais, les sourcilsfroncés, il prit une attitude de menace et de défi.

Le roi Louis, que les bourgeois de Parisavaient, le matin, surnommé Hutin, le roi allait et venait,mâchonnant de sourdes imprécations. Sur son passage, il trouva unetable chargée de verreries précieuses : d’un violent coup depied, il envoya rouler table et verreries. Parvenu à la fenêtre, ildonna dans les vitraux un formidable coup de poing, les vitrauxsautèrent en éclats, la main du roi saigna, et Louis X se mit àsacrer, à rugir des jurons qui eussent ébahi les mariniers de laSeine.

« Par les tripes du diable !hurla-t-il, par les entrailles maudites de la mère qui me mit aujour ! Y a-t-il au monde un roi plus misérable que moi !On me veut meurtrir lâchement. On veut que je crève comme quelquecharogne au coin de la Grève. »

Il y eut une nouvelle bordée de jurons, suiviede coups de pied assenés aux fauteuils et aux meubles, de coups depoing qui pleuvaient un peu partout.

En quelques minutes, le cabinet royal setrouva dévasté comme s’il eût été envahi par une bande de truandspillards : les sièges renversés, les porcelaines en pièces,les rideaux déchirés…

Calme et grave, Marigny attendait la fin de cedéchaînement de fureur.

Enfin Louis X marcha sur le premier ministre,se croisa les bras et gronda :

« Savez-vous ce qui se passe,monsieur ?

– Sire, dit Marigny, Paris est dans lajoie, le royaume est tranquille, voilà ce qui se passe. Pour lereste, j’ignore s’il y a un reste !

– Vous ignorez ! Vous qui devriezsavoir ! Vous ignorez qu’on me veut trucider ! Voilà uneheure que je vous le crie ! Venez !Regardez ! » ajouta Louis X en entraînant Marigny jusqu’àla table sur laquelle se penchaient les témoins de cette scène.

Marigny vit le coffret, et, dans le coffret,comme en un cercueil, une figurine de cire couverte d’un manteauroyal, une épingle plantée à l’endroit du cœur.

Le premier ministre prit le simulacre etl’examina attentivement.

« Savez-vous ce que c’est que cela ?cria Louis X.

– Oui, Sire, c’est un misérable sortilègecomme en font les sorciers et les sorcières, race maudite dont nousdevrons purger Paris et le royaume. Ce sortilège semble avoir étéfait contre Votre Majesté. »

Le comte de Valois s’approcha du roi etmurmura à son oreille.

« Vous entendez, Sire ?

– Sans doute, fit Marigny qui avaitsurpris ces paroles. La chose est incontestable. Il faudrait êtrel’ennemi du roi pour ne pas reconnaître en cette figure un maléficedestiné à faire mourir Sa Majesté… »

Le premier ministre jeta à Valois un mortelregard de défi et ajouta :

« Est-ce que monseigneur le comte, onclede Sa Majesté, aurait des doutes à cet égard ? »

Valois, à son tour, fixa Marigny et renditdéfi pour défi :

« Non seulement je n’ai pas de doutes,mais encore, c’est moi qui, en votre lieu et place, ai prévenu moncher sire et neveu du détestable complot tramé contre lui par dessorciers ou des sorcières. »

Marigny grinça des dents. Et déjà il apprêtaitquelque foudroyante riposte, lorsque Louis X, posant sa main surl’épaule du ministre, lui jeta un long regard chargé desoupçons.

Marigny comprit ce soupçon. Et il eut froidjusque dans la moelle des os. Car ce soupçon, s’il ne l’écrasaitpas… ce n’était pas seulement la ruine, la déchéance, c’était lamort, le supplice, l’affreuse torture infligée auxrégicides !…

« Marigny ! dit Louis X avec unegravité qui fit frémir les témoins de cette scène bien plus quen’avait fait sa colère furieuse, Marigny, consentiriez-vous à jurerque vous ne connaissiez pas l’existence de cesacrilège ? »

Marigny s’inclina très bas. Puis, seredressant de toute sa hauteur, d’une voix tonnante, ilprononça :

« Gentilshommes, seigneurs, ducs etcomtes, il est un homme qui cent fois a risqué sa vie et mille foissa fortune pour le service du glorieux Philippe, père de notreillustre sire ! Cet homme, dans les batailles contre l’ennemide France, a donné son sang et il n’a pas compté ! Cet homme,aux jours où le roi affolé voyait ses coffres vides, a vendujusqu’à ses derniers bijoux pour donner de l’or au roi, et il n’apas compté ! Cet homme a passé des nuits de fièvre àtravailler pour que son roi pût dormir tranquille ! Cet hommea délivré son roi des Templiers ! Cet homme a réduit Parisrévolté à demander pardon à son roi !… Si Sa Majesté Philippesortait du tombeau où nous l’avons couché il y a un mois, le roiPhilippe le Bel, sachant ce qui se passe et que ce soit en sonLouvre, entrerait ici, vous regarderait tous en face et vouscrierait ce que je vous crie : « Qui donc ose soupçonnerle serviteur de la monarchie ! Qui ose donc demander à Marignyde jurer qu’il est fidèle à son roi !… Que celui-làparle ! Que celui-là jette le masque ! Et par le tonnerredu Ciel, celui-là, ici même, est un homme mort !…

En parlant ainsi, Enguerrand de Marigny avaità demi sorti sa dague, et, majestueux, superbe d’audace et deforce, foudroyait Valois de son regard.

Le comte recula, blême de rage ; unfrisson électrique passa parmi les seigneurs présents.

« Par la mort de Dieu ! criaGeoffroy de Malestroit, si on soupçonne ainsi à la cour de France,nous n’avons qu’à briser nos épées et prendre le froc !

– C’est vrai, c’est vrai !grondèrent les autres. Sire, Enguerrand de Marigny est la colonnedu royaume ! »

Mais déjà la violente apostrophe du ministreavait produit son effet sur Louis X et fait évanouir tout soupçonde son esprit.

« Marigny, dit-il, tu dis vrai, tu esinsoupçonnable, et voici ma main ! »

Enguerrand de Marigny plia le genou, saisit lamain royale et la baisa.

Le comte de Valois eut un sourire qui semblaitdire :

« Ce n’est pas fini !… »

« Sire, dit Marigny en se relevant, jevais, dès cette nuit, faire fouiller toutes les maisons suspectesd’abriter sorciers ou sorcières, et demain les coupables serontlivrés à la justice.

– C’est inutile ! » ditValois.

Ce n’était qu’un mot prononcé d’une voixpaisible. Et, pourtant, ce mot fit trembler Marigny. Une sorte deterreur se fit jour jusqu’à son âme.

« Inutile ? Pourquoi ?demanda-t-il.

– C’est que, dit Valois, du moment quej’ai pu mettre la main sur le sortilège, le premier ministre du roidoit penser que je connais aussi la sorcière !… Sire, uneidée ! Puisque nous tenons une sorcière !… ce sera unebelle occasion pour inaugurer le magnifique gibet construit parvotre ministre… le gibet de Montfaucon.

– La sorcière ? fit Marigny. C’estdonc une femme ?

– Une jeune fille ! » ditValois, avec un long regard féroce, le regard que peut avoir lechat-tigre quand il s’amuse de sa proie.

Quelque chose comme un de ces pressentimentsfunèbres qui vous assaillent tout à coup à de certains horriblesmoments contracta atrocement le cœur de Marigny.

« Une jeune fille ! »bégaya-t-il machinalement.

Et Valois, les yeux sanglants, une écume detriomphe aux coins des lèvres, prononça :

« Une jeune fille qui demeure près duTemple, séjour des damnés sorciers que vous avez fait brûler,Enguerrand de Marigny ! Une jeune fille qui demeure dans unenclos appelé la Courtille-aux-Roses !… Une jeune fille quis’appelle Myrtille ! »

Enguerrand de Marigny chancela.

Il porta les mains à ses tempes, un sourdgémissement agita ses lèvres livides, et il leva sur son rival desyeux hagards, des yeux affreusement tristes qui demandaientgrâce !… Marigny s’avouait vaincu !… Marigny, d’un gestevague de ses mains, eut comme une supplication insensée versValois…

Valois, les bras croisés, buvait goutte àgoutte la fielleuse et suave liqueur de ce triomphe… Cela n’avaitduré qu’un éclair… Et déjà Marigny se remettait. Avec safoudroyante rapidité de conception, il venait d’échafauder sonplan.

Chargé sans aucun doute d’arrêter la sorcière,– il irait prendre sa fille, il fuirait avec elle ! Quant àessayer de la disculper, c’était, dans cet âge sombre deformidables superstitions, une entreprise aussi insensée qued’essayer de faire luire le soleil à minuit, en pleinesténèbres.

Par un effort d’énergie farouche, le pèrecommanda à son cœur de s’apaiser, à ses nerfs de se calmer, à sesmuscles de ne pas tressaillir, à son visage de n’exprimer pas mêmeune surprise.

« Eh bien, dit Louis X, qu’en penses-tu,Marigny ?

– Sire, dit le père de Myrtille d’unevoix calme et ferme, je pense qu’à un crime aussi monstrueux, ilfaut un châtiment d’une promptitude terrible. Quand Satan redressela tête, il faut que la foudre de Dieu intervienne ! Dans uneheure, la sorcière sera arrêtée.

– Et qui l’arrêtera ? dit Louis. Caril faut un rude courage pour entrer chez une sorcière.

– Moi, Sire !… » dit Enguerrandde Marigny. Le roi jeta un regard à Charles de Valois, comme pourlui dire :

« Vous voyez bien que vos soupçonsétaient injustes ! »

« Sire ! dit Valois, c’est moi quiai découvert le sortilège et le complot. Je revendique l’honneurd’arrêter moi-même la sorcière. C’est mon droit. Que si on mefaisait cette injustice de me refuser ce droit, la torture même nepourrait me faire dire où se trouve le deuxième maléfice préparépar la sorcière.

– C’est juste ! cria le roi,épouvanté par cette menace du deuxième maléfice dont dépendait savie. C’est trop juste ! Allez, comte deValois ! »

Marigny demeura foudroyé, se tordant lesmains, tantôt se demandant s’il ne ferait pas bien de sauter à lagorge de Valois et de l’étrangler, tantôt se disant qu’il pouvaits’élancer, arriver avant le comte à la Courtille-aux-Roses…

À ce moment, Charles de Valois ajoutait :« Dans deux heures, Sire, je serai de retour et vous rendraicompte de ma mission. D’ici là, je demande que les portes du Louvresoient fermées, que nul ne puisse ni entrer ni sortir, pas mêmevous, Sire ! Car cela pourrait rompre le charme, et alors…

– Messieurs, dit Louis X, vous êtes mesprisonniers jusqu’au retour du comte. Capitaine, faites fermer lesportes et baisser les ponts-levis. »

Marigny ployait les épaules, comme si le coupeût été trop rude, et demeura frappé de stupeur.

Hugues de Trencavel s’élança pour exécuter cetordre. Valois était déjà dehors.

« Que faire ? songea Marigny, quisentait sa tête se perdre. Que dire, qu’inventer pour lasauver ? »

« Messieurs, continua le roi, vous êtes,ou plutôt nous sommes tous prisonniers dans le Louvre, mais parNotre-Dame, je prétends que notre prison ne soit pas un tristeséjour, et nous allons passer ces deux heures à célébrer le bon vinde Brie ! Qui m’aime me suive ! »

Louis X se dirigea vers la grande salle desfestins.

Marigny fit quelques pas rapides et se plantadevant le roi.

« Qu’est-ce ? » fit celui-ci,les sourcils froncés.

Enguerrand de Marigny était livide comme unspectre ; cet homme si fort, qui faisait trembler un royaume,tremblait, grelottait de fièvre, il y avait de la folie dans sesyeux hagards ; il comprenait qu’il était le jouet de lafatalité, que rien ne pourrait sauver son enfant et, dans ses yeuxde folie, la hideuse vision se dressait d’un bûcher sur lequel onjette les membres sanglants de la sorcière écartelée !

La sorcière !… Myrtille !… Cettedouce et naïve enfant ! Sa fille bien aimée !… le rayonde joie de sa vie tourmentée !…

Il cherchait des paroles pour dire, pourexpliquer, supplier et sur ses lèvres il n’y avait que des sonsrauques, inintelligibles… seulement de grosses larmes roulaientlentement sur ses joues et venaient se perdre sur ses lèvres quiles buvaient l’une après l’autre…

« Qu’est-ce donc ? » répéta leroi.

Marigny, lourdement, tomba à genoux.

Il faisait un effort inouï pour parler, pourcrier ce que hurlait sa pensée, et il ne parvenait pas à exprimerces simples paroles qui retentissaient dans sa tête :

« C’est ma fille, Sire !… Cettesorcière, cette Myrtille, c’est ma fille ! Ma fille,comprenez-vous !… Je n’ai que son sourire au monde ! Jen’ai que le regard de ses yeux si doux ! Sire !Sire ! C’est ma fille qu’on arrête ! C’est ma fille quevous allez livrer au bourreau !… »

Oui ! il criait cela en lui-même !Et ses lèvres blanches ne proféraient qu’un murmure indistinct.

« Parlerez-vous, messire deMarigny ? » gronda Louis X.

Un suprême effort parvint à mettre une lueurde calme dans l’épouvantable agonie de cet esprit. Marigny leva satête blafarde vers le roi. Il leva ses mains tremblantes… Il allaitparler !…

À ce moment, la porte s’ouvrit et l’huissier,d’une voix retentissante, annonça :

« Sa Majesté la reine !… »

D’un bond, Marigny fut debout. Son regardflamboyant se tourna vers Marguerite de Bourgogne, qui faisait sonentrée, et, au fond de lui-même, il rugit ceci :

« Malédiction ! Dire cela devant lareine ! Impossible ! Devant la reine !… Devant lamère de Myrtille !… »

*

**

« Sire, balbutia Marigny, hagard, jevoulais demander pardon à Votre Majesté de m’être follement emportédevant vous tout à l’heure…

– N’est-ce que cela, mon braveMarigny ? Eh ! oui, tu es pardonné ! d’autant que tuétais dans ton droit et que j’avais eu tort de soupçonner, non pasta fidélité, mais ta vigilance. Qu’il n’en soit plusquestion. »

Et le roi, passant outre, s’avança vivementau-devant de la reine qui s’approchait, suivie de ses demoisellesd’atour. Haletant, le front baigné d’une sueur glacée, Marignycontemplait Marguerite de Bourgogne. Une pensée soudaine venait dese lever en lui.

Et dans cette tragique seconde, une aubed’espérance illumina ce cœur torturé !

« Marguerite ! Ô Marguerite !murmura-t-il dans sa pensée éperdue. Je ne voulais pas te dire oùest ta fille… notre fille… le fruit de nos jeunes amours !…Que de fois tu t’es traînée à mes pieds pour la voir !… Etmoi, j’étais résolu à ne jamais te le dire, Marguerite !J’avais peur ! Eh bien ! tu vas savoir ! Je vais tedire où est ta fille ! Car si Dieu même serait impuissant àsauver Myrtille, accusée de sortilège, Marguerite, tu lasauveras ! Car toi tu es la mère ! »

Et, ardemment, il se prit à écouter ce queMarguerite de Bourgogne disait au roi :

« Sire, j’ai appris l’affreux complottramé par une sorcière contre les jours sacrés de Votre Majesté. Jeviens prévenir le roi que j’ai résolu de passer la nuit enprières…

– Ah ! madame, s’écria Louis enbaisant la main de la reine, jamais, il est vrai, je n’eus plusbesoin de prières. Soyez donc remerciée et bénie, car si une voixpeut de la terre s’élever jusqu’au Tout-Puissant, c’est la vôtre,madame.

– Je passerai donc la nuit entière dansmon oratoire. Désireuse de n’être dérangée en cette circonstancepar qui ou quoi que ce soit, je serais reconnaissante à VotreMajesté de faire respecter mon recueillement.

– Allez, madame, dit le roi, profondémentému, je vais donner des ordres pour que nul, sous peine de mort, nepuisse approcher de la galerie de l’oratoire. »

La reine fit une de ces lentes, gracieuses etmajestueuses révérences dont elle semblait seule avoir le secret.Puis, passant entre la double haie de seigneurs courbés, elle seretira de ce pas souple, fier et triomphant dont Vénus Astartédevait marcher sur les pentes de l’Olympe.

De sept ans plus âgée que Louis X, en pleinépanouissement de la splendide beauté de sa trente-deuxième année,Marguerite semblait encore plus jeune que ses jeunes demoisellesd’atour, et il était impossible de rêver une plus souveraineharmonie de grâce juvénile et de magnificence plastique unies danscette beauté.

Louis X la regarda disparaître avec un regardd’extase.

Puis, poussant un soupir :

« Allons boire, mesbraves ! »

*

**

Une demi-heure se passa, au bout de laquelleEnguerrand de Marigny parvint à sortir de la salle des festins sansque le roi remarquât son départ.

Sans doute, le premier ministre connaissaitles tours et détours de cet inextricable enchevêtrement debastions, de cours, de ruelles, de ponts-levis, de couloirs quiétait ce Louvre, dont le Louvre moderne ne peut donner aucune idée.Si magnifique et grandiose qu’il soit, le Louvre moderne n’estqu’un palais. Le vieux Louvre était une ville dans une ville. LeLouvre protégé de hautes et épaisses murailles, entouré d’unprofond fossé plein d’eau, hérissé de tourelles menaçantes,enfermant dans sa vaste enceinte tout ce qui était nécessaire àl’existence de ses deux mille hôtes, depuis le moulin jusqu’à laboulangerie, le Louvre était un monde dans lequel nous aurons àpromener le lecteur.

Ce monde, Marigny le connaissait.

Au lieu de se rendre à la galerie au fond delaquelle se trouvait l’oratoire de la reine, Marigny descendit,traversa plusieurs cours, parvint sur les derrières du bâtimentqu’il venait de quitter, monta un escalier, arriva devant une portesecrète, et, là, haletant, frappa trois coups.

Au bout de quelques minutes, la porte s’ouvritet Marigny entra.

Il se trouvait dans les appartements privés dela reine !

Une femme d’un certain âge, – esquissons d’untrait cette figure que nous avons à peine entrevue et qui s’agiteradans notre récit : grande, forte, le visage comme immobilisé,les yeux sans expression, la physionomie glacée, cette femme devaitsouffrir de quelque mystérieuse et incurable douleur ;d’ordinaire, elle portait un masque de velours, ce qui n’avaitalors rien d’étonnant ; elle était vêtue de noir comme si elleeût porté un deuil éternel ; – ce fut cette femme, donc, quiouvrit à Marigny.

« Mabel, dit sourdement le premierministre, je veux voir la reine !

– Impossible, la reine est enprières !

– Il s’agit de ma vie ! Mabel, vaprévenir Marguerite qu’Enguerrand veut lui parler àl’instant ! Va donc, misérable femme ! »

Et comme la femme ne semblait pas disposée àobéir, Marigny bondit jusqu’à la porte, qu’il ouvrit violemment,traversa en courant plusieurs chambres, et pénétra enfin dans unepièce sévèrement décorée où il y avait un grand Christ au mur et unprie-Dieu au pied du Christ.

C’était l’oratoire de la reine.

Marigny jeta autour de lui un regard etétouffa un cri de terreur.

L’oratoire était vide !…

Alors, sans doute, il comprit ! Car ilbaissa la tête, ses bras retombèrent, et, chancelant comme un hommeivre, il revint à celle qu’il appelait Mabel.

« La reine n’est pas au Louvre ?bégaya-t-il.

– Non, dit froidement Mabel.

– Écoute. Regarde-moi. Tu sais qui jesuis, ce que je suis, quels effroyables secrets je puis porter,quelle prodigieuse récompense je puis t’offrir. Maintenant,réponds : veux-tu me dire où est la reine ?

– Non », dit simplement Mabel.

Marigny, un instant, leva ses poings commes’il allait écraser cette femme, puis, poussant un sourdgémissement, il s’enfuit, titubant, se heurtant aux murs, les mainsaux oreilles comme pour ne pas entendre le cri qu’enfantait sonimagination :

« Mon père, sauvez-moi du bourreau !Mon père, sauvez-moi du bûcher ! »

Un dernier espoir restait pourtant à cet hommeet surnageait dans cet esprit capable de lutter jusqu’au derniersouffle.

En quelques minutes, Marigny eut rejoint lasalle des festins où le roi et ses seigneurs buvaient et devisaientjoyeusement.

Marigny prit par le bras le capitaine desgardes, Hugues de Trencavel, et l’entraîna dans le cabinetroyal.

Il était si pâle que Trencavel sentit son cœurfrissonner sous sa cuirasse.

Marigny lui appuya les deux mains sur lesépaules, plongea ses yeux dans ses yeux et dit :

« Trencavel, ma fortune se monte àvingt-cinq millions de livres d’or. J’ai complété le derniermillion il y a huit jours. »

Somme fabuleuse pour l’époque, représentantenviron cinquante millions de monnaie moderne et, en réalité, si onfait la transposition des mœurs et des nécessités de la vie,représentant le degré de fortune d’un de nos milliardairesactuels.

Trencavel ouvrit des yeux émerveillés ettordit sa grosse moustache.

« Par Satan, roi de l’or, messire !vous êtes plus riche que dix rois.

– Trencavel, cette masse d’or énorme estrangée par sacs de cinquante mille livres chacun, biensoigneusement empilés au fond d’une cave, à trois minutes duLouvre… »

Le capitaine des gardes se mit à rire, torditplus que jamais sa moustache et grommela :

« Que ne puis-je, saints anges, pénétrerdans cette bienheureuse cave, ne fût-ce qu’une minute, et moi quine possède pas dix écus vaillants, emporter sur mes épaules, nefût-ce que l’un de ces merveilleux sacs !… »

Marigny se cramponna aux épaules du capitaine,y incrusta ses ongles, et gronda :

« Trencavel, fais-moi sortir du Louvre.Je te conduis à la cave. Je t’en donne les clefs. Tu viendras avecune charrette. Tu y chargeras autant d’or que tu pourras en uneheure de temps. Mais fais-moi sortir de ceLouvre !… »

Le capitaine des gardes, d’une secousse, sedébarrassa de l’étreinte de Marigny, recula de deux pas etdit :

« Je m’appelle Hugues de Trencavel,c’est-à-dire que je suis d’une famille où jamais la félonie n’estentrée ! J’ai fait serment d’obéissance au roi. En meproposant de désobéir à mon maître en une nuit où sa vie est enjeu, vous me proposez, messire, une félonie que dix caves remplieschacune d’autant de millions d’or qu’il y en a dans la vôtreseraient impuissantes à payer. Tout ce que je puis faire, de parl’admiration que m’inspire votre génie, c’est d’ensevelir à jamaisdans le secret de ma conscience la honteuse proposition parlaquelle vous m’avez voulu acheter comme un manant, comme une choseà l’encan. Adieu, messire !… »

Trencavel rentra dans la salle des festins ensifflant une marche guerrière.

Enguerrand de Marigny leva au ciel ses yeuxsanglants, cria :

« Malédiction !… »

Et tomba tout d’une masse sur le plancher,vaincu, assommé !

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