Buridan, le héros de la tour Nesle

Chapitre 9MARGUERITE DE BOURGOGNE

Philippe d’Aulnay, dans la petite pièce quiprécédait la salle du festin, n’avait pas bougé de sa place. Il vitcelle qui se nommait Églé se lever de table, venir à lui et laporte se fermer.

Églé saisit un vaste manteau jeté en traversd’un fauteuil, s’en enveloppa tout entière et s’assit. Philippedemeura debout. Il y eut alors un si brusque changement dans lesattitudes de cette femme, ses attitudes apparurent empreintes d’unefierté si dédaigneuse, d’une si majestueuse dignité, que Philippe,oubliant presque le monstrueux spectacle qu’il venait d’avoir sousles yeux, et les paroles, si impudentes qu’elles en semblaientinconscientes, prononcées par l’inconnue, s’inclina très bas, avecun profond respect.

« Qu’avez-vous à me dire ? »demanda-t-elle d’un ton de hautaine froideur.

Et comme Philippe, le cœur palpitant, l’espritbouleversé par cette prodigieuse aventure, se taisait :

« Celle que j’appelle ma sœur Pasithée,reprit-elle, celle qui vous a remarqué, celle qui vous a avoué lapassion que vous avez fait naître en elle, celle enfin à qui vousvenez de faire un sanglant affront, est femme de haute bourgeoisie,seigneur Philippe. Elle pourrait se venger de votre dédain. Maiscette amie, dont le cœur est plus pur que vous ne pouvez lesupposer, cette amie, qui s’est comme moi laissé entraîner à uneminute de folie et d’égarement, n’est pas capable d’une vengeance.En elle, tout est bonté. Vous pouvez donc parler sans crainte.Qu’avez-vous à dire ?

– Ceci, madame, que je suis un pauvreêtre qui ne s’appartient plus ; qu’une passion insensée,absolue, folie de mes jours, angoisse de mes nuits, délire de mesrêves, me conduit dans la vie comme un corps sans âme ; quepas un de mes regards, pas une de mes pensées, pas une parcelle demon cœur, même si je le veux fortement, même si telle est, pour uneminute, ma volonté formelle, ne peuvent aller à d’autres qu’àcelle… »

Il s’interrompit d’un geste violent ;l’inconnue le considérait avec une sorte d’étonnement, comme si,peut-être, elle n’avait pas compris que de telles amours pussentexister.

« Vous aimez ? fit-elle d’une voixadoucie.

– Oui, madame ! répondit Philippeavec une sorte de désespoir.

– Et… votre ami Buridan… aime-t-il doncaussi, lui qui n’a même pas daigné venir ?

– Buridan, madame ? S’il était là,il vous répondrait lui-même. Mais, moi, je n’ai pas pénétré lessecrets de son cœur, dit Philippe en s’inclinant.

– Très bien ; vous êtes aussi fidèleen amitié qu’en amour. Qui pourrait vous en faire un crime ?Je dois me contenter d’envier ceux qui vous ont pour ami et celleque vous honorez de vos affections. »

Devant la glaciale ironie de l’inconnue,Philippe secoua sa tête pâle. Son désespoir montait à ses lèvres.Comme tous les amoureux sincères qui souffrent, il éprouvaitl’immense besoin d’une consolation, d’une plainte caressant sadouleur, d’une larme rafraîchissant son cœur.

« Madame, dit-il sourdement, j’ignore sicelle que j’aime est à envier ; mais, ce que je sais, c’estque je suis bien à plaindre, moi.

– Elle ne vous aime donc pas ?s’écria la dame masquée, avec cette curiosité aiguë qui pousse lesfemmes à s’intéresser aux histoires d’amour et à s’y mêler.

– Elle ne m’a jamais vu, dit Philipped’une voix morne. Ou si, par hasard, son regard est tombé sur moi,ce regard a glissé, indifférent, sur l’atome de poussière que jesuis à ses yeux…

– Oh ! oh ! C’est donc une biengrande dame ?

– Oui… une grande dame !…

– De la cour, peut-être ?

– Oui, madame, de la cour !

– Vraiment… je ne puis vous demander sonnom… et pourtant… pardonnez-moi, monsieur, ce n’est pas unevulgaire curiosité qui me pousse… je vous vois si malheureux…Oh ! jamais je n’ai vu dans des yeux d’homme les larmes que jevois dans les vôtres !…

– C’est vrai, madame, râla Philippe enlaissant éclater ses sanglots, je pleure… et je bénis cette pitiéqui, pour une fugitive seconde, a fait trembler votre voix… Jepleure, madame, parce que celle que j’aime est inaccessible à monamour…

– L’épouse de quelque haut comte oubaron, peut-être ?

– Parce que je l’adore, continua Philippeexalté par le déchaînement de sa passion, comme on adore unechimère qu’on n’atteindra jamais, une illusion qui tient plus durêve divin que de la réalité terrestre ! Je pleure parcequ’elle est la pureté souveraine en même temps que la beautédésespérante ! Je pleure parce que, si elle est infinimentpure, elle est aussi sacrée, aussi vénérée par un peuple immenseque le serait une sainte !

– Oh ! palpita l’inconnue, cesparoles de flamme me bouleversent !

– Je pleure enfin, rugit Philippe, parcequ’elle est si haut placée au-dessus de moi, au-dessus des plusfiers barons, des plus hauts princes, qu’à peine, du fond desténèbres où rampe mon amour, osé-je lever les yeux sur elle, commesur une étoile lointaine et inaccessible ! »

L’inconnue se leva d’un bond, toute droite, lesein en tumulte, la gorge pantelante, et gronda :

« Il n’y a qu’une femme en France dont onpuisse ainsi parler ! »

Philippe fléchit le genou, et d’un accent depassion pareil à l’accent des croyants qui parlent de la Divinité,murmura :

« Marguerite !…

– La reine !…

– Oui !… La reine !… »

L’inconnue avait eu un cri terrible,incompréhensible, un cri où il y avait de la joie, de l’orgueil, unineffable étonnement, un amer regret et, peut-être, une profondepitié…

Elle retomba dans son fauteuil en comprimantde ses deux mains son sein soulevé.

« La reine ! répéta Philippe en serelevant. Je vous disais, madame, que je suis un pauvre corps sansâme, un être qui ne s’appartient pas, quelque chose comme un fou…Vous voyez que j’avais raison… Je ne regrette pas d’avoir laissééchapper devant vous qui m’êtes inconnue le secret de cet amourinsensé… car ce secret, je voudrais le crier à la terre entière…mais vous voyez, madame, que je ne puis rester une minute de plusici et qu’il faut me pardonner comme on pardonne aux fous…

– Restez, je vous l’ordonne ! »pantela l’inconnue en voyant Philippe se diriger vers la porte.

Il y avait dans ces paroles une inexplicableterreur…

La dame de la Tour de Nesle, celle qui portaitsi orgueilleusement le nom d’Églé, qui veut dire : Splendeur…palpitait d’une étrange émotion.

Elle se rapprocha de Philippe.

Elle saisit sa main. Et Philippe d’Aulnaysentit que cette main fine, nerveuse, brûlait de fièvre. D’une voixsaccadée, implorante et impérieuse à la fois, ellehaleta :

« Pourquoi vous désespérer !Peut-être celle dont vous parlez n’est-elle pas inaccessible commevous dites ! Peut-être si elle avait sous ses yeux lespectacle de cet amour qui m’émeut jusqu’à l’âme, peut-être soncœur palpiterait comme le mien !

– Rêve ! Folie ! murmuraPhilippe accablé par ses pensées.

– Écoutez-moi ! Je le veux… Jeconnais… tenez ! je vais vous dire mon secret aussi àmoi !… Je ne suis pas une bourgeoise… Je suis une dame de lacour… Je connais la reine ! Oh ! voustremblez !…

– Je tremble, murmura Philippe éperdu, deme sentir si près d’un être qui voit la reine tous les jours, quil’approche, lui parle… »

D’un élan passionné, le jeune homme porta àses lèvres cette main qu’il tenait dans la sienne et y déposa unfurieux baiser qui fit frémir l’inconnue.

« Je connais Marguerite, continua-t-elled’une voix plus basse, plus rauque ; je puis lui dire quellepassion elle a inspirée… Je crois… je suis sûre qu’elle seratouchée…

– Madame ! oh !… quedites-vous !…

– La vérité !… Marguerite,peut-être, n’est pas la pureté que vous dites ! Marguerite estfemme ! Elle a un cœur qui vibre !… »

Une sorte de sombre délire emportaitl’inconnue qui, presque défaillante, continua :

« Une femme ?… Ah ! il n’en estpas de plus ardente qu’elle. Nulle femme plus qu’elle et mieuxqu’elle n’aime l’amour ! Écoutez ! oh ! écoutejusqu’au bout ! Sais-tu ce que c’est qu’un baiser deMarguerite ! Sais-tu quels trésors de magnificence recouvre lemanteau royal qu’elle jette sur ses épaules !… Sais-tu que sonâme sait s’ouvrir aux passions délirantes ; que, reine, elleest femme, orgueilleuse d’être femme, et que ceux qu’elle a serrésune fois dans ses bras meurent de désespoir, certains qu’ils sontde ne jamais retrouver volupté pareille !… »

Philippe recula de trois pas, et livide, lamain à sa dague, bégaya :

« Madame, vous venez d’outrager lareine ! Vous venez de la couvrir d’opprobre comme si elleétait une ribaude !… Une ribaude comme vous !…

– La reine ! » rugit l’inconnueavec un éclat de rire de folie. En même temps, elle laissa tomberson manteau et réapparut telle qu’elle était d’abord, les seinsnus, la gorge palpitante, le corps à peine caché sous la gazelégère…

« Remerciez Dieu, reprit Philippesourdement, de n’être qu’une femme. Car homme, par l’enfer, je vouseusse fait rentrer vos insultes dans la gorge avec la dague quevoici !

– La reine ! répéta l’inconnue avecce même accent de passion déchaînée. Tu aimes la reine ?…

– Oh ! bégaya Philippe, quen’est-elle là pour que je me traîne à ses pieds, pour lui demanderpardon… oh ! pardon… pardon des insultes qui, par ma faute,éclaboussent son nom sacré !

– À genoux donc, Philippe d’Aulnay !rugit Marguerite de Bourgogne en laissant tomber son masque. Àgenoux devant la reine !… »

L’effet de ces paroles fut foudroyant. Hébété,hagard, stupide d’horreur et d’épouvanté, Philippe d’Aulnaydemeurait foudroyé, les yeux fixés sur cette femme comme ilseussent été fixés sur un insondable abîme…

Un affreux déchirement, dans cette secondefatale, se produisit en lui.

Son rêve d’amour pur se brisait dans lafange ! La reine était une ribaude !…

Ardente et rapide, Marguerite se rapprocha delui, l’enlaça, murmura d’une voix éteinte :

« Répète ! oh ! répète comme tum’aimes ! Enivre-moi encore des magiques paroles qui tout àl’heure tremblaient sur tes lèvres !… Je t’aime,Philippe ! Je t’aime et suis à toi !… Buridan ? non…Ne pense pas à ce que je disais… Je le hais, ce Buridan !C’est toi que j’aime !… »

D’une violente secousse, il se dégagea,recula, hébété, fou de douleur, épouvanté du désespoir qui hurlaiten lui !

Ne pas être aimé de la reine, l’aimer de loin,sans espoir, c’était l’enfer…

Voir la reine agir comme une ribaude,l’entendre parler comme une ribaude, sentir se briser en lui cettefleur d’adoration, s’évanouir ce rêve d’infinie pureté, c’étaitplus que l’enfer : c’était une douleur d’homme, poignante,terrible.

« Quoi ! râla Marguerite, tu merepousses ! Que signifie ? Tu m’aimes ! Tu l’asdit ! Tes paroles palpitent encore au fond de mon cœur !Eh bien, je t’aime ! Ne fût-ce que pour une heure, je t’aimeet suis à toi !…

– Malheureux ! » sanglotaPhilippe.

Un rugissement de rage crispa les lèvres deMarguerite qui, à son tour, se recula, grondante, comme unepanthère blessée.

Le regard que lui jeta Philippe d’Aulnay futépouvantable.

C’est ainsi que, dans les légendes bibliques,les damnés regardent le ciel qui se ferme à jamais…

Il eut ce regard de désespoir sublime, et sansun mot, sans un geste vers la reine, marcha jusqu’à la porte qu’ilouvrit et franchit…

À ce moment, Marguerite de Bourgogne se ruajusqu’à une sorte de gong suspendu dans un angle de cette pièce,elle saisit un marteau et frappa violemment…

Le gong rendit un son grave, solennel,funèbre, qui s’épandit en lentes ondulations d’une affreusetristesse et fit tressaillir la Tour de Nesle de ses fondations àson couronnement !

*

**

À ce bruit prolongé qui, dans la tour,éveillait de longs échos lugubres, quelque chose se mit enmouvement dans le troisième étage, c’est-à-dire au-dessus de lasalle du festin. Il y eut comme une marche rapide et sourde de passilencieux, précipités, des chocs étouffés, des cliquetis soudain,puis, dans l’escalier, une ruée de ces êtres inconnus…

Et à l’instant où Philippe d’Aulnay, sansavoir conscience de ce qu’il faisait, ayant oublié son frère, et oùil était, et ce qu’il faisait là, commençait à descendrel’escalier, il fut brusquement saisi par derrière, soulevé, emportéjusqu’à l’étage supérieur, ses armes disparues, ses bras, sesjambes vigoureusement étreints par les mains rudes de six hommes,dans l’impossibilité de se défendre.

Se défendre ! Il n’y pensa pas. Mais dansla seconde où il se sentit ainsi harponné, il éprouva comme unejoie funeste et cria :

« Sois bénie, ô mort, délivrancesuprême ! Soyez bénis, vous qui allez me tuer…

– Soyez tranquille, messire d’Aulnay,ricana une voix, la chose sera faite en douceur et avec toute lapromptitude que vous pouvez souhaiter. Mais c’est la première foisque je m’entends bénir par l’un des hôtes de la Tour deNesle ! »

Et l’homme s’étant penché sur Philippe,celui-ci reconnut le visage tourmenté, les joues maigres, les yeuxironiques et le sourire grimaçant de Stragildo.

« Les hôtes de la Tour de Nesle… murmurale jeune homme éperdu.

– Eh !… Si je sais compter, vousêtes bien le dix-septième ! Avec votre noble frère, cela faitdix-huit. Joli compte, ma foi, et qui me fait honneur, car… Mais cedigne seigneur ne m’entend plus… Déposez-le dans ce coin, etpréparons notre affaire ! »

Philippe n’avait pu en supporterdavantage ; un gémissement atroce avait déchiré la gorge dumalheureux jeune homme et la vie s’était arrêtée en lui…

*

**

Dans le même moment où Philippe d’Aulnay avaitété saisi, une deuxième bande de huit ou dix hommes armés de daguess’était ruée dans la salle du festin.

Gautier était à table entre les deuxprincesses. Renversé sur le dossier de son fauteuil, la facepourpre, les yeux clignotants et la langue pâteuse, il bredouillaitdes choses énormes dont les deux femmes riaient follement, chacuned’elles lui versant à boire à tout instant pour l’exciterencore…

Au bruit funèbre du gong, elles bondirent,effarées, palpitantes… car on était bien loin de l’heure encore… del’heure hideuse où les hôtes de la Tour de Nesle étaient livrés àStragildo, l’orgie commençait à peine, ou plutôt elle n’avait pasencore commencé…

« Qu’est-ce que c’est ? bégayaGautier. Ça, venez ici, mes biches blanches ! Oh !oh ! ajouta-t-il avec un rire qui fit trembler les cristaux dela table dans leurs armatures d’or, quels sont ces gens ?…C’est du renfort pour vider ces vénérables flacons ! Venez,mes braves, venez boire ! C’est Gautier d’Aulnay qui vousinvite, par la sambleu, et nous allons… »

Il ne put en dire davantage, l’un des hommesvenait de lui jeter une écharpe autour de la tête et le bâillonnaitsolidement. À moitié dégrisé, Gautier porta la main à sa dague,mais déjà cette dague lui était enlevée ; en même temps, ilessaya de se lever, et aussitôt il trébucha, saisi par les jambes,saisi par les bras…

Alors, il jeta autour de lui des yeux hagardset il vit que celles qui s’appelaient Thalie et Pasithée avaientdisparu de la salle.

Alors une épouvante sans nom s’empara delui…

Sa griserie se dissipa comme une fumée ausouffle de l’ouragan…

Et dans cette minute terrible où il se sentitsoulevé et emporté, il comprit pourquoi nul n’avait jamais pu voirl’un de ceux qui étaient entrés à la Tour de Nesle !

Alors, la pensée de la mort se présenta à luidans sa hideur imminente… il ne voulait pas mourir… Il se raiditdans un effort désespéré ; dans cet effort, le bâillon glissade sa bouche et il hurla :

« À moi, Philippe ! À moi,frère !… À moi, gentille Thalie ! À moi, Pasithéed’amour ! Oh ! vous m’avez dit que vous m’aimiez !Oh ! vous m’avez donné vos chères lèvres !… Et vous melaissez mourir !… »

Les clameurs de Gautier qui, même dans cettesuprême minute, gardait une sorte de loi aux deux inconnues et secroyait encore aimé, ces clameurs atroces se perdirent dansl’escalier.

« Oh ! c’est affreux, murmura laprincesse Blanche…

– Épargnons ce malheureux qui nous a faittant rire ! » balbutia Jeanne, livide.

Marguerite, qui, penchée, la sueur au front,écoutait les cris déchirants de Gautier, secoua rudement la tête etdit :

« Ces hommes nous ont reconnues !Ils savent qui nous sommes…

– Qu’ils meurent, alors !… »grondèrent les deux princesses dans un long frisson.

Gautier d’Aulnay, arrivé au troisième étage dela tour, vit qu’il se trouvait dans une vaste pièce sans meubles,froide et nue, pareille à celle du rez-de-chaussée. On l’avaitcouché sur les dalles, et dix hommes, appuyés sur lui, lemaintenaient.

Il ne criait plus… son regard sombre errait çàet là.

Tout à coup, ce regard tomba sur son frèrecouché comme lui sur les dalles à quelques pas, mais que personnene maintenait : alors, les larmes jaillirent de ses yeux et ilmurmura :

« Pauvre frère ! Ils l’ont déjàtué !… C’est pourtant lui qui a voulu venir ! Adieu, monbrave Philippe… Et vous, truands, qu’attendez-vous pour m’égorgercomme lui !…

– Patience, que diable !…

– Stragildo ! gronda Gautierépouvanté de ce qu’il entrevoyait de plus horrible encore dans sonaventure, Stragildo, le gardien des lions du roi ! Stragildoici !… »

Et les yeux hagards, les nerfs tendus à serompre dans l’effort insensé qu’il faisait pour se délivrer, avecune sorte de curiosité mortelle, il considéra ce que faisaitStragildo.

Et alors l’horreur s’accumula surl’horreur ! Des épouvantes de cauchemars se juxtaposèrent auxépouvantes qui lui rongeaient le cerveau…

Stragildo, par une corde solide, attachait uneénorme masse de fer au bas d’un sac immense, un sac en forte doubletoile qu’il manœuvrait vivement, en homme habitué à ce travail…Gautier comprit !…

On n’allait pas le poignarder !… Car lesang laisse des traces ! Le sang accuse ! On a beau laverle sang, il reparaît et profère des actes d’accusation qui fonttomber des têtes, ces têtes fussent-elles couronnées !…Non ! on n’allait pas le poignarder… On allait l’enfermer dansce sac, que la masse de fer entraînerait au fond de l’eau ! Onallait le jeter à la Seine ! On allait le noyer !…

« Oh ! pas cela ! pascela ! Un coup de dague au cœur ! Oh ! vous êtesdonc des démons ! Vous n’avez donc ni cœur nientrailles ! Et ces femmes ! Ce sont donc des fillesd’enfer !…

– En voilà un ! » ditStragildo, avec un petit rire qui grinça.

Un ?… Un quoi ? Un sac, sansdoute ? Il y avait deux condamnés… donc deux sacs ?…Non.

Simplement, deux hommes avaient saisi Philippeévanoui et l’avaient glissé dans le sac, l’unique sac qui devaitentraîner ensemble les deux frères au fond de la Seine !

Les cheveux de Gautier se hérissèrent sur satête : il allait mourir avec son frère ! Il allait mourirdans cet effroyable enlacement où il sentirait le corps de sonfrère palpiter dans le spasme suprême !…

Un hoquet d’agonie râla sur les lèvres lividesde Gautier et, paralysé par l’angoisse à son paroxysme, ils’abandonna !…

Lorsque, l’instant d’après, on le souleva,lorsqu’on l’introduisit dans le sac funèbre, il n’opposa aucunerésistance.

À ce moment, la porte s’ouvrit, une voix defemme gronda :

« Est-ce fait ?

– À l’instant », réponditStragildo.

Gautier parvint, dans un dernier effort vital,à soulever sa tête, et alors, dans l’encadrement de la porte,debout, démasquée, drapée dans son grand manteau, semblable à uneapparition d’outre-tombe, il vit cette femme ! Et il lareconnut… Et il se souleva, tendit le poing et d’une voixsolennelle prononça :

« Reine infâme, reine d’orgie, reinesanglante, en mon nom, au nom de mon frère qui meurt comme moiassassiné par toi, au nom des victimes de la Tour de Nesle, je temaudis ! Marguerite de Bourgogne, mauditesois-tu !… »

Dans la même seconde, le sac fut violemmentrefermé…

L’ouverture en fut nouée solidement…

Puis une douzaine d’hommes le saisirent,l’enlevèrent, et, quelques instants plus tard, arrivèrent avec leurfunèbre fardeau sur la plate-forme de la tour.

« Attention ! gronda Stragildo.Balancez bien ! Envoyez au loin dans le courant !Une !… Deux !… Trois !… »

On entendit un cri étouffé. Le sac traversal’espace et disparut au fond des ténèbres… Puis, Stragildo, penchédans le vide, perçut le bruit de l’eau qui s’ouvre en jaillissantet retombe avec des plaintes pareilles à des malédictions…

« Bon voyage ! cria-t-il.

– Cet homme m’a maudite ! »murmura Marguerite de Bourgogne.

Et le fleuve continua de couler, sinistrementpaisible… c’était fini…

Philippe et Gautier d’Aulnay étaient au fondde la Seine !

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