Buridan, le héros de la tour Nesle

Chapitre 3MONTFAUCON

Une immense estrade. Le roi a pris place dansun grand fauteuil doré, sous un dais. Au pied de l’estrade semassent les gardes. Et sous les rayons du soleil, cela forme ungrandiose spectacle, d’une richesse de couleurs et de majesté quiélectrise le peuple, éternel spectateur de ces mises en scènefastueuses – qu’il paie !

Les princesses sont restées sur leur char, unpeu en avant de l’estrade.

La colline étincelle d’or, d’acier, debroderies, de joyaux… et sur toute cette magnificence, le gibetprojette son ombre monstrueuse…

Le gibet ! Colonne de maçonneriesupportant seize piliers titanesques, lesquels, à leur tour,supportent trois étages d’énormes poutres d’où pendent deschaînes.

Cela formait un enchevêtrement fantastique oùplus de cent condamnés pouvaient à la fois se balancer dansl’espace : cela apparaissait comme un effroyable rêve, etEnguerrand de Marigny souriait devant ce rêve réalisé en pierres detaille et en fer. Il souriait en dénombrant les fils de cette toiled’araignée géante.

Et Charles de Valois suivait d’un œil d’envieles évolutions du premier ministre courbé devant le roi. Charles deValois étouffait de rage devant ce nouveau triomphe de sonrival.

« Voilà, Sire, disait Enguerrand deMarigny, ce que j’ai fait pour la gloire et la sûreté de votreillustre père. Je ne veux pas qu’il en coûte un denier à l’État.Tout cela, ajouta-t-il avec un geste large, sera payé sur mamodeste fortune. Ce que je voulais offrir au père, je le donne aufils, trop heureux si mon roi est satisfait de mon zèle !

– Merci Dieu ! cria Louis X, vousêtes un bon serviteur et ce gibet est vraimentmagnifique. »

Un murmure d’admiration, alors, salua Marigny,qui, d’un regard, écrasa Valois.

Celui-ci grinça des dents et essuya la sueurque la haine faisait perler à son front.

À ce moment, un homme qui était parvenu à sehisser sur l’estrade se glissa jusqu’au comte de Valois et letoucha au bras. Puis il entrouvrit son manteau et, sous ce manteau,lui montra un objet… un coffret qu’il entrouvrit !… Puis à sonoreille, il murmura quelques paroles…

Et Valois, alors, ayant saisi le coffret, seredressa de toute sa hauteur, une joie épouvantable flamboyant dansle coup d’œil qu’à son tour il darda sur Marigny… et ilgronda :

« Enfin !… Je t’écrase !… Je tetiens !… »

Dans cette minute, le prévôt de Paris, voyantque le roi commençait à s’ennuyer et s’agitait dans son fauteuil,fit signe au bourreau d’en finir avec celui qu’on devaitpendre.

Capeluche, maître des hautes œuvres,s’approcha du condamné.

À cet instant suprême, le malheureux leva unedernière fois les yeux vers Valois, et celui-ci recula, blême,tremblant…

« Je veux parler ! » cria lecondamné d’une voix forte.

Valois chancela…

Mais dans cette seconde où tous se taisaientpour entendre ce que le patient avait à dire, soudain, par troisfois, le cor retentit, impérieusement.

Tous, roi, reine, princesses, seigneurs,gardes, bourreau, tous se tournèrent, du côté par où venait cetappel, et chacun vit un groupe d’une vingtaine de cavaliers, à latête desquels se trouvaient trois jeunes hommes de fière mine.

« Par Notre-Dame ! vociféra Louis Xen se levant, pâle de fureur, qui donc ose nous appeler ducor ?

– Moi ! dit une voix éclatante.

– Toi ! Et qui donc es-tu ?

– Quelqu’un qui demande justice !Justice contre Enguerrand de Marigny ! »

À ces mots, une sourde rumeur monta desprofondeurs de la foule, rumeur de haine, explosion des désespoirsde tout un peuple.

« Oui, Sire ! Justice !Justice !

– Sire, murmura Valois à l’oreille de sonneveu, écoutez la voix du peuple, car c’est la voix deDieu. »

Et le comte se recula, tandis que Marigny,livide, contemplait les audacieux cavaliers comme il eût contemplédes spectres.

« Voyons, jusqu’où ira leur insolence,dit Louis X. Ton nom ! ajouta-t-il, rudement.

– Jean Buridan !… Parlez, Gautierd’Aulnay ! Parlez, Philippe d’Aulnay !

– Moi, Gautier d’Aulnay, prononça lecavalier placé à droite de Buridan, devant Dieu et devant le roi,j’accuse Enguerrand de Marigny d’avoir fait mourir mon père et mamère, et je déclare que si on ne me fait justice, je me la feraimoi-même !

– J’atteste ! cria Buridan.

– Moi, Philippe d’Aulnay, continua lecavalier placé à gauche de Buridan, devant Dieu et devant le roi,j’accuse Enguerrand de Marigny d’avoir voulu nous tuer, mon frèreet moi, de nous avoir dépouillés de nos biens par fraude etfélonie, et je déclare que si on ne me fait justice, je me la feraimoi-même !

– J’atteste ! » criaBuridan.

Et tout aussitôt, dans le silence de stupeurqui pesait sur cette scène :

« Moi, Jean Buridan, devant le peuple deParis ici présent, j’accuse Enguerrand de Marigny d’avoir oppriméle royaume, d’avoir édifié sa fortune sur la misère publique,d’avoir versé le sang innocent, d’avoir fait plus d’orphelins quen’en peut faire une guerre. Et comme il est voué à l’exécration deshommes, je dis qu’il mérite d’être le premier pendu à ce monumentd’infamie et de mort dont il menace Paris. Et comme je prétendsfaire justice, j’assigne Enguerrand de Marigny en un combat loyaldans le délai de huit jours, dans le Pré-aux-Clercs. Afin qu’iln’en ignore, je lui jette ici mon gant ! »

Buridan se haussa sur ses étriers. Il eut ungeste violent. Et le gant lancé alla tomber sur l’estrade royale,en même temps qu’une tempête de cris, d’acclamations et de menacesse déchaînait sur le Montfaucon.

« Sire, sire, rugissait Marigny,laisserez-vous donc insulter le serviteur de votre père, levôtre !…

– Non, de par tous les diables !Gardes ! Holà ! Mon capitaine desgardes !… »

Des archers déjà s’élançaient…

À ce moment, une clameur d’épouvante jaillitde toutes les poitrines.

Exaspérés par les vociférations et le choc desarmures, pris de folie, les quatre chevaux attelés au char desprincesses et de la reine se lançaient dans un galop éperdu,furieux, droit devant eux, renversant, écrasant ceux qui essayaientde les arrêter !

Dans un nuage de poussière, on vit le charcahoté, ballotté, descendre la colline avec une vitessevertigineuse. On vit le roi, affolé, verser de grosses larmes et onl’entendait crier, les bras au ciel :

« Madame la Vierge, si vous sauvez lareine, je fais vœu de pendre cent hérétiques à ces fourches durantla première année de mon règne !… »

Dans cette minute de désarroi, de désespoir etde terreur, Capeluche, le bourreau, qui, un instant, avait tenté dese jeter au-devant du char, revint au pied du gibet pour surveillerle condamné.

Mais alors, Capeluche poussa un criterrible :

Le condamné n’était plus là !…

Le condamné s’était sauvé !…

Le char filait à cette allure folle qu’ont leschevaux emballés. Marguerite, Jeanne et Blanche, la reine et lesprincesses, les trois sœurs, se tenaient enlacées comme pour mourirensemble, et elles avaient des regards farouches qui défiaient lamort…

« Le char va droit aux fossés ! ditJeanne avec un calme étrange.

– Nous sommes perdues ! ajoutaBlanche.

– Mourir ! gronda Marguerite. Queldommage, quand la vie est si belle ! »

À cette seconde, elles tressaillirent,haletantes d’espoir, fascinées par le spectacle qui s’offrait àelles, oubliant jusqu’au danger de mort pour suivre la manœuvreinouïe qui s’exécutait sous leurs yeux.

Devançant les nombreux chevaliers quis’étaient élancés en vain, trop pesamment armés qu’ils étaient, uncavalier lancé en une fulgurante ruée venait d’atteindre le char,et galopait côte à côte avec le cheval de droite… le chevalconducteur…

Cela dura un éclair…

Puis elles virent cet homme se pencher, saisirla crinière du conducteur… il y eut un bond : et soudain,abandonnant sa selle par la plus hardie et la plus périlleuse desmanœuvres, l’homme se trouva enfourché sur le cheval conducteur duchar…

Presque aussitôt, il y eut une lueur d’acier,puis un hennissement terrible… Le cheval de gauche, frappé en pleinpoitrail, tombait sur ses genoux ; les trois autres, enrayés,s’abattaient… et les princesses, miraculeusement sauvées, calmes,froides, immobiles à leur place sur le char, répondaient par unsourire étrange au cavalier… à Jean Buridan, qui, ayant sauté àterre, les talons joints, la main sur la garde de sa rapière, commeà la parade, les saluait…

De toutes parts, on accourait… les cris dejoie retentissaient…

Buridan avait disparu…

Dans ces quelques secondes où elles setrouvèrent seules, la reine et les deux princesses rapprochantleurs têtes l’une de l’autre, se parlant à l’oreille, échangeantdes regards de feu, se dirent des choses mystérieuses, des chosesformidables sans doute, car lorsqu’elles se redressèrent, ellesétaient palpitantes et livides… elles qui avaient à peine un peupâli devant la mort…

Le premier de tous, un cavalier à minebasanée, au regard narquois, atteignit le char immobile.

La reine regarda derrière elle, et voyantqu’elle avait le temps de parler, consulta une dernière fois sessœurs d’un coup d’œil.

« Oui, répondirent-elles des yeux.

– Stragildo ! » fit la reineMarguerite.

Le cavalier s’approcha, se pencha, un ironiquesourire au coin des lèvres.

D’une voix basse, haletante, saccadée, lareine demanda :

« Tu connais les deux gentilshommes quiont accusé Marigny ?

– Philippe et Gautier d’Aulnay ?Oui, Majesté !

– Stragildo, tu connais le jeune hommequi a provoqué Marigny ?

– Et qui vient de sauver VotreMajesté ?

– Oui, le connais-tu ? dit la reineavec un tressaillement.

– Jean Buridan ? Je le connais,Majesté.

– Stragildo, murmura la reine, je veuxparler à ces trois cavaliers. Cherche-les, trouve-les,amène-les-moi !

– Quand ?

– Ce soir ! »

À ce moment, de nombreux chevaliersarrivaient, entouraient le char à demi brisé, agitaient leursécharpes et poussaient de frénétiques vivats…

« Sauvées, elles sont sauvées !

– Vivent les princesses ! Vive lareine ! »

Stragildo se pencha davantage, son souriresatanique se fit plus narquois, et il murmura ce seulmot :

« Où ?… »

Et tandis qu’elle saluait de la main la fouleaccourue, tandis qu’elle remerciait du sourire, d’une voix plussourde, Marguerite de Bourgogne répondit :

« À la Tour de Nesle !… »

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