Buridan, le héros de la tour Nesle

Chapitre 2LA MARCHE ROYALE

Ces cloches, ces fanfares, ces bruits quimontaient de Paris en puissantes rafales, c’étaient les rumeurs del’immense joie populaire saluant le nouveau roi de France.

Pour la première fois, Louis – dixième du nom– se montrait aux Parisiens.

Le cortège triomphal venait de sortir duLouvre, dans l’étincellement des armures, dans le piaffement deschevaux couverts de splendides caparaçons, dans la clameur énormedes applaudissements du peuple.

À l’encoignure de la rue Saint-Denis, unefoule plus épaisse était massée, acclamant au passage les grandsdignitaires de la couronne qui escortaient le monarque.

Là, trois hommes, pourtant, demeuraientsilencieux, trois jeunes hommes serrés l’un contre l’autre,guettant d’un regard ardent ces mêmes dignitaires que le peuplesaluait de ses vivats.

« Le voici ! fit sourdement l’und’eux en désignant un cavalier placé à gauche du roi. Gautier,regarde ! Philippe ! Philippe d’Aulnay, regarde !Voici l’homme qui a tué ta mère ! Voici Enguerrand deMarigny !…

– Oui ! répondit plus sourdementencore Philippe d’Aulnay. Oui ! c’est lui !… Maispuissé-je être foudroyé si je commets un sacrilège. Buridan,oh ! Buridan, ce n’est pas à Marigny que vont mes regardsinsensés !…

– Philippe ! tu pâlis ! Tutrembles !

– Je tremble, Buridan, et mon cœurdéfaille… car… la voici !… elle !… »

Les acclamations retentissaient plus ardentes,plus enivrées, plus idolâtres.

En effet, dans un carrosse, ou plutôt dans unchar découvert traîné par quatre chevaux blancs caparaçonnés deblanc, souriantes, enfiévrées de plaisir, envoyant des baisers,vêtues de somptueux costumes de soie et de velours, apparaissaientla reine et ses deux sœurs : Jeanne, femme du comte dePoitiers ; Blanche, femme du comte de La Marche.

Un délire, alors, soulevait la foule.

Car elles étaient puissamment belles,oh ! belles d’une capiteuse et violente beauté, capables defigurer le groupe des trois déesses du mont Ida, avec en plus on nesavait quoi d’orgueilleux et de fatal dans la volupté de leurssourires… elle surtout !

Elle ! avec sa taille sculpturale, seslourds cheveux du même blond lumineux que ceux d’Aphrodite sortantdes ondes, ses yeux voilés de longs cils entre lesquels passaitparfois un fulgurant jet de flamme, son sein qui se soulevait entumulte, comme si, dans cette inoubliable minute, son amour eûtrêvé d’enlacer ce peuple tout entier !

Elle ! dont on ne prononçait le nomqu’avec une admiration passionnée !

Elle !… La reine !

Marguerite de Bourgogne !…

*

**

C’était elle… c’était Marguerite que, d’unregard éperdu de passion, contemplait Philippe d’Aulnay, tandis queson frère Gautier et Buridan attachaient leurs yeux sur le premierministre Enguerrand de Marigny.

Et là, à cette encoignure de la rueSaint-Denis, il y eut dans le cortège une seconde d’arrêt.

La reine, à ce moment, se penchait comme pourmieux saluer le peuple. Et dans ce mouvement, ses yeux, à elle,tombèrent sur le jeune homme placé à côté de Philippe d’Aulnay, surle fiancé de Myrtille, sur Buridan !…

Marguerite eut comme un rapide frisson à fleurde chair. Elle pâlit comme avait pâli Philippe. Son sein palpita.Un soupir d’amour… un soupir de passion brûlante… une de cespassions qui dévorent, ravagent et tuent !

Déjà le cortège se remettait en route.

Philippe d’Aulnay, les mains jointes dans ungeste d’adoration, balbutia :

« Marguerite !… »

Et Marguerite de Bourgogne, reine de France,dans ce soupir qui râlait sur ses lèvres, murmurait :

« Buridan !… »

Et, à cet instant, Buridan saisissait Philipped’Aulnay et son frère par la main, et grondait :

« À Montfaucon !… »

C’était vers Montfaucon, en effet, que sedirigeait l’escorte royale.

Par les rues où les deux cent mille habitantsde Paris s’écrasaient, oscillaient en vaste flux et reflux, lecortège se développait, précédé par le prévôt qui, du haut de songrand cheval à housse bleue fleurdelisée d’or, criait àtue-tête :

« Place au roi ! Place à lareine ! Place au très-puissant comte de Valois ! Place àmonseigneur de Marigny ! Archers du guet, refoulez lepopulaire ! »

Escorté de chevaliers à bannières flottantes,d’évêques ruisselants de pierreries sur leurs chevaux caparaçonnésd’or, de capitaines empanachés, de seigneurs étincelants – duc deNivernais, comte d’Eu, Robert de Clermont, duc de Charolais,Geoffroy de Malestroit, sire de Coucy, Gaucher de Châtillon, centautres, somptueux, brodés, chatoyants –, rutilantes armures,casques à cimiers, manteaux d’hermine, d’azur, de pourpre, gensd’armes bardés de fer, gardes hérissés d’acier, prestigieusecavalcade où éclataient le luxe et la force guerrière de laféodalité, c’est dans cette mise en scène de puissance et degloire, c’est dans la rumeur des acclamations qu’apparaissait leroi !

Le roi ! Un mot, aujourd’hui. Alors, unechose effrayante, un être exceptionnel plus près du ciel que de laterre.

Élégant, hardi, robuste en la fleur de sesvingt-cinq ans, Louis X riait au peuple, faisait exécuter descourbettes à sa monture, échangeait des plaisanteries avec lesbourgeois, saluait les femmes, criait bonjour aux hommes.

Et Paris, qui sortait de ce cauchemar sanglantqu’avait été le siège de Philippe le Bel, Paris, qui depuis desannées ne respirait plus, s’émerveillait, applaudissait et croyaitses misères finies du coup, car, pour le peuple, un changement demaître, c’est toujours un espoir qui naît, quitte à bientôts’éteindre.

« Ah ! le bon sire ! comme ilrit à sa bonne ville !

– Un hutin ! c’est un vraihutin !

– Hutin, soit ! criait le roi,ramassant le mot au bond. Car hutin veut dire aussibatailleur ! Gare à mes ennemis, qui sont lesvôtres !

– Noël ! Vive LouisHutin ! »

Le peuple rugissait de joie, enthousiasmé parcette bonne grâce, et par la splendeur du cortège qui, sous sesyeux, déroulait sa pompe éblouissante. Et pourtant…

Dans ce cortège même, aussitôt après les gensdu roi, un malheureux, pieds nus, la tête basse, les yeux hagards,un cierge à la main, s’avançait entre deux moines et deux aides dubourreau : c’était son escorte, à lui.

La première sortie du roi, c’était une partiede plaisir.

La partie de plaisir, c’était ce que de nosjours on nomme une inauguration.

Ce qu’on devait inaugurer, ce matin-là,c’était un monument qu’à grand travail et grands frais, le ministreEnguerrand de Marigny avait fait bâtir pour le service de son roiPhilippe le Bel. Louis X héritait le ministre et le monument.

Et ce monument, c’était le gibet deMontfaucon !

*

**

Nul dans la foule ne s’occupait du condamnéqui, le premier, devait être accroché aux nouvelles fourchespatibulaires, honneur dont le pauvre diable se fût bien passé. Sonnom ? On le savait à peine. Son crime ? Onl’ignorait.

Nul ne s’occupait de lui, nul, si ce n’est unhomme de haute taille, de forte envergure, de mine glaciale ethautaine, de costume splendide, qui chevauchait aux côtés de LouisX.

Et cet homme qui seul se préoccupait ducondamné, c’était Charles, comte de Valois, l’oncle duroi !

Le patient, parfois, se retournait brusquementet levait sur le comte un regard désespéré où flamboyait unesuprême menace. Alors le comte, alors le puissant seigneur,frissonnait, pâlissait et faisait hâter la marche.

Quelle mystérieuse accointance pouvait doncexister entre ce superbe personnage, placé sur les degrés du trônepresque aussi haut que le roi, et ce misérable condamné qu’onallait pendre à Montfaucon ?

Pourquoi le regard de l’homme livré aubourreau faisait-il trembler l’homme qui, dans le cortège, tenaitla droite du roi ?

Dès que la cavalcade était passée, la foule sedispersait, les uns courant à la fontaine qui, tout ce jour, devaitverser du vin ; d’autres, s’arrêtant autour des jongleurs oudes ménétriers – ancêtres de nos camelots – qui, aux carrefours,chantaient un lai de circonstance ; d’autres, en plus grandnombre, se dirigeant vers la porte aux Peintres (plus tard porteSaint-Denis), pour prendre place autour du gibet de Montfaucon.

Et dans toutes les rues où passait Louis X,c’était le même spectacle de joie, c’étaient les mêmes acclamationsfrénétiques saluant l’un après l’autre tous les personnages quifiguraient dans la merveilleuse cavalcade.

Tous ?… Non ! Car des murmures, desourdes imprécations couraient comme des frissons de terreur etd’angoisse lorsque les yeux de la multitude se portaient sur lasombre physionomie que nous venons d’entrevoir : Valois,l’oncle du roi ! sur la physionomie plus sombre encore et plustourmentée d’Enguerrand de Marigny – le premier ministre duroi !

Valois et Marigny, l’un à droite, l’autre àgauche de Louis X, croisaient leurs regards mortels. L’incurablehaine qui divisait ces deux hommes éclatait maintenant au grandjour. Écrasé, dévoré de rage et d’envie, réduit à l’impuissance parMarigny triomphant sous Philippe le Bel, Charles de Valois avait,pendant des années, fait provision de fiel.

Quelle effroyable vengeance préparait-ildepuis que son neveu était roi ?

Quoi qu’il en soit, dans la foule, c’étaientles mêmes blasphèmes sourdement grondés, lorsque passaient ces deuxhommes également redoutés, également haïs.

Mais bientôt, comme si un rayon magique eûtdissipé ce nuage d’épouvante et de haine, les acclamationss’élevaient délirantes, pour saluer celle pour qui seule semblaientmugir les cloches, éclater les fanfares, rutiler le soleil deprintemps, onduler les bannières et rugir la clameur d’amour dedeux cent mille Parisiens :

« La reine !… Marguerite deBourgogne !… »

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer