Buridan, le héros de la tour Nesle

Chapitre 5LE MYSTÉRIEUX RENDEZ-VOUS

Tout près du Louvre s’ouvrait la rueFromentel, ou Froidmantel, étroit passage où deux cavalierspouvaient à peine se présenter de front. Car les rues, alors,n’étaient que des ruelles, et les ruelles des boyaux.

Paris n’était pas encore la belle villequ’elle devait devenir plus tard sous François Ier etqui ne devait s’épanouir en plein qu’à partir d’Henri IV.

À l’époque reculée où régnait le roi Louis leHutin, Paris était un inextricable fouillis de voies tortueuses,capricieuses, biscornues, titubantes, les maisons plantées chacuneà sa guise, de côté, de travers, en long ou en large, celle-cibouchant tout à coup la rue, celle-là se renfrognant au contraire,lacis impénétrable avec, comme points de repères, les églises, leshôtels seigneuriaux, les piloris et les gibets, assemblage informede maisons bancales ou boiteuses s’appuyant cahin-caha les unes surles autres, s’enjambant ou se soutenant, étages se surplombant,toitures aiguës, se touchant d’un bord à l’autre de la rue etdansant dans les airs une ronde folle, pignons à croisillons debois, petites fenêtres à vitraux enchâssés dans les filets de plombet placées au hasard, un défi général à la bonne règle, unreniement universel de l’alignement, l’exubérance de la fantaisie,une indépendance échevelée à laquelle tôt ou tard la police etl’art coalisés devaient mettre bon ordre : car l’indépendanceest aussi dangereuse dans l’apparence d’une ville que dans l’espritd’un peuple. Et il faut dire qu’il y avait alors autantd’indépendance que les mœurs en pouvaient supposer. La fouleparlait au roi comme sûrement elle n’oserait parler aujourd’hui àun brigadier de sergents de ville. En revanche, la société étant enétat de guerre perpétuelle, on vous pendait pour des crimes quiaujourd’hui feraient sourire le brigadier. Et nul ne s’en étonnait,pas plus qu’on ne s’étonne d’un coup de fusil à la guerre. Ons’attaquait et on se défendait, du haut en bas de l’échellesociale, voilà tout.

Pour en revenir à la rue Froidmantel, c’étaitdonc une rue ou plutôt une ruelle sombre entre les toits delaquelle le soleil trouvait à peine place pour risquer un coupd’œil sur la chaussée bourbeuse où coulait un ruisseau, lequelrecevait les immondices ménagères, lesquelles attendaient d’êtrebalayées par le grand et unique balayeur public de ce temps :l’orage.

Vers le milieu de la rue, il y avait un enclosau fond duquel s’élevait un vaste et solide bâtiment. Cet enclosétait bordé de hautes et solides murailles que, par surcroît deprécautions, couronnait une grille de fer en épais barreauxentre-croisés et haute elle-même d’une dizaine de pieds.

De ce bâtiment, et parfois de la cour del’enclos, s’élevaient de temps à autre des rugissements effrayants.L’été surtout, aux jours où l’air se chargeait d’électricité, cesvoix étranges formaient un formidable concert qui portait l’alarmedans tout le voisinage…

Ce bâtiment, c’était le logis des lions de SaMajesté !

Ce bâtiment, c’était une ménagerie contenantune douzaine de superbes fauves que le roi entretenait et qu’ilprenait plaisir à visiter en compagnie de la reine, laquelle aimaitfort à contempler de près ces hôtes redoutables.

Or, sur la gauche de l’enclos aux lions, sedressait un antique hôtel qui devait remonter pour le moins à saintLouis, hôtel abandonné en apparence, avec son fossé comblé, sesmurs d’enceinte démolis par le temps, ses fenêtres fermées demémoire de voisins, un hôtel qui avait dû être fort riche et danslequel nous introduisons le lecteur, le soir même de ce jour où,sur la route de Montfaucon, Jean Buridan, Philippe et Gautierd’Aulnay avaient insulté et provoqué Enguerrand de Marigny.

C’est là, dans une pièce bien conservéedonnant sur l’enclos aux lions, autour d’une table qui supportaitdivers flacons et trois gobelets d’argent, c’est là que nousretrouvons ces trois dignes compagnons que nous demandons lapermission de présenter, en engageant notre formelle parole defaire aussi brève que possible cette indispensableprésentation.

Buridan était mince et même maigre, mais bienfait de sa personne. Son œil gris, plus astucieux que rêveur outendre, sa mine hardie et parfois provocante, son sourire peubienveillant et plutôt railleur, sa parole mordante et son gestecinglant eussent fait de lui le type du coureur de rues, à cetteépoque où batailleurs et chercheurs d’aventures pullulaient, maiscet ensemble était corrigé par la finesse du visage et par unecertaine dignité inconsciente des attitudes. Il portait fièrementl’épée, et peut-être n’en avait-il pas le droit, vu les récentesprescriptions royales qui enjoignaient, sous peine de mort, à tousles bourgeois, écoliers et manants de sortir sans armes, etpermettaient aux seuls gentilshommes le port de la dague ou de larapière. Mais ce droit, s’il ne l’avait pas, il l’avait pris, voilàtout. Il était toujours vêtu avec beaucoup de soin, bien qu’il fûtévident que ses costumes étaient achetés au rabais dans lesfriperies. Voilà Buridan au physique ; quant au moral, nous leverrons à l’œuvre.

Philippe d’Aulnay pouvait avoir vingt-six ans.C’était un jeune homme aux yeux doux et profonds, d’une beauté devisage très pure, d’une parfaite distinction de manières. Il yavait en lui cette sorte de mélancolie qu’on remarque chez lesêtres aux sensations violentes et presque morbides, car il semblaitêtre d’une vibrante sensibilité ; il était de taille moyenne,admirablement proportionné, d’une exquise élégance de gestes, detenue et de parole.

Moins âgé de deux ans que son frère, plusgrand, plus fort que lui, Gautier faisait avec Philippe uncontraste frappant. Débraillé, vêtu à la diable, grand coureur defemmes, pilier de cabarets mal famés ; de geste violent, deparole abondante et quelque peu hâbleur ; la figure joyeuse,les joues rouges, la moustache conquérante, toujours prêt à endécoudre, on le voyait passer, les épaules roulantes, une immenserapière en travers des mollets, bousculant le bourgeois qui ne serangeait pas assez vite, glissant aux jolies filles des complimentsqui les faisaient rougir et s’enfuir, puis finissant pars’engouffrer dans quelque taverne où il mettait tout sens dessusdessous pour une demi-pinte d’hypocras, jurant, sacrant, ne parlantque de capilotades d’oreilles, de crânes pourfendus et de poitrinespercées comme des écumoires : au demeurant, jusqu’à l’heure oùnous faisons la connaissance du terrible Gautier, il n’avait encorecoupé que les oreilles des têtes de porcs qu’il allait manger àl’auberge de la Fleur de Lys en Grève et dont il raffolait.

Ce trio étant ainsi campé, ou à peu près, nouspouvons nous hasarder dans cette honorable société destinée à jouerun rôle actif dans ce récit.

« Tête et ventre ! criait Gautieravec un rire qui congestionnait sa face, rien que pour revoir lavilaine figure que faisait Marigny, je risquerais volontiers lahart ou la hache !

– Pourquoi pas d’être ébouillanté dansune chaudière sur la place du marché aux pourceaux ! fitBuridan qui semblait de méchante humeur. C’est très joli ce quenous avons fait là, mes braves amis ; devant la cour et lepeuple de Paris, nous avons un peu dit ses vérités à ce pendeur, àce suceur de sang, à ce pillard, à ce tueur de pauvres gens, à cefaussaire de la monnaie publique, à ce… mais la liste des crimesserait trop longue. Donc, nous avons provoqué Marigny, et cela nousdonne une crâne allure qui ne me déplaît pas, mais…

– Regretteriez-vous votre belle vaillancede ce matin ? fit doucement Philippe d’Aulnay.

– Oh ! cher ami, ce n’est pas à moique vous croyez parler. Je ne regrette rien. Si c’était à refaire,j’irais de nouveau avec vous. N’empêche que c’est vraiment dommagede se dire que trois gaillards comme nous, beaux et bien faits, nedemandant qu’à vivre, vont porter leur tête surl’échafaud !

– Bah ! fit Gautier, Marigny n’oserapas. Tout Paris se lèverait pour nous défendre. Buridan, nousn’irons pas à l’échafaud, et nos têtes resteront sur nosépaules.

– À moins que nous ne soyons pendus, ouroués, ou écorchés vifs, ou brûlés en Grève, ou soumis à laquestion jusqu’à ce que mort s’ensuive, et toutes ces manières detrépasser ne sont rien encore à côté des mille autres moyens dontdispose Marigny.

– Où voulez-vous en venir, Buridan ?dit Philippe.

– À ceci, que Marigny nous a sûrementcondamnés comme nous l’avons condamné, et que, maintenant, ils’agit de nous défendre… Nous avons attaqué, la riposte seraterrible ; nous avons attaqué à visage découvert, en pleinjour ; c’est la nuit, traîtreusement, que viendra cetteriposte… nous sommes engagés dans une guerre où il ne sera pointfait de quartier.

– Ah ! Buridan, qu’importe ce quepeut tenter Marigny ! Nous lui avons dit ce que nous avionssur le cœur. Loyalement, nous l’avons prévenu de notre intention denous faire justice. Nous lui avons offert le combat… Pour moi,depuis ce matin, je me sens plus léger. Et vous surtout, vousdevriez être heureux… vous dont j’envie la chance… vous qui l’avezsauvée… qui lui avez parlé… qui l’avez vue de près…

– Qui ça ? fit Buridan.

– La reine ! répondit sourdementPhilippe d’Aulnay, tandis qu’une pâleur s’étendait sur sonvisage.

– Au fait ! dit Gautier enremplissant son gobelet, la reine nous doit protection, puisquenous l’avons sauvée ! Je dis nous, car Buridan, c’est nous, etnous, c’est Buridan ; il est impossible que Madame Margueriteignore ce détail. »

Buridan saisit une main de Philipped’Aulnay.

« Ainsi, dit-il, cette malheureusepassion vous tient toujours au cœur ?…

– Toujours ! Buridan ! ditesqu’elle s’est développée au point de faire de moi le plus misérabledes hommes ! répondit Philippe en étouffant un sanglot.

– Bois ! fit Gautier d’un tonconciliant. Moi, quand je m’aperçois que je suis amoureux, je boisjusqu’à ce que je roule sous la table, et à mon réveil, plus rien,guéri. Tu vois comme c’est simple. »

Philippe repoussa le gobelet que lui tendaitson frère, puis le saisit avec une sorte de rage, le vida d’untrait pour le remplir et le vider encore, comme s’il eût espéré, eneffet, noyer son désespoir.

« Tête et ventre ! cria Gautierémerveillé.

– Buridan, continua Philippe en serrantconvulsivement la main du jeune homme, vous avez dit passionmalheureuse, et c’est vrai, car j’en mourrai. Lorsque j’y pense,lorsque je songe que je suis assez insensé pour aimer la reine deFrance, il y a des moments où j’ai envie de me briser la têtecontre un mur, ou de me fouiller le cœur avec une dague pouressayer d’en arracher cette prodigieuse souffrance qu’est monamour ! Savez-vous, Buridan, savez-vous que pour un sourired’elle je me ferais tuer ! Savez-vous, oh ! savez-vousque si elle me commandait de pardonner au meurtrier de mon père etde ma mère, j’oublierais père et mère, et je me mettrais à aimerMarigny ! Savez-vous que ce matin, pour avoir quelque chosed’elle, j’ai franchi le cordon des gardes qu’on avait mis autour deson char brisé, après son départ, et que j’ai volé cette écharpeoubliée sur les coussins, cette écharpe que j’ai là sur la poitrineet qui me brûle le cœur ! Savez-vous que son image adorée mesuit partout et toujours, que je veille ou que je rêve, et que jeme sens peu à peu mourir parce que je sais que cette image, c’esttout ce que j’aurai jamais d’elle !… »

Philippe d’Aulnay se couvrit les yeux de samain et laissa éclater ses sanglots.

« Par la tête ! Par le ventre !rugit Gautier, je vais pleurer comme un veau, moi ! Eh !que diable ! veux-tu que j’aille te la chercher, taMarguerite ? Je cours au Louvre, je la saisis et je tel’amène !… Et, d’ailleurs, je ne vois pas ce qu’il y a de siterrible à être amoureux !… Moi aussi, je suisamoureux !

– Depuis combien de minutes ? fitBuridan.

– Il y a, ma foi, quelques heures :depuis ce matin.

– Et de qui êtes-vous amoureux, mon digneGautier ?

– Des princesses Blanche et Jeanne, ditGautier sans sourciller.

– Des deux à la fois ?…

– Mais oui. Pourquoi pas, puisque lesdonzelles sont également jolies ? Et puis, mon frère aimantune reine, je ne puis moins faire que d’aimer deux princesses pourétablir la balance. »

Buridan approuva d’un signe de tête cettearithmétique amoureuse.

À ce moment, des rugissements montèrent de lacour de l’enclos voisin, et on entendit une voix d’homme quihurlait :

« La paix, Brutus ! La paix,Néron ! Ou gare à la fourche !

– Qu’est-ce que c’est que ça ? fitBuridan.

– Ça, dit Gautier, ce sont les lions dela reine qui plaisantent, et leur gardien, le digne Stragildo, quigourmande. Dieu me damne si je n’aime mieux la voix des fauves quecelle de l’homme !…

– Buridan, dit Philippe, vous avezentendu rugir le lion. Eh bien, figurez-vous que c’est la voix demon amour dans mon cœur. Ces bêtes sauvages, Buridan, je les envie,je les trouve plus heureuses que moi ! Car elle vient lesvoir, elle les caresse de son regard, elle leur parle doucement… Etmoi, alors caché derrière cette fenêtre, je pleure de n’être qu’unhomme…

– Un homme ! fit Buridan. Oui,tâchez d’être un homme, Philippe ! Je sais ce que c’est qued’aimer. Et moi aussi, si celle que j’aime ne pouvait être à moi,il me semble que je serais bien malheureux. Mais il me semble aussique je n’oublierais pas pour cela le danger que courent mesamis.

– Vous avez raison ! s’écriafiévreusement Philippe. J’oublie que depuis ce matin nous sommesliés par une destinée commune, et que je me dois à vous…Pardonnez-moi, ami… Nous avons entrepris une lutte terrible, etavant même de songer à la mort, il faut vaincre !

– Vous voilà comme je vous aime,vaillant, prêt à faire face au péril, capable de vous mesurer avecun Marigny !… Voici donc ce que je prépare : il est sûrque Marigny ne viendra pas au Pré-aux-Clercs, mais il est non moinssûr qu’il y enverra un nombre respectable de sbires et d’archerspour nous arrêter. Car il sait bien que nous irons, nous ! Ehbien, tenez-vous prêts, car je n’ai pas envie d’aller moisir auChâtelet ou au Temple et je prépare une défense dont il sera parlé,je vous jure !

– Par la sambleu ! rugit Gautierenthousiasmé.

– Ce soir même, j’ai rendez-vous avecquelques beaux garçons. Nous irons sur le Pré-aux-Clercs, escortéspar des gens capables de faire trembler le roi dans sonLouvre !

– Ah ! ah ! s’écria Gautier enassenant un coup de poing à la table. Il paraît que nous allons endécoudre ! Il paraît que nous allons un peu frotter messieursdu guet ! Tête et ventre ! Je ne suis pas content si jen’en occis une vingtaine à moi tout seul, et si je n’emporte leursvingt paires d’oreilles pour les faire manger à leurs camaradessurvivants !…

– Adieu donc ! fit Buridan qui seleva. Si nous avons étonné Paris par notre provocation, nousl’étonnerons davantage lorsque nous nous rendrons sur lePré-aux-Clercs. Mais, d’ici là, pas d’imprudence, pas même pourvoir la reine, Philippe, pas même pour admirer les princesses,Gautier ! Si vous sortez, soyez armés jusqu’aux dents. Si vousallez au cabaret, que l’hôte boive d’abord devant vous du vin qu’ilverse. Si quelqu’un veut vous aborder dans la rue, dégainez d’abordet causez ensuite. Car le poison et le poignard sont les armesfavorites d’Enguerrand de Marigny, et songez que si cet hommepouvait tuer à distance par la pensée, nous serions foudroyés àl’instant. »

Et Buridan s’étant élancé au-dehors, Gautier,tout frissonnant, se hâta vers la porte pour tendre la chaîne etpousser les verrous.

Mais à cette porte même, à ce moment, onfrappa !

Gautier d’Aulnay était aussi brave que sonfrère et que Buridan. Mais il sentit un rapide frisson courir surson échine. Après les paroles de Buridan, cette visite imprévuedans cet hôtel abandonné où nul ne savait leur présence le frappaitd’une sorte de terreur superstitieuse.

« Qui va là ? gronda-t-il.

– Quelqu’un qui désire parler à messiresPhilippe et Gautier d’Aulnay pour affaire d’importance.

– Allez au diable ! grondaGautier.

– Ouvre ! » dit froidementPhilippe.

Gautier tira sa dague, puis ouvrit. Un hommeétait là, masqué, encapuchonné, qui s’inclina profondément avec unrespect ironique.

« Comment savez-vous que nous sommes icice soir ? demanda Philippe en essayant vainement de dévisagerl’homme.

– Qu’importe ! Puisque je voustrouve, c’est l’essentiel !

– Entrez…

– Inutile. Je n’ai que quelques mots àvous dire…

– Parle donc, fusses-tu Satan cherchant ànous attirer en enfer ! » gronda Gautier.

L’homme tressaillit.

« Parlez mon ami », ditPhilippe.

L’inconnu, alors, se pencha vers eux etmurmura :

« Un terrible danger vous menace, unredoutable ennemi vous guette. Voulez-vous échapper audanger ? Voulez-vous terrasser l’ennemi ?

– Je devine de quoi et de qui vousparlez. Mais vous, au nom de qui venez-vous ?

– Au nom d’une puissante personne qui, cematin, vous a vus à Montfaucon et qui hait mortellement celui quevous haïssez. Si vous voulez venger votre père et votre mèreassassinés, rendez-vous ce soir à dix heures sur les berges de laSeine et suivez celui qui vous dira : « Marigny » età qui vous répondrez : « Montfaucon ! »

– Et sur quelle rive de la Seinedevrons-nous nous trouver ?

– Au pied de la Tour deNesle ! »

Sur ces mots, l’inconnu fit une deuxièmesalutation plus profonde que la première et disparut au fond del’escalier branlant de l’antique hôtel d’Aulnay, laissant les deuxfrères stupéfaits.

*

**

Buridan, après avoir quitté ses amis, s’étaitengagé dans la rue Froidmantel, se dirigeant vers la Halle.

Mais il n’avait pas fait dix pas, qu’une femmesortant d’une encoignure s’approcha de lui, le toucha au bras etmurmura :

« Bonsoir, Jean Buridan ! »

Buridan jeta un rapide regard autour de lui enportant la main à sa dague, mais voyant que la rue étaitparfaitement paisible et déserte, il ramena ses yeux sur celle quilui parlait.

Elle était impénétrable, la tête couverte desa capuche rabattue, et masquée par surcroît.

« Holà ! fit Buridan, es-tu doncsorcière, toi qui sais mon nom ?

– Peut-être ! fit sourdement lafemme.

– Bah ! Et que me veux-tu ? Situ viens m’inviter à quelque sabbat, ce que j’accepteraisd’ailleurs, je te prierai de remettre ton invitation à plus tard,car je suis fort pressé…

– Buridan, dit la femme, veux-tutriompher de Marigny ? Veux-tu tenir à ta merci cet ennemi quine te pardonnera pas, qui te guette, et qui t’aurait déjà faitsaisir si une puissante volonté ne t’avait sauvé… pouraujourd’hui ?

– Triompher de Marigny ! Certes, jele veux !

– Buridan, tu es pauvre et sans avenirassuré. Veux-tu d’un coup gagner la fortune et leshonneurs ?

– Voilà qui me conviendrait assez. Tuparles d’or, bonne femme.

– Eh bien, cette puissante personne dontje te parlais t’attend ce soir, à dix heures et demie :trouve-toi à ce moment au rendez-vous, où tu verras quelqu’un quite dira : « Marigny. » Toi, tu répondras :« Montfaucon. »

– Et où est ce rendez-vous ?

– Au pied de la Tour de Nesle… »

L’inconnue, alors, fit une révérence et,rapide, silencieuse, s’éloigna, pareille à un spectre.

Suivons-la un instant.

Elle pénétra dans le Louvre où les sentinellesla virent passer avec une sorte de respect mêlé de terreur,traversa plusieurs cours, parvint à un escalier dérobé qu’ellemonta, et pénétra enfin dans une galerie au fond de laquelle setrouvait un oratoire où, pâle et palpitante, attendait unefemme.

« Est-ce fait, Mabel ?… murmura enfrissonnant l’habitante de l’oratoire…

– Oui, Majesté !… » réponditcelle qui s’appelait Mabel.

La reine Marguerite de Bourgogne, alors, fitun bref signe d’adieu, et majestueuse, calmant d’une main lespalpitations de son sein, sortit de l’oratoire.

Mabel la suivit du regard jusqu’à ce qu’elleeût disparu.

Alors elle laissa tomber sa capuche, retirason masque, et son visage apparut, glacial, animé seulement par lesyeux flamboyants.

Et elle gronda :

« Va, reine insensée ! Fie-toi àmoi ! Laisse-toi enlacer dans le filet que je tends autour detoi !… Quand il en sera temps, je n’aurai qu’un mot à dire, unsigne à faire pour que ta belle tête tombe sous la hache dubourreau !… Mais il faut que tu souffres d’abord ce que tum’as fait souffrir ! Puisses-tu bientôt être mère comme jel’ai été… et alors… »

Un sanglot l’interrompit.

Longtemps, elle demeura à la même place,immobile et pensive. Puis, lentement, elle porta ses deux mains àson front flétri.

Et qui se fût alors trouvé près d’elle l’eûtentendue qui sanglotait ceci tout bas :

« Ce Buridan s’appelle Jean… Mon petit,lui aussi, s’appelait Jean… »

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